Autour du livre de Sarah Abdelnour, Les nouveaux prolétaires Paris, Textuel, 2012 (coll. « Petite Encyclopédie critique », 139 pages)
Emmanuel Barot [1]
Source: http://www.ccr4.org/Le-proletariat-a-t-il-disparu
Les années 1970 ont vu fleurir pléthore d’« adieux au prolétariat » (selon la formule d’André Gorz en 1980) au motif que celui-ci ne constituait non seulement plus « le » sujet révolutionnaire, mais n’était même plus un sujet politique consistant tout court ; qu’il s’était embourgeoisé, devenu pour l’essentiel une gamme de « classes moyennes » aux conditions de vie améliorées, sans identité autre qu’une participation active à la « société de consommation »
« Les vastes couches inférieures de l’armée de
réserve, les chômeurs à l’occupation irrégulière, l’industrie à
domicile, les pauvres occupés occasionnellement, échappent à
l’organisation. Plus la misère est grande dans une couche prolétarienne,
et moins l’influence syndicale peut s’y exercer. L’action syndicale
agit faiblement dans les profondeurs du prolétariat. »
Rosa Luxembourg
Introduction à l’économie politique, 1907-1913
Les années 1970 ont vu fleurir pléthore d’« adieux au
prolétariat » (selon la formule d’André Gorz en 1980) au motif que
celui-ci ne constituait non seulement plus « le » sujet révolutionnaire,
mais n’était même plus un sujet politique consistant tout court ; qu’il
s’était embourgeoisé, devenu pour l’essentiel une gamme de « classes
moyennes » aux conditions de vie améliorées, sans identité autre qu’une
participation active à la « société de consommation » ; que l’extension
avérée du salariat à de larges couches non ouvrières de la population
rendait caduque l’assimilation du prolétariat aux travailleurs (plus ou
moins) en lutte ; enfin, qu’indépendamment des arguments précédents, la
fossilisation des régimes et orthodoxies dits « communistes » à elle
seule prouvait dorénavant sous le sceau de l’éternel autant
l’obsolescence que la dangerosité politiques et historiques de la
« dictature du prolétariat ».
La publication en 2012 d’un livre, Les nouveaux prolétaires,
défendant la pertinence spécifique aujourd’hui du terme de prolétariat,
et même s’il est nécessaire pour l’auteure, Sarah Abdelnour, d’en
« réactualiser la notion » [2],
n’est donc pas un mince événement. Distinctions conceptuelles, mises en
perspective historiques et enquêtes sociologiques mobilisées de
concert, la richesse du livre ne peut être résumée en quelques pages. On
se contentera ici d’en questionner les implications politiques finales
après un (trop) bref tableau, en procédant dans son prolongement à un
examen des différentes dimensions du concept de prolétariat, bien plus
complexe qu’il n’en a l’air chez Marx et Engels eux-mêmes. Seul un
examen de ce type peut permettre à une tentative de « réactualisation »
du concept d’avoir une signification précise et utile, et de nourrir
efficacement les interrogations stratégiques qui s’imposent
aujourd’hui [3].
Exploités, exclus, précaires : des « multitudes » en quête d’identité
S. Abdelnour prend soin dans la partie I, après une
brève genèse des sources essentiellement marxo-engelsiennes du terme, de
problématiser son usage au 19ème siècle au regard des évolutions
conjointes de la sphère de la production, de l’artisanat à la grande
industrie, et de la signification et de l’extension croissante du
« salariat » [4].
Elle brosse alors une fresque synthétique qui permet de façon très
éclairante de comprendre comment les arguments évoqués ci-dessus de
façon liminaire, venus à l’appui de l’affirmation de la « disparition »
du « Prolétariat », ont pu se développer progressivement au cours des
« Trente » (dites) « Glorieuses » avec une certaine force, en raison
de très réelles transformations, autant dans les conditions matérielles
moyennes d’existence que dans les représentations et le mouvement des
identités collectives. La partie II récapitule les principales
transformations qui ont amené, suite à la désarticulation ou la
recomposition progressive des figures du travailleur exploité et de
l’ouvrier (ainsi le « prolétariat des services », ou à l’opposé le
salariat des cadres, etc.), à la prolifération aujourd’hui des discours
sur la « précarité » et les « précaires ». Elle en vient en partie III à
analyse les dynamiques actuelles, autant sociologiques qu’économiques,
étatiques et politiques à l’origine de ce « système » de la précarité,
c’est-à-dire sur la base ou en raison desquelles il est légitime de
parler de « nouveaux prolétaires ». Les raisons principales,
naturellement, se ramènent à la croissance exponentielle de formes
régressives d’organisation du travail, la désagrégation des conditions
de vie au quotidien pour une part croissante des populations,
directement issues d’une accumulation de formes de domination qui
rendent la situation d’une partie notable des travailleurs d’aujourd’hui
(et pas seulement ceux dont les emplois, selon l’euphémisme convenu,
sont « atypiques ») des plus « précaires » – étant entendu que tout ceci
témoigne d’une puissance renouvelée de captation du travail par la
classe capitaliste.
L’un des mérites du livre est de prendre au sérieux
la diversité des lexiques actuellement utilisés pour identifier les
combinaisons à l’œuvre entre mécanismes traditionnels et stratégies
nouvelles d’exploitation et d’oppression. Il s’attache à examiner les
différenciations qui en rendent l’analyse unitaire parfois délicate, et
articule notamment avec soin les questions de l’immigration, du
racisme, et de la subordination des femmes, qui se surajoutent aux
problématiques plus transversales de l’exploitation du travail [5], que les travailleurs soient effectivement employés ou au chômage – la distinction du travail et de l’emploi
étant judicieusement introduite p. 61. Corrélativement le propos
s’intéresse aux idiomes mobilisés pour définir ou identifier les formes
de résistance collective associées aux formes renouvelées de ces
principes de domination (sur fond, toujours, de la dislocation depuis
trente ans de l’identité politique « prolétarienne »).
