Philippe Alcoy
Alors que la chute du Mur de
Berlin et l’effondrement de l’ex-URSS et du « bloc soviétique » en
Europe Centrale et de l’Est étaient fêtés dans les pays capitalistes du monde
entier comme le « début d’une nouvelle ère de démocratie, de paix et de
liberté », dans le territoire de l’ex-Yougoslavie on se préparait à
déclencher la guerre la plus sanglante sur le sol européen depuis la Seconde
Guerre Mondiale (SGM). Cependant, ce dénouement tragique d’une histoire
mouvementée pourrait être considéré plutôt comme « la règle qui confirme
l’exception » par rapport à l’évolution relativement
« pacifique » du processus de restauration capitaliste dans les
autres pays de la région. En effet, étant donné la brutale régression sociale
et économique, la baisse soudaine du niveau de vie et la dégradation des
conditions de travail, les drames sociaux et personnels qui en découlaient, l’augmentation
fulgurante du chômage de masse et la croissance exponentielle des inégalités et
de la corruption qu’impliquait la réintroduction du capitalisme dans ces pays,
ce qui devrait nous étonner c’est qu’il n’y ait pas eu plus de
« Yougoslavies » en Europe Centrale et de l’Est.
On ne peut pas revenir ici sur
les causes multiples qui ont provoqué la crise du « socialisme réellement
existant », poussant une partie des bureaucraties dirigeantes à adopter
une orientation ouvertement « restaurationniste ». Mais ce qui est
sûr c’est qu’elles étaient conscientes des contradictions et du mécontentement
que la réintroduction du capitalisme allait provoquer parmi les masses. En ce
sens, la Yougoslavie anticipait en quelque sorte l’évolution postérieure dans
le reste des pays de la région. En effet, ce pays avait connu très tôt, entre
1965 et 1971, une période d’introduction de certains mécanismes marchands dans
son économie, avec les conséquences que cela peut avoir. Le chômage de masse,
l’augmentation des inégalités, l’inflation et les bas salaires, entre autres,
étaient connus des masses yougoslaves au moins dès le début des années 1980. A
cette même époque la question de l’immense dette extérieure de la Yougoslavie
(20 milliards de dollars) devient un problème fondamental. Dans ce contexte les
autorités font appel au FMI qui impose au pays des « plans
d’ajustement » très durs. Les grèves et les manifestations de
mécontentement se multiplient parmi les travailleurs dans tout le pays.
Dans ce cadre, où les masses
avaient déjà fait une expérience avec « l’ouverture marchande » et
les « plans d’ajustement », la marge de manœuvre des dirigeants
« restaurationnistes » était vraiment étroite. Les « lendemains
(capitalistes) qui chantent » étant peu séduisant pour les travailleurs et
les masses de Yougoslavie, la « carte nationaliste » apparaissait
comme une option valable pour forger une base sociale qui légitimerait les
dirigeants qui s’apprêtaient à entamer « la transition ». En effet,
cela permettait d’une part de rassurer les « co-nationaux » contre
les « dérives bureaucratiques » des communistes « qui ont
toujours bafoué les droits nationaux » victimes d’un « fédéralisme
étouffant », mais aussi contre « la globalisation libérale »
dominée par les puissances étrangères qui « écrasent les intérêts
nationaux ». D’autre part, le discours nationaliste servait à cacher le
fait que derrière les déclarations sur la « protection de la nation »
de la menace d’ennemis extérieurs et intérieurs, les dirigeants nationalistes
cherchaient à préserver leurs intérêts et privilèges ainsi que ceux de leur
« clique » de proches et amis.
