Voici un entretien très intéressant sur la situation en Grèce, les origines de la crise actuelle, les causes structurelles de celle-ci, les attaques contre les conditions de vie des masses, la résistance, etc. Bien que je ne partage pas la plupart des conclusions politiques, c'est un texte qui offre une analyse très riche. Bonne lecture!
Source: Revue des livres n°4, mars 2012
Les mesures d’« austérité » (sinistre euphémisme !) imposées par la troïka formée par l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le FMI, et adoptées par le parlement grec, ne peuvent avoir pour effet que de « casser » la société grecque. Un observateur naïf de cette entreprise de casse ne peut être que dubitatif. Il ne s’agit à l’évidence pas de remettre la Grèce sur de bons rails. Pourquoi alors cet acharnement ? Pourquoi faut-il détruire la Grèce ? Quel intérêt, quelle logique conduit à écarter toute alternative à la destruction de la Grèce ? Il est difficile de comprendre, à première vue, ce qui peut motiver l’Union européenne et les forces au pouvoir en Grèce.
On peut bien sûr répondre à cette question en invoquant les intérêts des classes dominantes, grecques et européennes, en disant qu’il s’agit de faire payer la crise aux travailleurs, mais une telle réponse, sans être fausse, reste trop générale et ne parvient pas à saisir l’enjeu de la situation, ce qui en fait la spécificité et la distingue d’autres conjonctures de crise capitaliste. Essayons donc de comprendre de façon un peu plus précise la logique de ce qui est mis en œuvre en Grèce, et qui, comme tu le dis à juste titre, va bien au delà de la simple adoption de mesures d’austérité.
Tout d’abord, il y a la question de la dette souveraine, dans laquelle s’est cristallisée la deuxième phase de la crise qui a débuté en 2007, qui concerne la quasi-totalité des pays développés mais qui a pris en Grèce une forme paroxystique. Pourquoi ? D’une part parce que le capitalisme grec est plus fragile que d’autres et que, à l’instar des autres pays de la périphérie de l’eurozone (Portugal, Irlande, Espagne: les fameux « PIGS »), il a été particulièrement affecté par la perte de compétitivité qui découle du fonctionnement même de la monnaie unique. Nul hasard si tous ces pays présentés comme des modèles jusqu’à une date récente ont connu une croissance en trompe l’œil dans les années qui ont précédé la crise actuelle, une croissance qui reposait sur des secteurs relativement protégés de la concurrence externe, basée sur des « bulles » (immobilière en Espagne, bancaire en Irlande, de la consommation en Grèce), toutes financées par le crédit bon marché que l’euro rendait possible en même temps qu’il creusait les déficits commerciaux et de la balance des paiements de ces pays, au profit pour l’essentiel de l’Allemagne et, plus largement, du secteur bancaire et de la finance européenne. Ce modèle de croissance n’était évidemment pas soutenable, il a ravagé la base productive de tous ces pays, base non seulement industrielle, mais aussi agricole (je pense ici notamment au saccage de l’agriculture grecque), et il engendre des dégâts environnementaux et sociaux considérables. Avant même la crise, la Grèce occupait ainsi, dans le classement de l’OCDE de 1997, le troisième rang pour les inégalités, derrière seulement le Mexique et la Nouvelle Zélande. Rappelons ici la révolte de la jeunesse grecque, rejointe par d’autres « perdants » de la société grecque (précaires, chômeurs, travailleurs immigrés), en décembre 2008. Cette révolte a jeté une lumière crue sur l’exaspération d’une jeunesse frappée, déjà, par un chômage important et une précarisation galopante, une jeunesse écœurée par un système politique corrompu et par la banalisation de la brutalité policière.
Par ailleurs, s’il est exact de dire que l’État grec est plus fragile et inepte que la moyenne des États ouest-européens, ce n’est pas pour les raisons habituellement invoquées. Loin d’être hypertrophié, le secteur public en Grèce est en-deçà de la moyenne européenne, et la chose est plus marquée encore s’agissant de la fonction publique au sens strict. Il en va de même du niveau de la dépense publique. En réalité, l’État grec souffre bien plutôt de son incapacité structurelle à institutionnaliser, après la guerre civile de 1946-1949, des compromis sociaux avec les couches populaires. Ce n’est que dans les années 1980 qu’un État social limité s’est mis en place. Il en résulte d’un côté le clientélisme, de l’autre une privatisation « par le haut » de l’État, par la collusion incestueuse entre élites politiques et fractions du capital, ou capitalistes individuels. Le système d’exemption fiscale, légale ou simplement tolérée, était au cœur de ce deal. De là un problème chronique de financement de l’État, dû à une insuffisance de recettes, qui renvoie elle-même à l’étroitesse de l’assiette fiscale.
Tordons ici le coup à un mythe : les salariés en Grèce, aussi bien du public que du privé, ont toujours payé leurs impôts, et le niveau de l’imposition indirecte, particulièrement injuste, on le sait, est l’un des plus élevés d’Europe. L’exemption et l’évasion fiscales – contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, c’est la première qui constitue l’essentiel du problème – ont toujours été l’apanage du capital, non seulement du grand, mais aussi des couches de la petite-bourgeoisie non-salariée, dont le poids demeure important dans la société grecque, avec environ un tiers de la population active si l’on inclut la paysannerie. Ainsi, sont légalement exemptés d’impôts aussi bien les agriculteurs que les armateurs, tandis que l’État ferme les yeux sur l’évasion fiscale systématique des professions indépendantes et de la petite entreprise familiale. Quant aux impôts sur les sociétés, déjà faible, il a drastiquement diminué avec les politiques néolibérales poursuivies avec acharnement depuis le milieu des années 1990.