Le livre de S. Abdelnour est donc une enquête portant sur les outils diagnostiques et prospectifs
permettant de penser la domination existant au cœur du capitalisme
contemporain. Ne connaissons-nous pas ces « multitudes » de Negri [6],
ces « pauvres », ces « sans-part », ces « précaires », qui sont censés
constituer la nouvelle forme de subjectivité hybride à même d’alimenter
la seule résistance sociale d’ampleur que les partis constitués, les
syndicats, ou les groupes socioprofessionnels habituels (ouvriers,
notamment) ne prennent manifestement plus en charge (la société
« industrielle » étant peu ou prou une société du passé dans ce
style d’argumentation) ? Pour l’auteure, la chose est claire : cette
invocation des « multitudes » baptise un problème plutôt qu’elle ne
l’éclaire. De même s’autorise-t-elle avec justesse à montrer que l’une
des distinctions qui opère avec une force certaine chez Marx, entre
« prolétariat » et « sous-prolétariat », le second faisant l’objet d’une
condamnation certaine et répétée (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ou encore la section VIII du Livre I du Capital), mérite d’être grandement relativisée [7].
Les degrés de précarisation et de marginalisation existant dans la
population laborieuse montrent que cette distinction est pour
l’essentiel inopérante, et conduit à opposer deux sections, certes en
situations différentes, mais d’une seule et unique « armée industrielle
de réserve », cette armée des chômeurs structurels ou conjoncturels qui
font organiquement partie de la logique même de l’accumulation du
capital. Du reste Marx savait parfaitement que cette division interne
du prolétariat est une contradiction induite par la société capitaliste,
et le plus souvent une « issue » stratégique des classes dominantes qui
consiste naturellement à « opposer une partie des prolétaires à l’autre
partie » [8].
L’instrumentalisation, par exemple, du « vandalisme » des jeunes des
banlieues contre les travailleurs « intégrés » et « respectueux » de la
loi est une tactique de division qui a en cela fait ses preuves depuis
fort longtemps.
Autre façon de dire que l’un des enjeux du livre, naturellement, est le concept de « classe » sociale [9].
Il comporte, schématiquement, une dimension « objective » (les
caractères sociologiques et économiques partagés) et une dimension
« subjective », celle du sentiment d’appartenance à un collectif soudé
autour d’intérêts et de projets partagés, ce qui constitue la dimension
plus politique et idéologique (ou du moins contre-idéologique, en
résistance aux idéologies dominantes) du terme. Et force est de
constater, le propos est archi-connu, au vu de « l’archipel des nouveaux
prolétaires » [10]
que semblent constituer les « précaires », la difficulté d’une analyse
et d’un engagement fondés sur la conception de la lutte des classes
portée par le marxisme, dont il est rappelé que la perte de crédit a à
la fois résulté de et alimenté les argumentaires « post-prolétariens »
des années 1970-80 jusqu’à aujourd’hui [11].
L’une des affirmations fortes de ce livre nuancé est sans conteste la suivante : « Précariat » n’est pas prolétariat [12].
De même pour tout ce qui relève de l’idiome des « exclus » – l’auteure
rappelant avec justesse que, tout de même, précarité et flexibilité ont
toujours été un atout et une arme des patrons [13]. Il n’y a aucunement besoin de fantasmer rétrospectivement une unité magique ou merveilleuse du prolétariat [14]
pour réaffirmer l’importance de cette distinction, et revendiquer
l’usage de la notion de prolétariat, laquelle, contrairement à celle de
« précariat » ne se limite aucunement à des caractères simplement descriptifs on va le voir, et surtout négatifs [15],
c’est-à-dire défini uniquement dans les termes des manques qui
affligent une partie de la population. Corrélativement l’auteure
rappelle à juste titre que cet étendard de la « précarité », s’il a pu
alimenter des mobilisations importantes (celles des intermittents du
spectacle de façon emblématique) et s’il a pu fournir depuis un
« label » fédérateur en raison de sa « plasticité », reste « plus une
construction virtuelle de chercheur ou de militant qu’une réalité
sociale » [16]
. De ce point de vue, le terme perd en ancrage dans le réel le gain en
souplesse et en ouverture, bref, en « démocratie » que ses
« coordinations » sont censées incarner en contraste avec l’inertie, le
bureaucratisme et le corporatisme (réel ou supposé), et la
hiérarchisation attribuée au fonctionnement des syndicats.
« Vertus » du concept « réactualisé » et limite politique du livre
Citons quelques passages clés de la conclusion :
« Les prolétaires ne sont plus assimilables au salariat, du fait de la
diffusion de ce statut dans l’ensemble des strates de travailleurs. Ils
ne sont plus uniquement des ouvriers, sous l’effet de la tertiarisation
de la société. Ils ne sont plus uniquement des travailleurs, dans un
contexte de chômage de masse. Mais alors pourquoi continuer d’utiliser
ce terme ? Les dénominations de pauvres, de précaires, d’exclus ne
sont-elles pas plus adaptées ? Elles ont chacune leur intérêt, insistant
sur une situation matérielle, un rapport à l’avenir, une place dans le
corps social. Mais celle de prolétaires […] conserve des vertus
non-négligeables. » [17].
Quelles sont ces vertus ? Précisons d’abord la définition de synthèse
que l’auteure donne alors : les « prolétaires », ce sont « les dominés
de la société capitaliste, dont l’emploi et les protections qui
l’accompagnent sont discontinus et incertains, ce qui entame leur
situation matérielle ainsi que leur capacité à se projeter dans
l’avenir, et cela tant au niveau professionnel que personnel » [18].
A quoi elle rajoute peu après que ces nouveaux prolétaires sont « des
salariés en position de faiblesse et d’insécurité… [qui] forment aussi
la vaste armée de réserve, ces personnes sans emploi mais soumis au
diktat du travail, comme source de revenu mais aussi comme unique moyen
d’échapper au stigmate du paresseux, de l’assisté » [19].
Cette définition est bien sûr très générale au plan de ce qu’elle décrit, c’est-à-dire au plan du diagnostic :
contrepartie inévitable du grand écart que le terme-notion doit
réaliser pour garder son actualité. C’est donc au plan de la prospective
qu’il va falloir évaluer sa pertinence opératoire. Revenant à la grande
thèse marxiste selon laquelle « l’histoire de toute société jusqu’à nos
jours, c’est l’histoire de la lutte des classes » (Manifeste du parti communiste), S. Abdelnour valorise la pertinence du terme, en conclusion, en raison de ce qui lui seul
véhicule : (1) un « regard plus agonistique », c’est-à-dire centré sur
l’existence de rapports de forces – type de regard qui permet de
rappeler que les pseudo « partenaires sociaux » sont bien des adversaires sociaux
–, (2) la référence au travail comme facteur majeur de l’ordre social
et économique (quoi qu’en disent les champions de l’immatériel ou de la
fin du travail [20]),
et enfin (3) un potentiel d’internationalisation qu’un vocable comme
celui du « précariat » ne possède pas. S. Abdelnour résume alors le type
de position qui finalement anime cette défense : « … reprendre le
concept marxiste engage à penser ensemble condition objective et
représentation subjective de ce groupe social, et ainsi s’interroger sur
le potentiel contestataire de ces nouveaux dominés [21].