Or, opter pour le nationalisme en
Yougoslavie signifiait clairement se prononcer pour la dissolution de celle-ci
ou en tout cas pour sa refondation sous l’hégémonie d’une des républiques
composantes (en l’occurrence de la Serbie). En effet, à la fin de la SGM et de
la guerre de libération, on a fondé une fédération socialiste yougoslave qui,
d’un point de vue national, se basait sur un certain équilibre pragmatique des
nationalités (même si au cours des années, sous la pression de mobilisations,
on a introduit des modifications et « correctifs »). Cela cherchait à
« réparer » les erreurs et injustices faites aux autres nationalités
dans la première Yougoslavie monarchiste (1918-1941) dominée par la couronne
serbe. Dans les différentes phases de l’évolution politique, économique et
sociale de la « Yougoslavie socialiste », le pouvoir central a
concédé de plus en plus de pouvoir aux républiques fédérales et régions
autonomes. De ce fait, la Yougoslavie titiste est passée d’un « modèle
centraliste » à un autre « multicentrique ». Ainsi, par rapport
aux autres Etats du « bloc soviétique », qui étaient marqués par un
centralisme bureaucratique calquée sur l’URSS stalinienne, la Yougoslavie
apparaissait comme un « Etat décentralisé ». La figure de Tito, très
populaire parmi les masses yougoslaves par son rôle dans la guerre de
libération contre l’occupation nazie, et l’Armée (seule institution centralisée
du pays) étaient les garants politiques de l’unité du pays[1].
En ce sens, même si les
« mariages mixtes » étaient très nombreux, que plusieurs citoyens
yougoslaves se déclaraient de « nationalité yougoslave » et que
l’aspiration à vivre tous ensemble dans un même pays relevait d’une volonté
réelle des masses (au moins dans les premières années de l’après-guerre), au
milieu des années 1980 il n’y avait pas vraiment de « sentiment national
yougoslave » qui puisse servir de base à un discours
« nationaliste-restaurationniste » à l’échelle de tout le pays. Au
contraire, « l’idée yougoslave » était davantage associée aux
communistes en pleine crise de légitimité parmi les masses. En outre, les
réformes marchandes avaient affaibli les liens de solidarité entre les
républiques et les régions, notamment entre les plus riches (Slovénie, Croatie)
et les autres plus pauvres, la Serbie se situant entre les deux : les
premières voyaient les secondes comme un « fardeau » ; les
secondes voyaient les premières comme des « égoïstes ». Enfin, la
« décentralisation de la Yougoslavie » (ou plutôt la création de
plusieurs centres dans le pays) avait engendré aussi des bureaucrates locaux
(« décentralisés ») avec des intérêts et privilèges à défendre dans
chaque république (spécialement dans les plus riches mais pas seulement). Comme
on l’a dit plus haut, c’est la défense de ces intérêts qui s’occultait derrière
les discours des ex membres de l’appareil bureaucratique des républiques
devenus soudainement « nationalistes ». Ainsi, vers le début des
années 1990 tout était prêt pour la « guerre de rapaces » pour
s’arracher les uns aux autres les restes du corps à mi-mort de la Yougoslavie.
La Bosnie-Herzégovine : de la
« petite Yougoslavie » au « partage ethnique »
La péninsule balkanique est une
zone géographique qui a été pendant des siècles la frontière entre plusieurs
empires, notamment entre l’austro-hongrois et l’ottoman. Cette frontière bougeait
au rythme des guerres que ceux-ci se livraient, mais aussi de celui des
révoltes des paysans et des populations opprimées par ces empires. Cela a
provoqué grands déplacements de populations et un mélange entre les différents
peuples, comme lors de la « Grande migration » des serbes du Kosovo
vers la Vojvodine en 1690. Ce mélange formidable, qui constitue de fait une
grande richesse culturelle et humaine, dans notre époque barbare marquée par un
capitalisme décadent devient un vrai « maléfice » pour la
péninsule : guerres, « épurations ethniques », rivalités
et intrigues nationales sans fin, déportations et déplacements
forcés de populations entières, en sont quelques unes des conséquences.
On pourrait dire que la
Bosnie-Herzégovine (BiH) est un « échantillon » de ce riche et
tragique « monde balkanique ». Ce n’est pas pour rien que certains
l’appelaient « la petite Yougoslavie ». En effet, en BiH coexistent
plusieurs groupes nationaux dont les principaux (numériquement) sont les
Musulmans (ou Bosniaques), les Serbes et les Croates. Aucune de ces trois
nationalités n’a la majorité absolue, même si les plus nombreux sont les
Musulmans. Cependant, la présence pendant des siècles de populations serbes et
croates allait être un « appui » pour les dirigeants nationalistes de
Serbie et de Croatie et en même temps la démagogie sur la « défense des
co-nationaux » en BiH allait devenir leur « fond de commerce
politique ». Très vite on se mettra à parler de « l’unité de la
nation » au-delà des frontières « injustement imposées par le pouvoir
communiste » et des traités de guerre désavantageux « dictés par les
grandes puissances ».