C’est donc tout ce modèle socio-économique qui s’effondre sous l’effet de la dernière tornade.
Bien, mais confrontés à cette réalité, quels ont été les choix du gouvernement grec et de l’Union européenne, et pourquoi celle-ci apparaît-elle d’emblée, dès le début de la crise, comme un acteur déterminant de la stratégie poursuivie ?
Les choix effectués, inscrits dans le marbre du premier mémorandum (mai 2010), visaient tout d’abord à préserver coûte que coûte les intérêts des banques franco-allemandes, détentrices principales des titres de la dette grecque, tout particulièrement au début de la crise (la BCE en a récupéré depuis une bonne partie, à un coût réduit, en se fournissant sur le marché secondaire). Plus généralement, il s’agissait de préserver les intérêts du secteur financier, qui constitue l’épicentre de la crise actuelle et qui a le plus à perdre à toute situation d’insolvabilité des pays endettés. Il est en effet essentiel de comprendre à quel point le projet de l’euro est lié à la financiarisation du capitalisme européen : une monnaie forte, qui a réussi à devenir une monnaie de réserve au niveau mondial, en compétition avec le dollar et le yen, est un atout décisif pour l’expansion de la finance mais aussi de l’industrie, des entreprises tournées vers l’internationalisation de leur activité. L’euro a été un atout essentiel pour l’expansion du secteur bancaire dans l’ensemble de l’eurozone, y compris en Grèce, notamment en faisant baisser le coût du crédit mais aussi en creusant les écarts de compétitivité, donc les besoins de financement des États et des particuliers (la dette privée a également explosé en Grèce, moins qu’ailleurs toutefois).
La gestion de la dette souveraine grecque est donc d’emblée un problème européen, qui touche au cœur même du fonctionnement de l’eurozone et des effets de polarisation que l’euro induit, effets que la crise actuelle vient brusquement à la fois révéler et amplifier. L’UE, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI) – la fameuse « troïka » avec laquelle le gouvernement grec a signé depuis mai 2010 les mémorandums successifs – se sont obstinés à gérer le dossier dans l’intérêt exclusif des banques européennes, refusant jusqu’en juillet dernier toute discussion sur l’annulation, même partielle, d’une dette dont on savait pertinemment que, quel que soit le cas de figure, elle était impayable dans sa majeure partie. Les fameux plans de prétendue « aide à la Grèce » – qui ne sont que des prêts garantis, accordés à des taux d’intérêt salés, et nullement de l’argent frais – ne visent qu’à assurer le remboursement de la dette, dont la charge a atteint un niveau exorbitant, qui ne cesse de croître. Le but est donc de couper sauvagement dans les dépenses publiques pour arriver à dégager des excédents budgétaires, qui servent par la suite à payer les titres de la dette parvenus à échéance. Ces plans sont dans la stricte continuité des cadeaux faits au secteur bancaire et financier depuis le début de la crise, à ceci près qu’ils fonctionnent comme un mécanisme prédateur, assurant un prélèvement et un transfert externe réguliers de richesse, à l’encontre d’un pays déterminé.
Mais l’ambition de la thérapie de choc administrée à la Grèce, comme à tout les pays qui ont subi par le passé de tels « plans d’ajustement structurel », va au-delà. Il vise à « remédier » au problème dit « structurel » de compétitivité, en imposant une « dévaluation interne », c’est-à-dire une baisse brutale relativement uniforme des salaires et (théoriquement) des prix. Dans les pays du Sud, où le FMI était seul aux manettes, cette baisse s’effectuait par un arbitrage entre baisse du « coût du travail », c’est-à-dire des salaires, et dévaluation de la monnaie nationale, qui permet de faire baisser les prix à l’exportation. Or cette deuxième option était impossible dans le cas de la Grèce, puisque celle-ci fait partie de l’eurozone. La totalité de la pression se reporte donc sur les salaires. À cette baisse des salaires directs, qui s’ajoute aux coupes de la dépense publique déjà mentionnées, vient également se combiner une politique de privatisation massive, qui vise essentiellement à « ouvrir » le pays aux « investisseurs étrangers », en réalité à offrir à vil prix au capital des créneaux à profitabilité garantie, notamment, pour prendre le cas de la Grèce, très représentatif, dans les infrastructures (ports, aéroports, autoroutes), les services publics (eau, électricité, énergies renouvelables), le foncier (patrimoine immobilier public, plages et zones côtières). Il s’agit en fait de jeter les bases d’une gigantesque opération d’« accumulation par dépossession », pour reprendre une notion-clé de David Harvey, d’installer à l’intérieur même d’un pays de l’eurozone un modèle d’accumulation expérimenté jusqu’à présent dans le Sud et les pays est-européen.
Voilà en quoi la Grèce est un véritable laboratoire, qui met en jeu l’ensemble des contradictions motrices de la crise actuelle du système, et qui sert de test aux stratégies des classes dominantes. On voit aussi que dans ce processus les rapports de domination et les effets de polarisation entre capitalismes nationaux sont essentiels. Quant au mécanisme politique qui condense leur expression et assure la coordination et la mise en œuvre des choix stratégiques qui en découlent, il s’agit de l’Union européenne.