Cependant le concept, contrairement à jadis,
précise-t-elle alors, « reste exclusivement analytique », « puisqu’il
n’est nullement un mot d’ordre des mobilisations », et qu’il reste
« bien difficile d’identifier une classe sociale de prolétaires
aujourd’hui, sous l’effet de l’éclatement des collectifs de travail et
de la pression du chômage ». Cela dit, même si Marx « a eu tort » selon
l’auteure en ce que « la dictature du prolétariat et l’avènement d’une
société sans classe n’ont pas eu lieu », il ne faut pas en tirer une
« conclusion purement fataliste » [22] : il faut continuer d’investir « le champ des possibles », formule finale qui donne son titre à la conclusion.
Quel est l’enjeu ? L’auteure a le mérite de dire les
choses de façon suffisamment claire pour mettre en lumière ce qui lui
manque : parler de « potentiel contestataire », ce n’est naturellement
pas parler de potentiel révolutionnaire. Or prétendre « reprendre
le concept marxiste » sans parler de « révolution », et limiter la
prospective au simple appel au « champ des possibles », voilà bien
une façon potentiellement dépolitisée et dépolitisante – dominante dans
les « retours » de/à Marx qui se sont produits depuis le début des
années 2000 – de se référer au marxisme. Telle est la limite radicale du
livre. Parler de marxisme, c’est devoir nécessairement interroger
la praxis révolutionnaire, ses fins, ses moyens et ses acteurs, ce que
le livre ne fait pas. Le propos qui suit vise donc à en prolonger
l’analyse, ce qui requiert, d’abord, de remettre au centre de la
réflexion certains éléments fondamentaux, qui ne sont certes pas absents
du livre, mais qui y sont évoqués de façon trop périphérique ou
allusive. Revenons donc d’abord quelque peu à Marx et Engels, pour
ensuite pouvoir repartir de la (non-)conclusion des Nouveaux prolétaires
et aller au delà.
Les trois dimensions du concept marxiste de prolétariat
Une idée majeure de Marx et Engels est que l’accumulation du capital, c’est l’accumulation du prolétariat : en tant que contradictoires,
bourgeoisie et prolétariat forment unité et totalité, et cette totalité
– que les crises permettent traditionnellement de mettre en évidence –
est l’essence dialectique même du capitalisme. Affirmer la
« disparition » du prolétariat, à un titre ou un autre, sans que n’ait
disparu la bourgeoisie (entendre la classe capitaliste dominante, aussi
hétérogène soit-elle), c’est laisser croire que le capitalisme a
profondément muté et qu’il continue d’exister aujourd’hui sans être structuré par l’antagonisme fondamental bourgeoisie-prolétariat, et plus largement, capital-travail. Dès lors : si
le prolétariat n’est plus, la « lutte des classes » polarisée par
l’antagonisme prolétariat-bourgeoisie n’est plus, et il faut donc
définitivement chercher ailleurs les supports théoriques et les axes
politiques de la lutte. Défendre le terme de prolétariat, c’est plus
que défendre un mot : c’est défendre une vision de l’état de choses
établi et des moyens de l’abolir.
Chez Marx et Engels, de façon extrêmement
schématique, il y a trois niveaux de formulation du problème du
prolétariat : sociologique, économique, historico-stratégique. C’est chez eux les premiers
que ces trois approches sont convoquées : comprendre comment ils les
articule, ce sera donc voir en quoi la limite à laquelle S. Abdelnour
s’arrête peut et doit être dépassée, et cela reviendra à dire que, si
son livre analyse bien ces trois dimensions, elle n’en fait pas les
traits d’un concept à la fois unitaire et évolutif, porteur d’une
dialectique qu’il convient de déployer pleinement.
L’approche sociologique d’abord, fournit une
définition empirico-historique, descriptive, intégrant les effets de la
division du travail, de la révolution industrielle, en relation, enfin
et surtout, à certaines conditions de vie (logement, habitat,
consommation, structure familiale, scolarisation, etc.) impropres à tout
accomplissement de la sensibilité et des facultés intellectuelles et
morales. Les prolétaires, ces ouvriers bêtes de somme harassées, ces
« misérables » (matériellement et moralement parlant) décrits dans la Situation des classes laborieuses en Angleterre du jeune Engels [23] ou dans le long chapitre consacré au machinisme dans le livre I du Capital,
sont-ils une image du passé ? Officiellement, cette « situation »
sociologique a été définitivement dépassée dans les sociétés du
capitalisme développé sous l’effet des Trente Glorieuses. Mais notons
d’emblée que si sur ce plan sociologique le critère est celui, comme on
les nomme aujourd’hui, des « seuils de pauvreté » et la satisfaction des
besoins « fondamentaux », il s’en faut que ce qui est « fondamental »
se limite à la simple survie animale. Pour parler de moyens de
consommation « nécessaires » (de « subsistance » par opposition aux
marchandises « de luxe »), dit Marx, « … il est absolument indifférent
que tel produit, par exemple le tabac [mais il suffit de penser à la
voiture, au téléphone mobile, etc.], soit ou ne soit pas un moyen de
consommation indispensable au point de vue physiologique, il nous suffit
que l’habitude l’ait rendu indispensable » [24].
Et les techniques de façonnement (publicité) ou
d’imposition (dans le cadre professionnel) des habitudes sont chaque
jour un peu plus élaborées. Toute vision affirmant qu’au plan
« sociologique » les conditions d’existence ne sont plus
« prolétariennes » doit donc administrer la preuve que les besoins
sociaux moyens sont satisfaits, après avoir dûment défini ce que sont
ces « besoins sociaux moyens ». Si l’on rabat ces derniers sur la simple
survie matérielle, alors dans l’évidence les conditions d’existence du
prolétariat ont assez profondément évolué dans la période qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale. Mais il s’en faut que cette réduction soit
légitime. D’autant plus que, malgré la présentation dominante, cinq
millions de Français-es vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté [25],
et que la crise conduit à un processus accéléré de paupérisation pour
de larges secteurs du prolétariat. En outre, il n’est pas possible de
restreindre les conditions de vie des exploité-e-s du capitalisme
français à celles des seuls nationaux, étant donnée la dimension
impérialiste de ce dernier, et la misère qu’il impose notamment aux
masses africaines.