Evidemment, cela ne veut pas dire
que le nationalisme Musulman n’existait pas, mais il était objectivement
limité. D’une part, par le fait qu’une BiH uniquement Musulmane était
impossible et, d’autre part, par le fait que les Musulmans, à la différence des
nationalistes croates et serbes de Bosnie, qui rêvaient
« d’unification » avec la Croatie et la Serbie respectivement,
n’avaient pas un « Etat de référence extérieur ».
Comme on a dit plus haut, ce qui
était en jeu dans les guerres de l’ex Yougoslavie dans les années 1990 n’était
pas du tout la survie de la Yougoslavie en tant qu’Etat, et encore moins entant
qu’Etat « socialiste ». En réalité, ce qui était en jeu c’était le
partage mesquin des restes de la Yougoslavie sur des bases soi-disant
« nationales », ce qui était une absurdité. En fait, les territoires
« nationalement homogènes » étaient très rares en BiH. Dans les
régions où une des trois principales nationalités était majoritaire, il y avait
presque toujours à côté d’importantes minorités des autres nationalités. La
Bosnie-Herzégovine est multiethnique/multinationale par essence. Dans ce sens,
les divers nationalistes ne pouvaient revendiquer un « territoire
national » qu’en procédant à un « nettoyage ethnique » auparavant :
« dans l’environnement
multiethnique des États
yougoslaves, cette homogénéité était obtenue, au long des conquêtes
territoriales, administratives et
militaires, au moyen de procédés de tris, de séparation et d’expulsions massives, de meurtres
de masse, c’est-à-dire d’un système organisé de persécutions des populations non-Serbes. Ces «persécutions
commises pour des raisons politiques, raciales ou religieuses » prirent diverses formes comme le
meurtre de nombreux civils,
l’emprisonnement, la torture et les sévices à l’encontre de civils détenus, les violences sexuelles, les
discriminations à l’embauche ou dans l’emploi. Ces actes de nettoyage ethnique étaient commis
sur des individus sélectionnés comme sur des collectifs. Il s’agissait de l’expulsion
violente des habitants d’un lieu par familles entières
préalablement triées par critères ethniques,
du transfert forcé de villages entiers, de quartiers de villes ou d’immeubles, suivis du pillage et de la destruction
délibérée de leurs maisons et villages,
des biens publics de ces villages, bourgs et villes, de leurs édifices cultuels et mémoriels. Il
s’agissait aussi de l’internement massif dans des camps dans lesquels sévissait la plus grande
violence. Ceci s’accomplissait par l’action, entre autres forces militaires régulières, de
groupes paramilitaires et se soutenait de discours nationalistes incitatifs »[2]. On comprend aisément pourquoi ces
guerres ont rapidement pris un caractère de « course à l’homogénéisation
nationale » dans le territoire revendiqué/convoité.
Les discours nationalistes ont
réussi malheureusement à influencer et à coopter de larges couches populaires.
La promesse de « solution nationale » aux problèmes économiques et
sociaux structuraux jouera un rôle important en ce sens. Mais dans un contexte
de décomposition sociale, d’éclatement de l’Etat où les différents groupes
nationaux avaient vécu pendant au moins 45 ans et de crise de régime et de
système, un autre facteur sera important pour gagner idéologiquement de larges
secteurs des masses au projet de construction « d’Etats nationaux
ethniquement purs » : l’effroi de l’autre et le souvenir des tueries
de la Seconde Guerre Mondiale. Très fréquemment, les dirigeants nationalistes
serbes vont rappeler dans leurs discours les crimes des Ustaši (fascistes
croates) contre les serbes durant la SGM et suggérer qu’il y aurait un risque
imminent de voir ces crimes se répéter et donc le peuple Serbe devrait se
préparer à combattre ; les nationalistes croates feront de même avec les
crimes des četnik (groupe de résistance nationaliste et monarchiste serbe
durant la SGM) contre les Croates et les Musulmans. Mais cette « fiction
instrumentalisée »[3]
reposait sur certains éléments réels de la situation : la Croatie
indépendante, par exemple, a supprimé le statut de « peuple constituant »
aux Serbes de Croatie les reléguant à celui de « minorité nationale »,
en même temps que l’on réhabilitait certains symboles de « l’Etat Croate
Indépendant » d’Ante Pavelić, dirigeant fasciste croate de la SGM. Cependant,
l’instrumentalisation de l’histoire devenait évidente quand les dirigeants
nationalistes serbes utilisaient le même argument de « l’extermination du
peuple serbe » pour justifier la suppression du statu de région autonome
du Kosovo alors que les crimes d’Albanais sur des Serbes n’étaient pas plus
nombreux que les délits des serbes entre eux.