La « stratégie du choc » imposée à la Grèce -- pour reprendre l’expression popularisée par Naomi Klein -- a déjà eu un effet dévastateur sur la société. Quel est le lot quotidien, quelles sont les conditions de vie de la majorité des Grecs aujourd’hui ?
On peut parler d’un cataclysme social qui n’a aucun précédent en Europe occidentale depuis la dernière guerre, mais qui rappelle, bien entendu, ce qu’ont vécu des pays d’Amérique latine, on pense notamment à l’Argentine, ou d’Europe de l’Est après la chute du « socialisme réel ». Mais le point de départ de la Grèce est différent ; l’Athènes de 2008 était certainement plus semblable à une ville ouest-européenne quelconque de taille comparable qu’à la Moscou des années 1980 ou à la Buenos Aires de 2000. Ce désastre est le résultat d’un triple processus : la perte de revenu, la déliquescence des services publics et, plus généralement, de l’État, l’explosion du chômage. Les salariés du secteur public ont vu leur salaire nominal diminuer d’environ un tiers ; dans le privé, des baisses de salaire « sauvages » ont été effectuées, à la faveur de la remise en cause des conventions collectives ; les retraites, déjà très faibles (la moyenne était inférieure à mille euros) ont également été amputées dans des proportions similaires. Le seul garde-fou était le salaire minimum, mais le mémorandum imposé par la troïka, qui vient d’être voté par le parlement grec, prévoit de le baisser de 22 %, le ramenant à 580 euros, avec une baisse supplémentaire de 10 % pour les salariés de moins de 25 ans, soit un niveau d’à peine plus de 500 euros, tout cela dans un pays dont le niveau de prix, qui n’a connu aucune baisse, est comparable à celui de la France (à l’exception des loyers). Il faut également ajouter que, dans près de la moitié des entreprises du secteur privé, on constate des retards de salaires d’environ trois mois.
La déliquescence des services publics est frappante : hôpitaux dévastés, dépourvus de médicaments de base, de matériel pour les blocs opératoires, où les patients s’entassent, dont certains sont exclus car ils ne peuvent pas payer le ticket modérateur de cinq euros qui a été instauré. L’étude publiée dans la revue de référence The Lancet par une équipe de chercheurs coordonnée par Alexandros Kentelenis parle d’une catastrophe sanitaire inédite dans l’Europe de l’après guerre. Les manuels scolaires, fournis à titre gratuit par le ministère, n’ont pas été distribués cette année, et des centaines d’établissement scolaires ont cessé d’exister, obligés de « fusionner » avec d’autres. Les services de base de l’administration ont cessé de fonctionner normalement. Même l’armée, qui continue à absorber une part monstrueuse du budget de l’État, est touchée. La population a complètement intériorisé l’idée qu’elle vit dans un pays où plus rien ne fonctionne vraiment.
Quant au chômage, il constitue l’indicateur le plus fidèle de l’ampleur de l’effondrement économique. Les chiffres de novembre dernier montrent qu’il a dépassé le million, soit plus de 21 % de la population active – et il s’agit là du chiffre officiel, notoirement sous-évalué. L’institut d’étude de la confédération des syndicats grecs l’évaluait à environ 25 % en 2010. Ces chiffres terrifiants traduisent l’ampleur de l’effondrement de l’économie. La diminution cumulée du PIB depuis le début de la crise atteint 16 %. C’est une Grande Dépression comparable à celle des années 1930. à l’époque, d’ailleurs, seuls deux pays avaient, brièvement, connu un recul supérieur à 20 % de leur PIB, l’Allemagne et les États-Unis.
L’explosion du chômage constitue à présent le principal facteur de la paupérisation galopante. Selon les statistiques officielles, près de 30 % de la population a déjà basculé en-dessous du seuil de pauvreté. Dans un nombre croissant d’établissements scolaires les enseignants demandent aux parents ou aux organisations caritatives de leur fournir de la nourriture parce que les enfants s’évanouissent en salle de classe.
La population revit le cauchemar d’un passé encore gravé dans les mémoires. Je rappelle qu’en 1941, sous l’occupation italienne, environ un Athénien sur dix est mort de faim et de malnutrition, et on peut dire que pour les majorité des Grecs, dans les campagnes et les classes populaires des villes, l’expérience des privations a duré jusqu’à la fin des années 1960. Ce n’est pas le seul aspect insoutenable de ce passé qui ressurgit, fût-ce sous une forme différente : les jeunes, maintenant diplômés et, pour la plupart multilingues, ont repris en masse le chemin de l’émigration. Les chiffres de l’organisme de l’UE qui gère la mobilité professionnelle au sein de l’UE fait état de plus de 80 000 demandes pour 2011, et il ne s’agit que de la partie visible de l’iceberg.
D’une façon générale, je suis bouleversé, à chaque fois que je rentre à Athènes, ma ville natale, par la transformation qui s’opère, et par son rythme : plus d’un commerce sur trois a mis les clés sous la porte, quel que soit le quartier ; les rues sont sombres ; des zones naguère animées sont la plupart du temps vides ; les sans-abri, phénomène entièrement inconnu jusqu’à présent (si l’on excepte la partie la plus fragilisée des migrants), envahissent l’espace public ; le commerce de la drogue et la criminalité explosent, la prostitution s’étend dans des endroits insoupçonnés. Les zones où se concentrent les travailleurs immigrés tendent d’une part à se ghettoïser, de l’autre à se vider de leur population car les immigrés repartent en masse dans leurs pays d’origine. C’est un paysage urbain qui se rapproche de plus en plus de celui des villes sinistrées du grand Sud.