L’approche économique ensuite. Le prolétaire c’est le
salarié qui produit le capital et le fait fructifier mais ne le possède
pas. Il ne maintient son niveau de vie que par la vente de sa force de
travail et non par un profit quelconque. Cette définition
« fonctionnelle » fait du prolétariat la classe des salariés qui vendent
leur force de travail en contrepartie d’un salaire pour subvenir à
leurs besoins. Très souvent, dans son examen des structures essentielles
du capitalisme et pour laisser de côté les éléments conjoncturels ou
non-essentiels [26],
Marx limite explicitement les classes (fondamentales) en ce sens, bien
qu’elles n’apparaissent jamais en réalité jamais dans leur « forme
pure » parce que « les stades intermédiaires et transitoires estompent
les démarcations précises » [27].
A ce niveau d’abstraction l’affaire se complique singulièrement : dire
ici que le prolétariat a disparu, c’est dire que le salariat en général
(ouvrier ou non), comme rapport social entre des individus
juridiquement libres et égaux caractérisé au plan matériel par le fait
que la liberté du travailleur, est la liberté de celui qui n’a rien
sinon son corps et son esprit, que ce rapport social n’existe plus. Ce
qui n’est évidemment pas à l’ordre du jour.
On a affaire ici à un concept théorique d’ordre
« économique » qui repose sur l’idée précise de la force de travail
comme marchandise vendue, et exploitée, c’est-à-dire sur la théorie de
la plus-value : dès lors le prolétariat n’est plus tout un concept
« empirique » ou sociologique, mais un concept abstrait et critique qui suppose toute l’armature du Capital et de la critique de l’économie politique. Affirmer la « disparition du prolétariat » ici c’est alors purement et simplement affirmer l’obsolescence de la théorie marxiste du capitalisme et de son fondement : la théorie de la valeur-travail.
Tel est le pas que beaucoup des théoriciens des « Adieux » au
prolétariat franchirent en leur temps et continuent aujourd’hui
d’ânonner.
L’approche politique, enfin. Cette troisième
dimension est celle du prolétariat comme « classe universelle ». Le
« peuple » (demos) hérité des Lumières était encore la référence du
jeune Marx dans la Critique du droit politique hégélien = en 1843. Mais il se transformera en « prolétariat » dans l’Introduction
(rétrospective) publiée en 1844 à cette Critique. Or un second
déplacement accompagne le premier : au vocabulaire de « l’émancipation »
se substitue du même coup celui de la « révolution ». Autrement dit, à
partir de 1844, le concept de prolétariat, chez Marx, est une armature majeure de son concept de révolution. Le prolétariat a ceci d’unique qu’il est une classe particulière dont l’essence est universelle. Il est la classe absolument exploitée et opprimée,
dont l’existence est absolument niée : le capitalisme est défini par la
propriété, et les prolétaires sont les sans-propriété. A ce titre il
est la seule classe véritablement révolutionnaire, qui ne peut
s’émanciper de sa position de classe exploitée, qu’en abolissant le
principe de cette exploitation, la propriété privée des moyens de
production. En résumé il ne peut se libérer comme classe particulière
qu’en libérant toute la société, voilà pourquoi il porte en lui
l’abolition de toutes les classes.
En 1844, Marx distinguait encore les deux moteurs,
extérieurs l’un à l’autre, de la révolution : sa tête, les « armes
intellectuelles » (la philosophie, la théorie), et son cœur, les « armes
matérielles » le prolétariat, et s’interrogeait sur la façon dont la
« théorie » pouvait « s’emparer des masses pour devenir une puissance matérielle » [28], c’est-à-dire sur la façon dont les deux moteurs pouvaient se « réaliser » mutuellement. A partir de L’idéologie allemande, et cela sera limpide dans le Manifeste en 1848, l’approche change : cette dualité est transformée en tension strictement interne au « prolétariat »,
entre les conditions objectives de la révolution qu’il doit mener, et
les « conditions subjectives » par lesquelles il se trouvera dans la
disposition effective pour la mener à bien. Cette « internalisation » au
prolétariat des deux conditions-moteurs de la révolution, dans les
termes d’une dialectique de la subjectivation, conduira alors
Marx et Engels à mettre au centre la question stratégique des formes et
des modalités de l’organisation (en « parti ») des prolétaires, entendue
comme traduction concrète de la question de la formation de la
« conscience de classe ».
On voit bien que ces trois déterminations sociologique, économique et historico-politique chargent le concept d’une dualité, d’une bi-dimensionnalité profonde,
qui va bien plus loin que celle qui, pourtant, est active dans le livre
de S. Abdelnour : outre la dimension diagnostique condensée par
dimensions sociologique et économique, le prolétariat devient, avec la
troisième, le support de la prospective révolutionnaire, l’agent
de la nécessité historique dont les contradictions du capitalisme ne
sauraient indéfiniment empêcher le mouvement explosif.
Le concept vient donc redoubler et complexifier les deux autres approches, et en particulier en ce qu’il n’est pas un concept descriptif, mais le concept d’une dynamique : c’est le concept d’un processus de politisation,
de la transformation de la classe des travailleurs salariés, des
ouvriers, en ces « prolétaires de tous les pays » qui doivent
« s’unir », c’est-à-dire en subjectivité révolutionnaire, qui
doit se doter en pleine conscience de sa mission, c’est-à-dire sur la
base d’une appartenance de classe, d’une similarité de conditions de vie
et d’intérêts reconnus, des organisations (syndicats, partis,
Association Internationale, etc.) adéquates à sa lutte. Ici le
prolétariat n’est plus une catégorie d’analyse stricto sensu : il
est devenu un concept « tendanciel » stratégique, que par analogie l’on
peut rapprocher, ici, du Tiers-Etat de 1789. Celui-ci, selon la formule
de Siéyes, devait devenir, d’un rien, le tout de la
nation : le vecteur du progrès, le Sujet de l’émancipation, le fondement
de toute légitimité, etc. En résumé, ici il est déjà clair que
« prolétariat » dit qualitativement plus que « classe ouvrière ».