C’est dans ce climat délétère, de
crise profonde sur tous les plans de la société yougoslave qu’ont commencé les
premières expulsions des populations Musulmanes et Croates des régions du Nord
de la Bosnie et des frontières avec la Serbie et la Croatie, ainsi que les
exterminations physiques. Ainsi, dans le cas étudié par E. Claverie, on voit
que dès les premiers mois de l’année 1992 on procède à l’expulsion des populations
non-serbes des villes et villages. Elle y décrit la procédure
« d’épuration ethnique », d’après les témoignages recueillis au
Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, ainsi : « Il apparaît, au fil des témoignages que ces déplacements forcés (l’épuration ethnique) étaient
obtenus selon des scénarios identiques : un groupe de soldats armés, quelquefois cagoulés, quelquefois à visage découvert,
faisait irruption dans un village ou
hameau et entrait dans les maisons, tirant à balle sur
les personnes qui se trouvaient là, quel que
soit leur âge ou leur sexe. Après en avoir tué quelques-unes, ils rassemblaient les autres sur une place.
Ces soldats ou paramilitaires
séparaient les hommes des femmes, pillaient les maisons, faisaient exploser certaines
d’entre elles, dont des mosquées et cimetières, ou les
incendiaient, emmenaient les hommes après «
interrogatoire » dans des camps ou vers une exécution sélective ou collective. Ils repartaient
généralement avec les quelques
voitures du village. Ces petits groupes venaient d’abord deux ou trois fois en matière
d’avertissement, et les gens devaient donc quitter leurs maisons, souvent des fermes, et
fuir, laissant tout derrière elles. Ce scénario connaissait divers degrés de violence effective. Il pouvait
s’agir de l’exécution d’une ou deux
personnes devant sa porte, afin que les autres se résignent à partir, il pouvait s’agir de convoyer tous
les villageois vers des camps, ou vers une frontière, en en tuant quelques-uns dans le convoi. Les actions de ces commandos étaient très souvent
appuyées par l’armée régulière (JNA/VRS) qui encerclait le village avec des chars et commençait de le pilonner après
l’avoir encerclé »[4]. Souvent les expulsions
des populations étaient accompagnées de déclarations signées par ceux qui
partaient où l’on affirmait « quitter la région volontairement et de façon
permanente » et avoir « vendu et échangé ou fait don de leurs maisons
et de leurs autres biens immobiliers à une autre personne »[5].
Il s’agissait effectivement du complément « logique » aux
déplacements forcés des populations.
Une autre illustration de la
force avec laquelle le nationalisme avait pénétré dans la société sont sans
doute les témoignages sur la participation des voisins serbes aux massacres,
expulsions de populations non-serbes et pillages : « Monsieur B. raconta comment, le 29 mai 1992 (…) une unité de paramilitaires serbes étaient entrés dans son hameau qui consistait en cinq maisons.
Parmi ces paramilitaires, il y
avait, déclara-t-il, de nombreux voisins serbes du village auquel son hameau était relié, ou
des voisins des villages environnants, des gens donc qu’il « connaissait parfaitement depuis toujours ». Ces gens
avaient jeté des grenades et tiré
des coups de feu à l’intérieur des maisons, ils avaient tabassé un certain nombre de personnes,
dont sa mère, à qui l’on avait aussi volé son argent et ses bijoux en or. Ils avaient emporté des tracteurs et des
voitures du hameau, on avait tué
son chien. Lui s’était caché avec son frère et un cousin, près de la rivière en bas du
village. Le tabassage de sa mère, précisa-t-il avait été commis par un homme avec qui il
était allé à l’école pendant huit ans. C’était « un copain de classe » »[6].