La violence qui s’exprime de façon de plus en en plus claire dans les actions collectives, mais aussi sous la forme de la criminalité et de la délinquance, n’est que la réaction à cette immense violence systémique que la population subit depuis près de deux ans.
Beaucoup de Grecs se sont impliqués dans de grands mouvements de protestation. Peux-tu nous parler un peu de la dynamique de ces mobilisations ? Quelle est leur ampleur ? Qui y participe ? Quelles sont les formes de résistance et de protestation mises en œuvre par les Grecs ? Et quelle est la place des organisations (politiques, syndicales, associatives) dans ces mobilisations ?
Je commencerai par une esquisse de mise en perspective historique. La Grèce a une longue histoire de rébellion, de soulèvement populaire et de révolution. De façon caractéristique, les Grecs ont toujours appelé leur guerre d’indépendance « la Révolution de 1821 ». Dans son Ère des révolutions, Hobsbawm souligne que les Balkans, et plus particulièrement la Grèce, sont la seule aire européenne où la tradition jacobine a trouvé une véritable base populaire, dans la rencontre entre les masses paysannes et les cadres intellectuels tournés vers la France. Ce fil rouge de l’histoire grecque moderne a culminé dans les années 1940, la grande décade révolutionnaire avortée du combat antifasciste et de la guerre civile, et il a resurgi dans la lutte contre la dictature des colonels, avec l’insurrection étudiante et ouvrière de novembre 1973, dite « de l’école Polytechnique ».
Ce ne sont pas là simplement des questions d’histoire : le slogan principal dans les manifestations des derniers mois est une reprise de celui de 1973 : « Pain, Éducation, Liberté » (le terme grec pour « éducation » est paideia, l’équivalent de la Bildung allemande, qui désigne à la fois l’éducation, la culture et la conscience citoyenne). L’autre mot d’ordre fait également référence à la période des colonels : « La junte ne s’est pas terminée en 1973, c’est nous qui l’achèverons sur cette place. » Il faut également mentionner ce qui s’est passé le 28 octobre dernier, lors de la fête nationale commémorant le « non » de la Grèce à Mussolini en 1940. Dans des dizaines de villes, la foule a envahi la chaussée, empêchant notamment la tenue du défilé militaire à Thessalonique, elle a chassé tous les représentants de l’État des tribunes officielles, et elle a manifesté en chantant l’hymne national et des chants de la Résistance et de la lutte contre la dictature.
Il ne s’agit pas d’une question d’histoire : cette expérience montre que la réappropriation de ce passé est une condition pour une subjectivation politique de masse au présent. C’est précisément cette subjectivation que visait à entraver les stéréotypes orientalistes et racisants diffusés par une grande partie des médias étrangers, complaisamment repris par les médias et les politiciens grecs, qui présentent les Grecs comme un peuple de fainéants et de tricheurs, vivant aux crochets des vertueux « vrais » Européens, ceux du Nord bien évidemment. J’y vois pour ma part une confirmation de la vision gramscienne des luttes des groupes dominés, qui doivent prendre la forme d’une lutte « nationale et populaire » pour briser la situation de subalternité et prétendre à l’hégémonie, à la direction de la société, à travers la constitution d’un nouveau « bloc historique ». Je précise également que cette dimension nationale, très forte depuis le « mouvement des places » du printemps dernier et la mise à l’honneur du drapeau grec dans tous les rassemblements populaires, n’est en rien nationaliste : sur ces mêmes places, on a vu flotter en nombre des drapeaux égyptiens, tunisiens, espagnols ou argentins, en référence aux mouvements présents ou passés dans ces pays.
Venons-en à présent au cycle de mobilisations qui se déroule depuis un an et demi environ et qui constitue, à mon sens, l’expérience la plus avancée du conflit de masse qu’une société européenne ait connu depuis les années 1970. Nous pouvons distinguer trois étapes principales, chacune structurée par un temps fort, suivie par une période plus ou moins lente de décrue apparente mais aussi de mouvements moléculaires qui travaillent la société de façon souterraine et dont l’impact apparaît au grand jour lors de l’étape suivante.