Le concept dialectique, historique et matérialiste, de contradictions agissantes
Hypostasier le point de vue purement sociologique
peut donner prise au misérabilisme des « pauvres », et susciter la
charité plus que la justice ; le point de vue purement économique, lui,
permet de couper l’herbe sous le pied au misérabilisme, mais rend
possible une extension et une opacification délicates du concept, on le
verra plus loin. Enfin le point de vue historico-politique, celui des
conditions « subjectives » en gros, conditionnant le sens des fins qui
est constitutif de la praxis révolutionnaire, peut à lui seul ouvrir à
un messianisme [29], un finalisme tombant dans l’exhortation s’il fait l’impasse ou minore les deux autres ordres de détermination. En résumé le
concept d’ensemble n’est pas le simple agrégat cumulatif des trois
approches, et simultanément aucune de ces trois dimensions ne doit être
laissée de côté. Les trois approches correspondant à ces dernières
diffractent le concept, et montrent qu’il est un concept historique et
dialectique par excellence, le concept de la contradiction intrinsèque du capital :
concept du produit (particulier) du capital (il est produit par le mode
de production capitaliste comme sa condition récurrente), et concept de
son abolition (universelle).
Mais ce concept n’est pas seulement dialectique et historique : c’est bien évidemment aussi un concept matérialiste,
qui a son fondement dans l’ordre de la production et la reproduction de
la société au niveau de sa capacité d’ensemble à satisfaire au moins a minima les besoins
des individus. Cette thématique de la « reproduction » fournit ici un
fil directeur privilégié : il n’y a pas de production capitaliste sans
reproduction du capitalisme. Cette dernière renferme la reproduction de
la propriété privée des moyens de production, laquelle renferme
naturellement la reproduction des classes et des rapports sociaux.
Autrement dit la reproduction du capitalisme est par définition
reproduction de toute la société [30].
Or parler en ces termes de « reproduction » montre plus que toute autre
chose que c’est la dimension du processus qui importe, et
« prolétariat » doit être compris en ce sens : il n’est pas et n’a
jamais été chez Marx un concept de « chose » ou d’« état ». Et parler de
processus, c’est parler de prolétarisations ou dé-prolétarisations,
sur-prolétarisations ou sous-prolétarisations des travailleurs, et naturellement selon les trois points de vue abstraitement (méthodologiquement) distingués ici. Marx dans le Capital
a par exemple longuement détaillé l’exemple des petits producteurs
agricoles ou des artisans devenus salariés de l’agriculture
industrialisée ou exilés dans les usines des centres urbains [31], mais dès 1843-1844, avec Engels il expliquait clairement que le
prolétariat est le produit de la dissolution des « classes moyennes »,
des « couches intermédiaires », de la « petite bourgeoisie » : il est le produit d’une radicalisation des tensions sociales et de l’appauvrissement des populations, c’est-à-dire le produit de transformations d’ensemble, plus ou moins convulsives, de la société.
Conclusion : les concepts de prolétariat, de
bourgeoisie, mais aussi de « petite bourgeoisie » et de
« Lumpenprolétariat », etc. sont relatifs les uns aux autres, exigeant
autant un sens de la totalité concrète que des contrastes, des ambivalences, bref un sens des évolutions concrètes
– que l’ouvrage de S. Abdelnour possède dans l’évidence. Certes, Marx a
mis au cœur de la critique de l’économie politique l’idée que
l’évolution du capitalisme allait dans le sens d’une polarisation
croissante sur le seul véritable antagonisme, celui du travail et du
capital, c’est-à-dire du prolétariat et de la bourgeoisie : mais ce
faisant, il ne les a jamais traité comme des entités closes et
homogènes, mais comme des dynamiques tendancielles, ainsi que la
totalité de ses œuvres, historiques en particulier, le montre sans
ambiguïté [32]. Epistémologiquement parlant, toute définition de ce qu’est une « classe » ressort comme une opération doublement différentielle :
« synchronique », structurelle (articulant les trois dimensions) et
« diachronique », temporelle (évolution du point de vue de chacune de
ces approches), parce que l’existence concrète des classes est le fruit
d’un processus permanent et totalisant d’unification et de division sociales.
Prolétariat intégré ou prolétariat révolutionnaire ? Derrière le mot, l’enjeu stratégique : brève évocation du débat Marcuse et Mandel des années 1960-1970
L’extension du salariat dont parle S. Abdelnour a
fait couler beaucoup d’encre dans les années 1960-1970. Le processus a
consisté en quelque sorte à surajouter sous le label du « salarié », aux
« cols bleus » de la classe ouvrière une fraction élargie des
travailleurs non ouvriers, les « cols blancs ». La classe des
travailleurs s’est objectivement élargie au-delà de la figure historique
de la classe ouvrière (employés, administrateurs, enseignants,
gestionnaires…), et en cela, l’échelle de l’exploitation du travail s’est étendue. De façon converse, la classe ouvrière a subi une minoration,
puisqu’elle s’est transformée alors en une simple partie des classes
travailleuses. Or pour beaucoup, cette classe laborieuse, ouvrière et non ouvrière,
s’est en partie « intégrée » au système, au travers de la cogestion de
l’Etat capitaliste menée par ses organisations syndicales et politiques.
Ce mouvement aurait accompagné, cause et effet à la fois, la
« moyennisation » matérielle et culturelle de la classe, la fraction
strictement prolétarienne étant de plus en plus faible quantitativement.
La question qui se pose alors, c’est la nature et le visage du triangle
sociologique-économique-politique qui a été le résultat de cette
période historique.