Après tous ces témoignages qui
montrent qu’il y avait bien un plan prédéterminé pour « purifier »
ces territoires que l’on voulait « homogénéiser nationalement » pour
atteindre des buts qui allaient complètement à l’encontre des intérêts des
masses, on comprend avec une grande clarté que le « pragmatisme » des
Accords de Dayton constitue, au minimum, une complicité scandaleuse avec
d’entreprises profondément réactionnaires. En effet, alors que le
« nettoyage ethnique » perpétré par les nationalistes serbes avait
créé les « bases matérielles » sur lesquelles maintenant on pouvait
revendiquer une soi-disant « Entité serbe » en Bosnie-Herzégovine,
les Accords de Dayton acceptant la « division ethnique » du pays, ne
faisaient autre chose que donner de la légitimité légale et internationale aux
crimes contre l’humanité commis en BiH. En même temps, ces accords reposent sur
un compromis pouvant être remis en cause à tout moment en déclenchant d’autres
conflits sanglants dans la région. Par exemple, rien n’assure que les serbes de
Republika Srpska ne seront tentés de rejoindre « la mère patrie »
dans le futur, surtout maintenant qu’ils possèdent « leur »
territoire au sein de la BiH. On peut dire la même chose pour les croates de
Herzégovine.
La Bosnie-Herzégovine dans une
impasse ?
Dans ce petit exposé on a voulu
expliciter la crise profonde que traversait la société yougoslave vers la fin
des années 1980 et le début des années 1990, tout en la replaçant dans un
contexte historique précis (l’effondrement du « bloc soviétique »). En
effet, la disparition de Tito au début des années 1980 venait ajouter, à la
crise économique profonde et structurelle de la Yougoslavie, une crise de
direction. Même si la Yougoslavie a survécu dix ans après la mort de Tito, la
(ou plutôt « les ») bureaucratie dirigeante n’a pas réussi à trouver
de « substitut pour Bonaparte », c'est-à-dire une figure
« consensuelle » et populaire parmi les masses qui puisse
« arbitrer » entre les intérêts des différentes factions de la
bureaucratie et ceux des masses durant une période mouvementée de crise et
« d’ajustements ». Dans ce cadre de crise de direction et
d’approfondissement des difficultés économiques, les liens de solidarité et de
fraternité, déjà affaiblis pendant la période précédente, entre les Républiques
et régions n’ont fait que se dégrader. Parallèlement, la situation économique,
politique et sociale dans les autres pays de la région se détériorait aussi et
vers la fin des années 1980 on commençait à entrevoir que l’on se dirigeait
vers une « période de transition » et de restauration du capitalisme.
Bien que des tendances
nationalistes, plus ou moins marginalisées selon les périodes, ont toujours
existé dans la société yougoslave d’après-guerre, il est évident que ce contexte
de crise presque « existentielle » constitue la base matérielle sur
laquelle pouvait s’appuyer le nationalisme et se répandre largement parmi les
masses. Si l’on ne mesure pas le poids de cette situation sur le cours des
évènements on risquerait de tomber sur des analyses, dans le meilleur des cas,
incomplètes voire « essentialistes-occidentalistes ».
L’extension de conflits comme le
yougoslave aux autres pays d’Europe Centrale et de l’Est et notamment à
l’ex-URSS était un scénario cauchemardesque pour les dirigeants impérialistes.
Ce n’est pas un hasard si au début la plupart des puissances économiques n’ont
pas reconnu les indépendances de la Slovénie et de la Croatie et ont essayé, au
moins, de les retarder. On voit alors que ce qui était en jeu dans des conflits
sanglants comme celui de la Bosnie-Herzégovine n’était pas seulement des
questions liées aux « nationalismes », mais tout le processus de
restauration du capitalisme de forme relativement pacifique. Même si certains
peuvent insister sur des théories invoquant une sorte de « complot
impérialiste » pour dépecer la Yougoslavie, d’un point de vue du contrôle
du processus dit de « transition » par l’impérialisme c’est plutôt
l’unité de la Yougoslavie qui était souhaitable. Et cela sans ne même pas
évoquer le fait que le FMI dans les années 1980 prônait, au contraire d’un
éclatement du pays, une centralisation plus forte. La position des puissances
impérialiste a évolué toujours de façon pragmatique, vers les options qui lui
permettraient de maintenir « l’équilibre et le statu quo », même si
pour cela il fallait soutenir aujourd’hui les ennemis d’hier (par exemple
Milošević lui-même).