La première phase débute lorsqu’il a s’agi de voter le premier mémorandum et elle culmine le jour même du vote, le 5 mai 2010, avec une journée de grève générale. Les manifestations sont énormes, notamment à Athènes, où le parlement est attaqué par de nombreux cortèges, dont certains provenaient même des rangs du parti communiste. L’acteur principal de ce mouvement est le mouvement syndical, appuyé par les partis de la gauche radicale. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il est possible de réitérer l’exploit de 2001, lorsqu’une journée de grève générale, accompagnée de gigantesques cortèges, avait contraint le gouvernement du socialiste « modernisateur » Costas Simitis à retirer son projet de réforme de retraites – cas unique à ma connaissance en Europe. C’est un échec cuisant, d’une part parce que la mort de trois employés de la banque Marfin dans l’incendie de leur agence, provoqué, semble-t-il, par des activistes de la mouvance Black Bloc, a causé un traumatisme dans le mouvement et permis aux médias et au gouvernement de se déchaîner. Mais aussi parce qu’il devenait évident que l’attaque était d’une tout autre ampleur, voire même d’une autre nature, qu’un simple projet de réforme ou un conflit sectoriel. Il s’agissait d’une remise en cause radicale des fondements mêmes du « pacte social », qui n’épargnerait aucune sphère d’activité économique, sociale ou politique. Et dans cette attaque, c’était l’État qui se trouvait aux premières loges, un État placé toutefois sous la tutelle de plus en plus affirmée de l’UE. D’où le caractère d’emblée politique du conflit et du terrain sur lequel celui-ci était appelé à se déployer. Pour le dire autrement, dès le vote du mémorandum signé entre le gouvernement grec et la troïka UE-BCE-FMI, avec tous ces mécanismes de verrouillage institutionnel des choix effectués, il était clair que, pour annuler une seule de ces mesures, c’était à l’ensemble qu’il fallait s’attaquer, et que s’attaquer à l’ensemble équivalait à demander le départ du gouvernement et son remplacement par autre chose. Or c’est là justement le problème. Sans même parler des faiblesses de fond du mouvement syndical (bureaucratisation, contrôle exercé par l’appareil du PASOK sur la plupart des grandes fédérations, corruption des sommets, faible implantation dans les petites entreprises du privé et extériorité par rapport au précariat), ce qui est toute de suite apparu, c’est que la gauche radicale n’avait pas d’alternative à proposer. Il faudra revenir sur ce point, en fin de compte déterminant, mais il faut souligner à quel point il marque une limite sur laquelle sont venus buter toutes les vagues successives de mobilisation.
Ce qui suit cette première phase est une période intermédiaire assez longue, de septembre 2010 au printemps 2011, pendant laquelle les quelques journées de grève générale et les appels à de grandes manifestations ne rencontrent qu’un succès modéré. En plus des facteurs subjectifs mentionnés auparavant, il faut bien sûr prendre en compte l’impact de la montée foudroyante du chômage, le climat de peur qui règne dans les entreprises – qui n’épargne pas le secteur public lui aussi concerné par les licenciements –, ainsi que le coût des retenues sur le salaire lorsque celui-ci est à ce point amputé et que les possibilités de gain de l’action envisagée apparaissent pour le moins aléatoires. Ce qui se développe dans cette phase, ce sont donc surtout les initiatives et les campagnes locales, centrées sur le refus de payer certains prélèvements ou taxes (les péages d’autoroutes privatisées, qui touchent même les habitants de la grande banlieue d’Athènes) ou encore la dégradation et la fermeture des services publics (écoles, hôpitaux). Parfois, il s’agit simplement de créer de l’entraide et d’enrayer autant que possible la destruction du tissu social, de la vie de quartier, et d’empêcher l’installation d’un climat de « guerre de tous contre tous » ouvertement propagé par le gouvernement et les grands médias. En règle générale, ce sont des noyaux militants locaux qui prennent ce type d’initiative, à la limite du caritatif parfois. Des anarchistes d’Exarcheia ou des militants communistes de la banlieue ouvrière du Pirée m’ont par exemple raconté comment ils sont allés voir le pope du coin – l’équivalent du curé pour l’Église orthodoxe – afin d’obtenir de la nourriture pour les personnes en détresse et pour les enfants des écoles. Ces initiatives se sont enracinées, partiellement structurées à l’échelle régionale et nationale autour du réseau « Je ne paie pas ». Elles ont joué un rôle essentiel dans toutes les mobilisations de masse qui ont suivi. Elles ont pris une nouvelle vigueur avec la lutte contre les nouvelles taxes, votées en septembre dernier, notamment celles, tout à fait exorbitantes, sur le foncier, intégrée dans les factures d’électricité – que 40 % des ménages n’ont pas pu régler, ou ont refusé de régler –, au risque de voir plus de la moitié de la population privée de courant.
La deuxième phase est incontestablement celle du « mouvement des places » (et nullement, dans le cas de la Grèce, des « indignés », nom que lui ont accolé les médias) de mai-juin 2011. L’idée était dans l’air depuis le mois de mars, elle avait été diffusée dans les manifestations et la bloguosphère, mais l’étincelle est finalement venue d’un appel circulant sur Facebook. Son épicentre était la place Syntagma, la place de la Constitution à Athènes, en face du parlement, même si elle a essaimée dans la plupart des centres urbains. Bien sûr, les « printemps arabes » et les « indignés » espagnols ont stimulé l’imaginaire, mais il faut se méfier des transpositions. Le mouvement grec n’était pas particulièrement juvénile ou marqué en termes générationnels. Son trait le plus frappant était que des centaines de milliers de personnes qui n’avaient auparavant jamais participé à un rassemblement, une manifestation ou une grève sont descendues dans la rue. Il s’agissait pour la plupart d’électeurs en colère du PASOK ou de la droite, venant de la petite-bourgeoisie frappée par la paupérisation ou des couches populaires peu politisées, en général fidèles au PASOK. Dépourvues de toute culture de l’action collective, étrangères à la tradition de la gauche radicale et du mouvement ouvrier, ces foules ont en général brandi le drapeau national et crié, parfois avec des slogans sortis des stades de foot, leur dégoût de la classe politique au pouvoir ces dernières décennies, la seule qu’elles sont capables d’identifier, classe politique à laquelle elles avaient longtemps confié le soin de les représenter.