Un bref exemple des enjeux qui se cachent derrière
les débats sur le terme sera utile ici : celui des deux lectures du
processus respectivement proposées par Ernest Mandel, théoricien et
militant, dirigeant d’un des courants issus de la IVème internationale,
et Herbert Marcuse, philosophe allemand exilé aux Etats-Unis en 1933
(connu pour avoir constitué – malgré lui – le théoricien, via Eros et civilisation et L’homme unidimensionnel [33],
de la jeunesse étudiante en révolte dans les années 1960), ardent
défenseur de la visée révolutionnaire, universitaire marginalisé qui ne
fut pas, lui, un militant inscrit dans une organisation. Mandel a refusé
le type d’analyse prôné par le second, qui a effectivement souscrit en
1964 dans L’homme unidimensionnel (ce qu’il nuança par la suite,
après 1968 en particulier) à cette idée de l’intégration de la classe
ouvrière au capitalisme par la consommation. Ce qui importe ici, c’est
d’identifier les ressorts de la lettre des désaccords, pour en saisir
l’esprit sous-jacent. Pour Mandel cette période fut celle d’une
« prolétarisation » générale du travail intellectuel, celui du col blanc
comme celui de l’ingénieur ou du professeur, sur le modèle du prolétaire de l’industrie. Par « prolétarisation » il entendait avant tout soumission-dépossession
(c’est-à-dire aliénation) du travail, via le salariat, au capital, que
ce soit dans l’ordre de la production ou de la reproduction
(circulation). Exploitation économique donc, mais pas appauvrissement
matériel « sociologique » au sens strict. Ainsi le synthétisait-il dans
une conférence reprise dans le recueil Les étudiants, les intellectuels
et la lutte des classes, où il résumait des arguments longuement
développés dans son ouvrage majeur de 1972 Le troisième âge du capitalisme :
« De par cette nature de l’industrialisation généralisée de toute
activité humaine sous le néo-capitalisme, tous les traits traditionnels
de la prolétarisation du travail, qui auparavant s’appliquaient surtout
au travail manuel dans la grande usine moderne, concernent aujourd’hui
et de plus en plus le travail intellectuel, c’est-à-dire tout travail
salarié qui s’effectue à l’intérieur et même en dehors de la sphère de
production proprement dite. […] Mais l’aliénation du travail
intellectuel, la transformation de la force de travail intellectuelle en
marchandise, ne s’exprime pas seulement dans l’insécurité de
l’existence classique du prolétaire qui frappe aujourd’hui également
l’intellectuel. Elle a en elle-même des conséquences extrêmement
importantes au niveau de l’idéologie, de la morale et de la conscience
des intellectuels. » [34]
Marcuse eut la même lecture de cette extension du salariat : ce n’est pas au sens sociologique
« daté » du terme qu’elle était à comprendre, mais au niveau de cette
transformation de la force de travail intellectuelle en marchandise,
objet d’un « marché du travail » dominé par la loi de l’offre et de la
demande plus ou moins corrigé sous l’effet des législations sociales et
du fonctionnariat d’Etat. Bref les deux s’entendirent sur
l’élargissement au plan économique-fonctionnel de la structure de
l’exploitation par le salaire, et leurs termes furent similaires pour
le définir comme une généralisation et une intensification de
l’« aliénation » comme dépossession.
Là où les deux se sont séparés, en revanche, c’est
que Marcuse refusa de nommer « prolétarisation » cet élargissement de
l’aliénation-dépossession en raison de l’ancrage sociologique du terme qu’il jugeait inadéquat, alors que Mandel la nomma « prolétarisation » en raison du fondement économique cette fois du concept de « prolétariat ».
Leur divergence provint donc d’une hiérarchisation différente des
strates « sociologique » et « économique » du concept. Ce qu’il faut
retenir ici, d’abord, c’est que la question de la disparition ou de
l’existence du prolétariat ne peut se réduire à des appels à l’évidence
supposée de telle ou telle évolution. D’autre part, il faut éviter
de croire que Marcuse et Mandel pourraient voir leur désaccord se
résoudre par une simple clarification linguistique ; c’est au troisième
plan, historico-prospectif, c’est-à-dire politico-stratégique,
que le problème s’est cristallisé. Pour Marcuse la reconstruction d’une
base de masse sur le modèle autogestionnaire et conseilliste, inspirée
de Rosa Luxembourg, incluant le rôle déterminant au plan « subjectif »
des non-ouvriers est clairement dominée par une problématique
« post-prolétarienne » de l’aliénation. En revanche, pour Mandel,
naturellement nourri de la tradition trotskyste de l’auto-organisation,
la praxis révolutionnaire ne pouvait pas ne pas reposer objectivement et subjectivement
sur une classe ouvrière en réalité moins homogène et moins « intégrée »
au système que Marcuse ne le croyait. Raison pour laquelle l’approche
de Mandel est clairement « néo-prolétarienne », type d’approche
permettant logiquement de maintenir la catégorie stratégique de
« dictature du prolétariat », contrairement à la première (ce ne fut
donc pas en raison d’un refus de la « dictature » que Marcuse la
récusait, puisqu’il affirmait lui-même la nécessité d’une transition
révolutionnaire utilisant la terreur politique, c’est-à-dire la
nécessité transitoire de « l’oppression des oppresseurs » [35]).
Le nœud du désaccord, le point de tension, ce fut alors, comme c’est le
cas depuis au moins le vieil Engels, puis Lénine et Trotski, celui des
possibilités politiques de la petite bourgeoisie (« post » ou « néo »
prolétarisée). Marcuse fut vivement attaqué par les marxistes
(orthodoxes) de son temps parce qu’il inaugurait en quelque sorte [36]
le type de théorie dont relève celle des « multitudes » en tant
qu’alternative au prolétariat comme classe révolutionnaire : il pensait
effectivement, quoique sans illusion, que la condition d’une nouvelle
politique révolutionnaire était l’intégration de la petite bourgeoisie à une nouvelle base de masse en révolte,
alors que Mandel tranchait d’emblée sur le caractère illusoire, en
termes de classes (et non d’individus, qui, tels ou tels, peuvent
parfaitement se ranger du côté du prolétariat, comme Marx, Engels ou
Lénine l’ont maintes fois répété) d’une telle intégration.
La question de la subordination de la paysannerie au
prolétariat, chez Lénine, avait en son temps suscité exactement le même
type de débats. Derrière l’usage d’un terme, il y a donc des tensions
majeures, liées à la capacité politique créditée ou non à la petite
bourgeoisie « prolétarisée » ou certaines de ses fractions (qu’elle soit
paysanne ou intellectuelle ne changeant en réalité pas grand-chose sur
le fond du problème tactique et stratégique).
Ouverture : de la dialectique du « prolétariat » à celle de sa « dictature »
La situation historique a certes changé, non
seulement depuis le 19ème siècle, mais depuis les années 1970 aussi. Il
s’en faut, pourtant, que l’enjeu fondamental, aujourd’hui, comme le
montre le livre de S. Abdelnour, soit complètement différent. Ce qui
ressort de l’exemple Marcuse-Mandel, et qui est corrélatif du sens et de
l’usage (ou non) prônés du terme de « prolétariat » depuis Marx et
Engels, c’est donc la problématique des alliances de classes,
c’est-à-dire la signification et les conditions du « tous ensemble », de
« l’unité dans les luttes ». Certes parler de « prolétariat » ne risque
pas avant longtemps d’aller de soi, le concept reste obligé de faire le
grand écart entre des réalités disparates et des asymétries
grandissantes. Mais cela ne saurait justifier l’usage de vocables
prétendument plus adaptés.