L’exemple de la BiH montre bien
cette situation. Les Accords de Dayton qui validaient la « nouvelle carte
ethnique » de la Bosnie étaient une tentative de mettre fin à la guerre en
ménageant les « susceptibilités nationales » de tout le monde, y
compris des criminels de guerre avérés (Karadžić a participé pendant longtemps
aux négociations officielles par exemple). Après la fin de la guerre, les chefs
militaires et politiques nationalistes (toutes nationalités confondus) ont pu
profiter de plusieurs années d’impunité, malgré des mandats d’arrêt émis par le
TPIY. En effet, les arrêter aurait pu réveiller des tentions et porter atteinte
à la « stabilité régionale ».
D’ailleurs, concernant justement
ce thème de la justice et la punition des criminels de guerre, même si ces
dernières années certains « gros poissons » comme Karadžić, Mladić,
Ante Gotovina, Šešelj, entre autres, ont été arrêtés et pour certains même
condamnés, il reste toute une série de « petits poisons » dont on ne
s’occupe même pas. « On veut tourner la page de la guerre en ex
Yougoslavie ». Cependant, comment peut-on parler de « processus de
paix » et de « pages tournées » quand les crimes de guerre et le
génocide ont été validés par des « Accords de paix » ? Comment
peut-on parler de « justice » si les réfugiés qui souhaiteraient
rentrer chez-eux risquent de rencontrer les mêmes voisins qui, comme on l’a vu,
ont participé aux expulsions, aux tueries et aux pillages et qui vivent dans la
plus grande impunité ?
La Bosnie-Herzégovine n’est pas
un pays indépendant. Elle est prisonnière d’une structure étatique paralysante
et réactionnaire basée sur des divisions ethniques qui excluent de fait tous
les autres groupes nationaux/ethniques du pays, les personnes issues de
« couples mixtes » ou même ceux qui ne veulent pas choisir entre
l’une des trois principales nationalités reconnues par les Accords. En outre,
le pays est un protectorat des puissances impérialistes où plusieurs milliers
de soldats étrangers séjournent, sans compter les « conseillers »
politiques de toute sorte. Economiquement, le pays est dévasté avec un chômage
officiel d’entre 30% et 40% et dont une grande partie de la population est
dépendante d’allocations ou subventions de l’Etat.
Les partis politiques
nationalistes dominent la scène politique depuis la fin de la guerre, mais il
ne faut pas exclure un processus d’usure politique de ces partis parmi les
masses dans la prochaine période. Evidemment, ce qui se passera d’un point de
vu politique et social en Serbie et en Croatie aura beaucoup d’influence sur la
Bosnie, et vice versa. En effet, si les variantes politiques nationalistes
venaient à se renforcer en Croatie et/ou en Serbie, cela constituerait une
force d’attraction pour les forces nationalistes et réactionnaires à
l’intérieur de la BiH ; si au contraire la jeunesse et les travailleurs de
Serbie et/ou Croatie se lancent dans une lutte contre les inégalités, la
corruption, la dégradation de leurs conditions de vie et de travail, la
soumission de leurs pays aux puissances économiques, etc., cela ne pourrait
être qu’un stimulant pour le mouvement ouvrier et populaire en
Bosnie-Herzégovine. Reposer les questions sociales, politiques et économiques
sur la base des intérêts des classes opprimées et non des « intérêts du
groupe national » est un premier pas fondamental pour dépasser les divisions
réactionnaires qui existent encore parmi les masses dominées. C’est la seule
façon d’en sortir de l’impasse dans laquelle les dirigeants nationalistes et
impérialistes ont conduit les travailleurs de Bosnie-Herzégovine.
[1] Il n’est pas anodin que pendant
la guerre de dislocation de la Yougoslavie on ait assisté à des scènes de
destruction de portraits de Tito comme symbole fort de la fin de l’unité, d’une
part, et à des manifestations massives où des gens descendaient dans la rue
avec les portraits de Tito, notamment en Bosnie, pour défendre un idéal de
« multiethnicité » contre les nationalismes, d’autre part.
[2]
CLAVERIE E., « Bonne
foi et bon droit d’un génocidaire », Droit et Société 73, 2009, p. 4.
[3]
Voir CLAVERIE Elisabeth, « Techniques de la menace », Terrain n° 43, septembre 2004, p. 17.
[4]
CLAVERIE E., « La
Violence, le procès, et la Justification. Scènes d’audience au TPIY », p.
21.
[5]
Idem, p. 17.
[6]
Idem, p. 19.
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