Bien sûr, il n’y avait pas que cela. Ce que l’on a appelé la « partie basse » de la place Syntagma est rapidement devenu le rendez-vous des militants, en général assez jeunes, de la gauche radicale (à l’exception du PC) et d’une partie des mouvances libertaires, dans une ambiance qui rappelait beaucoup celle des Forums sociaux, avec la centralité des AG et la manie des procédures, et bon nombre des travers qui en découlent, notamment les discussions jusqu’au petit matin et le fait que les militants politiques, qui ont presque immédiatement pris le contrôle de la chose, se présentaient toujours comme de simples particuliers. Les mouvances militantes radicales à l’échelle internationale se sont focalisées sur cet aspect du mouvement, qui a certes joué un rôle significatif, par exemple en expulsant les groupes d’extrême-droite qui ont tenté de détourner les rassemblements, mais le phénomène est resté limité : l’AG de la place Syntagma n’a jamais rassemblé plus de 3 000 personnes, alors que les rassemblements du 7 et du 12 juin ont compté près d’un demi-million de personnes. Et surtout, ces AG autogérées n’ont jamais réussi à fonctionner comme un véritable centre organisateur du mouvement, leur décisions, aux objectifs souvent très ambitieux (organiser le blocage du parlement par exemple), sont restées lettres mortes, en l’absence de forces significatives pour les mettre en œuvre.
La clé du succès de ce « mouvement des places » se trouve à mon sens dans le fait qu’il a réussi d’une part à combiner la masse inorganisée de départ aux fractions politiques et syndicales les plus significatives (une fois de plus : à l’exception du PC), ainsi qu’aux réseaux d’initiatives locales et sectorielles dont j’ai parlé auparavant, et, d’autre part, à se donner un objectif clair et concret : empêcher le vote par le parlement d’un paquet supplémentaire de mesures d’« austérité », initialement prévu à la mi-juin, puis reporté à la fin du mois. L’objectif ne fût pas atteint, et il ne pouvait pas l’être, mais on peut dire que l’acquis essentiel reste dans la jonction qui s’est opérée le 15 et le 16 juin avec les syndicats, lors de la grève générale massivement suivie, et qui a débouché sur des cortèges imposants, qui ont fait vaciller le gouvernement Papandréou, démissionnaire de fait pendant quelques heures.
On peut donc dire que, à partir du mouvement des places, la crise se transforme en crise du système politique et même en crise de l’État, « crise organique » dirait Gramsci, au sens où les bases mêmes du consentement sont atteintes et où de larges masses jusqu’alors passives se mettent en mouvement et se détachent de leur formes antérieures de représentation. Cette crise a pris une ampleur nouvelle en octobre, avec les deux journées de la grève historique du 19 et 20 octobre, très certainement le mouvement social le plus important que le pays ait connu depuis la chute des colonels, grève elle-même encadrée par une multitude d’actions extrêmement dynamiques telles que l’occupation de dizaines de bâtiments publics, y compris de grands ministères. Tout cela prenait une forme quasi-insurrectionnelle, comme l’ont confirmé les événements du 28 octobre dont il a déjà été question. Le gouvernement Papandréou avait clairement perdu le contrôle de la situation, il a joué son va-tout avec l’idée d’un référendum, qui n’a fait qu’accélérer sa chute et la mise en place de l’actuel gouvernement d’« entente nationale » dirigé par le banquier Papadémos. Tout cela bien sûr sans la moindre légitimité démocratique, et qui jette une lumière crue sur la mise sous tutelle du pays par l’UE, tout particulièrement par l’« axe franco-allemand », dans laquelle l’Allemagne et ses alliés stratégiques (Pays-Bas, Finlande, Autriche) tient le premier rôle.
à mon sens, du point de vue de la mobilisation populaire, on se trouve aujourd’hui dans un approfondissement de cette troisième phase. Le gouvernement Papadémos a semblé apporter un calme précaire pendant trois mois, essentiellement du fait de sa relative inaction. En réalité, derrière ce calme, la crise s’approfondissait. La désintégration du PASOK, autour des 10 % dans les sondages, s’est poursuivie. Moins visibles, les grèves se sont pour la première fois depuis le début de la crise étendues dans le secteur privé, grâce notamment à la dynamique de la lutte-phare des métallos des aciéries d’Elefsina, qui a eu retentissement significatif dans la zone industrielle tout entière, la plus importante du pays. Avec l’annonce du vote du nouveau mémorandum, encore plus dur que le précédent, les éléments étaient réunis pour l’explosion du 12 février.
La situation est aujourd’hui particulièrement volatile, explosive. Le bloc au pouvoir semble prêt à tout. Y a-t-il un risque d’implosion complète du système politique grec ? Quels sont les risques d’une solution « autoritaire » à la crise, qui impliquerait l’armée et la police, le déploiement d’une violence armée ?