L’ouvrage de S. Abdelnour a le mérite d’affirmer avec
force, rappelons-le, que les lumpenprolétaires sont tout autant des
prolétaires que les travailleurs employés qui sont, eux, toujours près
d’entrer à leur tour dans l’armée industrielle de réserve. Marx du
reste, dans le livre I du Capital, avait déjà analysé en détail
l’hétérogénéité de la population prolétaire et proposé une véritable
classification des types de chômage (de « surpopulation relative ») du
plus ponctuel au plus permanent, marquant même que ce chômage « présente
toujours des nuances variées à l’infini » [37], et il fut prolongé en cela par Rosa Luxembourg dans son importante Introduction à l’économie politique [38] :
dans les deux cas, le prolongement naturel de l’analyse fut la prise en
compte de l’hétérogénéité des représentations, inscriptions et
mobilisations politiques potentielles. Ce n’est pas d’aujourd’hui, donc,
qu’il est clair qu’une population de chômeurs, par définition exclus
des cadres de socialisation assortis à la possession d’un emploi stable,
vivant dans des conditions d’insécurité sociale majeure, est
comparativement bien moins accessible à la propagande d’un syndicat ou
d’un parti qui tendent à s’adresser de façon plus ciblée, et dans la
durée, à une classe de travailleurs, justement, à l’identité
professionnelle ou politico-culturelle ancrée. De ce fait, les zones de
combativité du prolétariat contemporain sont plus variées qu’on ne
pourrait le croire trop facilement : ce sont autant celles du travail employé
(usines, entreprises, petite bourgeoisie employée ou fonctionnaire),
que celles des espaces où marginalité, exclusion, désidentification
sociopolitique prédominent, espaces bien trop désertés par les syndicats
et les partis.
Entre hégémonie ouvrière et refus de l’ouvriérisme
On a dit que « prolétariat » disait plus que
classe ouvrière : cela devient évident à l’aune de cette double
ouverture, d’un côté au « sous-prolétariat », de l’autre à la petite
bourgeoisie, en raison des dynamiques permanentes de différenciation et
de recomposition évoquées. Autre façon de dire que, depuis Marx et
Engels même, le problème de l’hégémonie ouvrière dans une situation d’alliance de classes, n’a jamais été celui d’un ouvriérisme
quelconque. Une politique prolétarienne aujourd’hui doit donc être une
politique de front révolutionnaire, à l’opposé des fronts populaires
réformistes [39]
qui ne se posent même pas la question de l’hégémonie ouvrière parce
qu’ils ignorent le point de vue de la lutte des classes, et œuvrent sur
le terrain de l’adversaire, ses lieux et ses langages. Et elle doit être
capable d’intégrer dans son approche cette double diversité des zones
de combativité par trop éclatées, et donc déployer pratiquement, autant
que possible, ses interventions en ces dernières : en direction (lucide)
de la petite bourgeoisie comme des précaires. Une des conditions est en
cela de ne jamais confondre centralité du travail et centralité du travail employé
– pour ne pas chercher, ni sur des bases incomplètes et mutilées, ni
sur des bases trop larges et trop floues, à reconstituer une
subjectivité collective qui serait alors nécessairement fictive,
instable, et dont les luttes seraient vouées à l’échec.
Evidemment une telle politique de front
révolutionnaire suppose d’être organisée, parce que si justement il
n’est plus de mise de fantasmer un « Sujet » politico-historique parfaitement ou pseudo homogène de la révolution [40] , alors
l’élaboration d’une stratégie opérationnelle de lutte unitaire suppose
un sens des alliances à la hauteur de l’intransigeance de ses objectifs,
ce qui, jamais, ne se fera par miracle dans la pure et simple
effervescence de luttes grandioses ou d’« Evénements » salvateurs. Mais
si le concept de « prolétariat », unité dynamique et opérationnelle
d’une diversité hétérogène nécessitant une direction [41], fût-il réactualisé, reste pertinent, alors la « dictature du prolétariat » [42],
quelle que soit la nécessité incontournable d’en retracer lucidement,
dialectiquement, les contours, mérite tout autant d’être re-débattue
avec force. Espérons que cela soit l’objet de discussions sérieuses dans
un proche avenir.
[1] Emmanuel Barot est enseignant chercheur en philosophie à l’université du Mirail à Toulouse. Animateur du séminaire "Marx au XXième siècle", il est l’auteur notamment de "Révolution dans l’université. Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l’échec du printemps 2009", Montreuil, La Ville Brûle, 2010 et de "Marx au pays des soviets ou les deux visages du communisme", Montreuil, la Ville Brûle, 2011. Il a en outre coordonné le livre "Sartre et le Marxisme", Paris, La Dispute, 2011.
[2] P. 10 puis p. 55
[3] Je poursuis ici l’approche initiée dans Marx au pays des soviets, ou les deux visages du communisme, Montreuil, La Ville Brûle, 2011, p. 106 et suiv.
[4] Cf. p. 29 et suiv.
[5] Ch. I-3 p. 35 et suiv.
[6] Cf. p. 52-53
[7] Pp. 31-33, 64-65 et Conclusion
[8] Les luttes de classes en France. 1848-1850, Paris, Editions Sociales, 1981, p. 58. Marx dit alors que le « lumpenprolétariat… constitue une masse nettement distincte du prolétariat industriel », et rajoute plus loin, p. 59, que, recruté par le gouvernement provisoire, il constitua « face au prolétariat de Paris [celui, victorieux, de la révolution de février 1848], une armée tirée de son propre milieu ».
[9] Pp. 11-12
[10] P. 10
[11] P. 106 et suiv.
[12] P. 77 et suiv., et toute la partie III, dont le chap. 1 « La précarité comme système »
[13] P. 89
[14] Cf. p. 108 par exemple
[15] P. 115
[16] P. 114
[17] P. 121
[18] Idem
[19] P. 122
[20] Cf. p. 59-60
[21] Idem
[22] Pp. 122-123
[23] L’ouvrage paraît en Allemagne en 1845. Les deux premiers chapitres sont édités sous le titre ’La situation des classes Laborieuses en Angleterre . Dans les grandes villes, Paris, Mille et Une Nuits, 2009.
[24] Le Capital, Livre II, tome 2, ch. XX « La reproduction simple », Paris, Editions Sociales, 1974, p. 56.
[25] Et cela si l’on fixe le seuil à 50% du revenu médian. Si, mesure souvent retenue, on le place à 60% de ce revenu, on arrive au chiffre faramineux de 9 millions de pauvres.
[26] Le Capital est en ce sens un « modèle » schématique du capitalisme, qu’il ramène à ses antagonismes fondamentaux en laissant de côté, par exemple, les combinaisons sociales concrètes de rapports de production capitalistes, semi-capitalistes et non-capitalistes (ces derniers étant tendanciellement absorbés par les premiers). Cette méthode d’abstraction est particulièrement sensible dans Le livre II qui porte sur la circulation et la reproduction d’ensemble du capital, où de surcroît l’hétérogénéité spécifique de chacune deux des classes capitaliste et ouvrière est volontairement laissée de côté, cf. Livre II, tome 2, ch. XXI « Accumulation et reproduction élargie », « Paris, Editions Sociales, 1974, p. 150.
[27] Livre III, tome 3, Paris, Editions Sociales, 1974, p. 259.
[28] Critique du droit politique hégélien, Paris, Editions Sociales, 1975, Annexe « Introduction », respectivement p. 212 et p. 205.
[29] Ecueil qu’incarne de façon assez frappante Histoire et conscience de classe de Lukacs en 1923.
[30] Le chapitre VI dit « Inédit » du Livre I du Capital, Manuscrits de 1863-1867, Paris, Editions Sociales/GEME, 2010, récapitule ce caractère total de la reproduction du capitalisme : la reproduction du capital implique celle des mécanismes de la plus-value, donc la propriété privée et le salariat, donc implique la reproduction du prolétariat comme prolétariat, et par là, celles des processus idéologiques et culturels qui assurent la légitimation de la domination de ce dernier par la bourgeoisie.
[31] Le texte majeur sur cela reste l’enquête rétrospective sur « l’accumulation primitive », ibid., Livre I, section VIII. En section IV, ch. 15, l’analyse de la naissance de la grande industrie passe naturellement par celle des passages des populations rurales aux grandes villes. Voir aussi ce texte trop oublié de Lénine de 1899, Le développement du capitalisme en Russie, Paris, Editions Sociales, 1974, qui par définition porte sur les évolutions des proportions entre paysannerie et prolétariat au fur et à mesure de l’extension du capitalisme industriel (urbain ou agro-alimentaire). On confronterait avec profit avec profit ce livre aux relations contemporaines du capitalisme avec les néo-colonies aux rapports de production encore en partie semi- ou non-capitalistes.
[32] Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire s’attachent autant aux différenciations internes au prolétariat, qu’à celles de la grande bourgeoisie (foncière, industrielle, financière) et, peut-être avec plus encore de force, à celles de la petite bourgeoisie.
[33] Ouvrages disponibles en tr. fr. aux Editions de Minuit.
[34] E. Mandel, Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes, Paris, La Brèche, 1979, p. 52-53.
[35] Cf. La fin de l’utopie, Delachaux-Niestlé / Seuil, 1968, p. 69. Ce long entretien est une très bonne introduction à Marcuse, dont l’ouvrage de 1939, Raison et révolution, constituera aujourd’hui encore une porte d’entrée magistrale dans le contenu et les contours de la dialectique de Marx, à la fois en continuité et rupture radicale avec celle de Hegel.
[36] Il défendit l’idée que même si la classe ouvrière restait objectivement la seule force socio-économique à même de mettre à bas l’ordre existant, les « outsiders » (étudiants, mouvements de libération du tiers-monde) étaient maintenant devenus les seuls porteurs de la subjectivité radicale propice à une révolte globale contre la contre-révolution généralisée du capitalisme tardif.
[37] Le Capital, Livre I, tome 3, Paris, Editions Sociales, 1977, section VII, ch. XXV, § IV, « Différentes formes d’existence de la surpopulation relative. La loi générale de l’accumulation capitaliste », p. 83.
[38] R. Luxembourg, Introduction à l’économie politique, 1907-1913, Smolny-Agone, 2009, V « Le travail salarié », § IV « La formation de l’armée de réserve », p. 371 et suiv., et surtout p. 384 (où apparaît la citation en exergue de l’article).
[39] Parlant du SPD allemand, Marcuse, qui en fut membre en 1917-1918 et qui en sortit après l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, disait ainsi : « Depuis 1918, j’ai toujours entendu parler de forces de gauche à l’intérieur de la social-démocratie, et j’ai vu ces forces glisser toujours plus vers la droite, jusqu’à disparition complète de la gauche. Vous comprendrez que je ne sois pas très convaincu par l’idée d’un travail radical effectué à l’intérieur du parti. » , La fin de l’utopie, p. 66.
[40] C’est aussi avec Sartre, autre dialecticien hétérodoxe malmené par les orthodoxes de tout poil, que l’on pourra aujourd’hui retravailler la question stratégique dès lors que, comme lui, on ne brandit pas l’étendard d’un Sujet miraculeusement homogène sans pour autant abandonner la perspective révolutionnaire. Cf. sur cela Sartre et le marxisme, Paris, La Dispute, 2011.
[41] Les modalités de cette « direction » sont au cœur des débats stratégiques depuis toujours (depuis le Manifeste de 1848 en réalité). L’on rappellera juste, ici, que pour être bien posée, la question doit être articulée à la totalité des dimensions du problème évoquées ici, alors que le plus souvent, elle les masque et fausse la compréhension des enjeux.
[42] Pour ré-entrer dans le vif du sujet on pourra par exemple lire en regard l’un de l’autre le recueil de textes de Lénine sur le sujet, Le prolétariat et sa dictature, Paris, UGE-10/18, 1970, et les textes de la première « opposition de gauche » du printemps 1918, interne au Parti Bolchévik : Boukharine, Ossinski, Radek, Smirnov. Moscou 1918, La revue Kommunist. Les communistes de gauche contre le capitalisme d’Etat, Toulouse, Smolny, 2011. Voir aussi les riches analyses de Léon Trotsky, notamment dans son grand texte intitulé La Révolution Trahie, Paris, Editions de Minuit, 1973
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