Le système politique grec a déjà implosé. Rien d’étonnant à cela du reste, aucun système politique fondé sur un régime parlementaire n’a survécu aux thérapies de choc. Dans le cas de la Grèce, une étape cruciale, sans doute décisive, de cette désintégration a été franchie lors du vote sur le second mémorandum, celui du 12 février. Une trentaine de députés du PASOK ont fait défection, notamment, pour la première fois, plusieurs figures de premier plan, ainsi qu’une vingtaine de députés de droite. En apportant son soutien au gouvernement, la Nouvelle Démocratie (droite) s’est grillée et, avec elle, disparaît le dernier facteur de stabilité possible. L’extrême-droite du LAOS, en baisse constante dans les sondages depuis sa participation au gouvernement Papadémos, s’était, quant à elle, déjà retirée de la coalition quelques jours avant le vote. Plus personne ne sait quelle est la configuration du parlement actuel, lequel a perdu ne serait-ce que l’ombre d’une légitimité. Les partis de la coalition droite-PASOK au pouvoir totalisent à peine plus de 30 % des intentions de vote. La gauche radicale est à plus de 25 %, mais très divisée entre la Coalition de la gauche radicale (Syriza) et le PC grec (KKE), combatif et dominant en tant qu’organisation, mais d’un sectarisme néostalinien unique en Europe. Un parti minuscule, qui ne s’est jamais présenté aux élections, mais très avantagé par les médias, la Gauche démocratique, issue d’une récente scission droitière de Syriza, est à plus de 15 % dans les sondages. En réalité ils ne sont pas plus à gauche que le PASOK, mais ils jouent tactiquement la carte d’une opposition « responsable », refusant les mesures mais sans aller jusqu’à la rupture, ce qui leur permet de capter une fraction significative de l’électorat modéré situé au centre-gauche. Il paraît à peu près certain qu’ils seront bientôt concurrencés par la nouvelle formation que ne vont pas manquer de lancer certains des députés dissidents du PASOK, avec l’appui de quelques personnalités.
Cette liquéfaction du système politique, ainsi que le poids très important de la gauche radicale, conduisent l’UE et le gouvernement à tout faire pour ajourner le plus possible la date des élections , le mandat de ce parlement s’étendant, formellement, jusqu’en octobre 2013. Cette option est intenable, car si un « bonapartisme sans Bonaparte » est possible (c’est ainsi que Gramsci désignait les exécutifs soutenus par des coalitions parlementaires en principe contre-nature, très autonomisés du jeu représentatif habituel), il faut quand même une base, un socle minimal de consentement dans la société. Il en est de même pour une fuite en avant répressive et autoritaire : on ne peut exclure une telle tentative, et on voit parfaitement des fractions du personnel politique, essentiellement l’aile ultralibérale du PASOK, se laisser tenter par une telle aventure. Mais là encore il faut des appuis. Pinochet n’aurait pas pu mener à bien son coup d’État, et, a fortiori, gouverner le Chili pendant des décennies et en faire le modèle mondial du néolibéralisme, sans l’appui d’une fraction importante de la société, terrorisée par l’expérience socialiste d’Allende. Or c’est précisément cet appui qui fait défaut au gouvernement actuel, et, la situation économique et sociale ne cessant de se détériorer, nulle issue ne semble viable du point de vue du système. D’autant plus que, loin de décliner, la mobilisation populaire semble repartie pour un nouveau cycle offensif, même si elle n’a pas résolu la question stratégique de l’alternative.
Le point de non-retour a donc déjà été franchi, nous sommes condamnés à du nouveau, de l’inédit. Sa nature et le type de perspectives qui s’ouvriront dépendent bien sûr des rapports de forces sur le terrain sociale, mais aussi, et, comme toujours dans ce type de situation, des choix que feront les acteurs, en particulier du côté de la gauche radicale.
Justement, quelles autres issues seraient possibles ? Est-ce que l’émergence d’un Kirchner grec est envisageable ? Est-ce que la formation d’un front des organisations de la gauche radicale est possible ?
C’est bien entendu la question la plus cruciale. Commençons par la gauche radicale. Son opposition résolue à la politique du désastre et l’implication de ses militants dans les mobilisations lui ont permis d’élargir son audience. Elle apparaît aujourd’hui comme le seul espoir possible au sein du champ politique, y compris pour des couches très éloignées jusqu’à récemment de ses positions. Cela dit, il ne faut pas cacher ses limites. Le « mouvement des places » a montré les difficultés à unifier des secteurs sociaux hétérogènes, et cela concerne tout autant la gauche politique que les syndicats grecs. Il y a par ailleurs le poids de la fragmentation, à la fois résultat et cause à part entière d’une faiblesse plus profonde. J’ai parlé de la fracture qui existe entre Syriza et le PC du fait du sectarisme de ce dernier, mais, même si elle constitue à mon sens une partie essentielle du problème, dans la mesure où elle entrave même l’unité d’action la plus élémentaire, elle ne l’épuise pas pour autant. Syriza est en fait une coalition composée d’une dizaine de formations, qui sont loin de converger sur tout ; d’ailleurs, la principale d’entre elles, la Coalition de gauche (Synaspismos), est divisée entre des courants très distincts, qui s’opposent sur la plupart des questions stratégiques de l’heure. Sans même parler de l’extrême-gauche, créditée d’environ 1% des voix, pour l’essentiel regroupée dans la coalition Antarsya, mais qui se divise elle aussi sur la perspective stratégique.
Celle-ci tourne essentiellement autour du point que tu soulèves dans ta question, à savoir le problème de la constitution d’un front politique autour d’une série de revendications transitoires, susceptibles d’offrir des solutions à la fois radicales et concrètes à la situation. Il est essentiel de comprendre que la tâche à laquelle la gauche radicale grecque se trouve aujourd’hui confrontée n’est pas celle de la « résistance », de l’accumulation de forces ou d’un coup d’éclat électoral, c’est celle d’un projet hégémonique, qui pose la question du pouvoir et d’une voie alternative praticable ici et maintenant par la société, sous la direction et dans l’intérêt des classes subalternes. Or, face à cela, les formations de la gauche radicale se dérobent, et ce, dès le début de la crise, oscillant entre une rhétorique radicale, mais abstraite, et un pragmatisme dépourvu de substance, qui refuse de tirer les leçons de la faillite complète du modèle de développement suivi dans le cadre de l’intégration européenne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucune formation ne propose une solution de type Kirchner, car cela suppose une rupture avec le consensus européiste, qui traverse l’ensemble de la classe politique, y compris, d’une certaine façon, la gauche radicale. Une telle proposition, à mon sens la seule alternative concrète possible, est défendue par divers courants et sensibilités au sein la gauche radicale, et par une fraction croissante de l’opinion publique, sans être, jusqu’à présent, parvenue à s’imposer au sein des formations politiques en tant que telles, à l’exception d’Antarsya. Son fondement est la cessation de paiement à l’initiative du pays débiteur, et non imposé à celui-ci par ses créditeurs avec des conditions draconiennes, mais qui suppose aussi de retrouver la souveraineté monétaire, donc de sortir de l’euro, dont j’ai montré tout à l’heure qu’il se trouvait au cœur de la stratégie du désastre actuel (la « dévaluation interne ») non seulement pour la Grèce, mais pour l’UE tout entière. Ces mesures ne sont bien entendu qu’un point de départ, elles demandent à être complétées, notamment par la nationalisation du secteur bancaire, le contrôle des capitaux et l’imposition du capital et des couches les plus aisées. Ce n’est sans doute pas le socialisme, mais c’est un programme transitoire réaliste et pourtant radical, qui frappe au cœur la stratégie poursuivie avec un acharnement destructeur par les groupes dirigeants nationaux et européens. Je précise également qu’il ne s’agit en rien d’un choix de « repli national », contrairement à ce qu’on entend parfois à gauche. Ce dont il est question, c’est d’ouvrir une brèche, en commençant là où se situe, dans le moment actuel, le maillon le plus faible, une brèche où pourront s’engouffrer des forces immenses, encore hésitantes, dans le reste de l’Europe. Certains, notamment le leader de l’extrême-droite grecque, agitent le spectre d’une Grèce « Cuba de l’Europe ». Je dirai pour ma part qu’il s’agit tout d’abord d’en faire la Tunisie.
Celle-ci tourne essentiellement autour du point que tu soulèves dans ta question, à savoir le problème de la constitution d’un front politique autour d’une série de revendications transitoires, susceptibles d’offrir des solutions à la fois radicales et concrètes à la situation. Il est essentiel de comprendre que la tâche à laquelle la gauche radicale grecque se trouve aujourd’hui confrontée n’est pas celle de la « résistance », de l’accumulation de forces ou d’un coup d’éclat électoral, c’est celle d’un projet hégémonique, qui pose la question du pouvoir et d’une voie alternative praticable ici et maintenant par la société, sous la direction et dans l’intérêt des classes subalternes. Or, face à cela, les formations de la gauche radicale se dérobent, et ce, dès le début de la crise, oscillant entre une rhétorique radicale, mais abstraite, et un pragmatisme dépourvu de substance, qui refuse de tirer les leçons de la faillite complète du modèle de développement suivi dans le cadre de l’intégration européenne. Aussi incroyable que cela puisse paraître, aucune formation ne propose une solution de type Kirchner, car cela suppose une rupture avec le consensus européiste, qui traverse l’ensemble de la classe politique, y compris, d’une certaine façon, la gauche radicale. Une telle proposition, à mon sens la seule alternative concrète possible, est défendue par divers courants et sensibilités au sein la gauche radicale, et par une fraction croissante de l’opinion publique, sans être, jusqu’à présent, parvenue à s’imposer au sein des formations politiques en tant que telles, à l’exception d’Antarsya. Son fondement est la cessation de paiement à l’initiative du pays débiteur, et non imposé à celui-ci par ses créditeurs avec des conditions draconiennes, mais qui suppose aussi de retrouver la souveraineté monétaire, donc de sortir de l’euro, dont j’ai montré tout à l’heure qu’il se trouvait au cœur de la stratégie du désastre actuel (la « dévaluation interne ») non seulement pour la Grèce, mais pour l’UE tout entière. Ces mesures ne sont bien entendu qu’un point de départ, elles demandent à être complétées, notamment par la nationalisation du secteur bancaire, le contrôle des capitaux et l’imposition du capital et des couches les plus aisées. Ce n’est sans doute pas le socialisme, mais c’est un programme transitoire réaliste et pourtant radical, qui frappe au cœur la stratégie poursuivie avec un acharnement destructeur par les groupes dirigeants nationaux et européens. Je précise également qu’il ne s’agit en rien d’un choix de « repli national », contrairement à ce qu’on entend parfois à gauche. Ce dont il est question, c’est d’ouvrir une brèche, en commençant là où se situe, dans le moment actuel, le maillon le plus faible, une brèche où pourront s’engouffrer des forces immenses, encore hésitantes, dans le reste de l’Europe. Certains, notamment le leader de l’extrême-droite grecque, agitent le spectre d’une Grèce « Cuba de l’Europe ». Je dirai pour ma part qu’il s’agit tout d’abord d’en faire la Tunisie.
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