Dans L’Idéologie Allemande Marx disait : « Les idées de la classe dominante sont, à toute époque, les idées dominantes; en d'autres termes, la classe détentrice de la puissance matérielle dominante de la société représente en même temps la puissance spirituelle qui prédomine dans cette société. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, et par là même, des moyens de la production spirituelle ». On ne peut qu’être d’accord avec cette phrase, mais dans les années 1990 on a vu que l’existence même des classes sociales et de la lutte de classes étaient remises en cause. En effet, pour les classes et les groupes dominants une des façons de lutter conte la résistance des dominés c’est de nier directement l’existence de classes sociales ayant des intérêts antagoniques et/ou entretenant une relation de dominant-dominé. Ainsi, même si l’on constate et reconnait des inégalités (impossibles à dissimuler de toute façon), les intérêts entre « riches et pauvres » n’étant pas opposés, on peut trouver un « compromis » à travers « une meilleure répartition des richesses », mais on peut aussi justifier les inégalités comme étant « inhérentes à la nature humaine » et donc ce ne serait que par le développement du marché (théorie du « Trickel Down » ou « effet de ruissellement »[1] ), et accessoirement de la « démocratie », que l’on pourrait réduire la pauvreté.
Bien que ces idées aient toujours accompagné la lutte des dominants contre les dominés, surtout la lutte contre le marxisme et l’idée du socialisme en général, ils ont pris une ampleur particulière après la fin des dictatures dites « communistes ». En effet, la chute de Mur de Berlin en 1989 et la restauration du capitalisme qui a suivi dans les Etas dits « socialistes » de l’Est d’Europe ont été présentés comme « la fin de l’histoire », la victoire définitive du « monde libre » contre « l’autoritarisme », la victoire du capitalisme, le meilleur des systèmes possibles, sur le « socialisme ». Certes, la chute du stalinisme a été voulue largement par les masses de ces pays mais c’est surtout l’absence de perspectives socialistes et révolutionnaires authentiques qu’a permis que la mobilisation populaire soit capitalisée rapidement par des variantes politiques, issues des bureaucraties dirigeantes, qui cherchaient à restaurer le capitalisme dans ces pays. Peu importe, on a utilisé ce fait pour « prouver » que le « communisme » était un échec et donc fausse l’analyse selon laquelle la société serait divisée en classes sociales.
Effectivement, ces évènements ont trouvé le mouvement socialiste révolutionnaire dans une crise historique. Les défaites du mouvement ouvrier, accumulées depuis les années 1950, et le poids des trahisons, de la répression et de la persécution staliniennes sont à la base de cette crise. Celle-ci ne se reflétait pas seulement sur le plan organisationnel mais aussi sur le plan idéologique. En effet, l’effondrement du stalinisme étant accompagné de l’effondrement des différents Partis Communistes, présentés, surtout par les idéologues de la bourgeoisie, comme les tenants de « l’orthodoxie marxiste », l’idée selon laquelle le marxisme serait « dépassé » gagnera du poids, y compris au sein des partis se revendiquant du marxisme révolutionnaire. Par exemple, l’abandon progressif de la part de la LCR en France du programme trotskyste au cours des années 1990 et son abandon définitif en 2009 avec la création du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) est peut-être un des exemples les plus claires et importants de l’influence de cette idée au sein des courants se revendiquant du marxisme révolutionnaire, du trotskysme.
D’autres courants sont allés jusqu’affirmer, à l’unisson avec les idéologues de la bourgeoisie, que, vu les transformations de la production capitaliste et la profonde crise du mouvement ouvrier organisé, la classe ouvrière et les classes sociales en générale avaient objectivement « disparu ». Par exemple, Toni Negri dans son livre Exil en 1998 dit : « La multitude, c’était l’ensemble des personnes qui vivaient dans un monde pré-social qu’il s’agissait de transformer en une société politique, une société, et qu’il s’agissait donc de dominer (…) Tout cela, c’est à l’époque moderne, et donc avant la formation du capitalisme. Il est évident que le capitalisme a modifié les choses, parce qu’il a transformé la multitude en classes sociales (…) Aujourd’hui, dans la transformation du moderne en post-moderne, le problème redevient celui de la multitude. Dans la mesure où les classes sociales en tant que telles se délitent, le phénomène de l’auto-concentration organisatrice des classes sociales disparaît. On se trouve donc à nouveau face à un ensemble d’individus, et pourtant cette multitude est devenue absolument différente. C’est une multitude qui est le résultat d’une massification intellectuelle, elle ne peut plus être appelée plèbe ou peuple, parce que c’est une multitude riche (…) Il existe aujourd’hui une multitude de citoyens, mais parler de citoyens, ce n’est pas suffisant, parce que c’est simplement qualifier en termes théoriques et juridiques des individus qui sont formellement libres. Il faudrait plutôt dire qu’il existe aujourd’hui une multitude de travailleurs intellectuels »[2] (souligné par moi).
Ces exemples représentent en réalité une adaptation au discours dominant et en fin de compte n’aident en rien les opprimés à se réapproprier de leur histoire et à tirer les leçons de cette grande défaite qui a été la restauration du capitalisme dans « le bloc soviétique ». « Les grandes défaites politiques provoquent inévitablement une révision des valeurs qui s'accomplit, en général, dans deux directions. D'une part, enrichie de l'expérience des défaites, la véritable avant-garde, défendant avec becs et ongles la pensée révolutionnaire, s'efforce d'en éduquer de nouveaux cadres pour les futurs combats de masses. D'autre part, la pensée des routiniers, des centristes, des dilettantes, effrayée par les défaites, tend à renverser l'autorité de la tradition révolutionnaire et, sous l'apparence de la recherche d'une "vérité nouvelle", à revenir loin en arrière »[3], disait Trotsky…
Avec l’aggravation de la crise économique commencée en 2007-2008, la lutte de classes, présentée pendant des années comme un « mythe » mais qui a pourtant toujours été présente, revient au devant de la scène avec une force imparable et impossible à dissimuler. Récemment on a eu d’une part le mouvement contre la réforme des retraites en France qui a eu le grand mérite, si on ne devait en mentionner qu’un, de prouver à tous les sceptiques et idéologues du système que la classe ouvrière existe et que sa force sociale reste intacte : ce sont essentiellement les raffineurs et les dockers qui ont constitué « la colonne vertébrale » du mouvement. D’autre part, les évènements dans le Nord de l’Afrique, notamment en Tunisie et en Egypte, montrent, malgré leurs limites que l’on ne peut pas développer ici, que les révolutions et la mobilisation révolutionnaire des masses ne sont pas du tout des choses d’une « époque révolue ».
On dit que Galilée aurait affirmé tout bas, après avoir été obligé de nier que la terre tournait sur elle-même, « et pourtant elle tourne ». Après toutes ces années où on nous rabâchait que les classes sociales et la lutte de classes n’existaient pas ou que c’était un « mythe », nous pouvons dire, surtout au vu des luttes de ces dernières années, « et pourtant elles existent » !
[1] Théorie selon laquelle “la seule croissance économique suffirait à créer le développement social nécessaire pour dépasser la pauvreté” (http://www.cdc.fonacit.gob.ve/cgi-win/be_alex.exe?Descriptor=TEOR%CDA+DEL+DERRAME&Nombrebd=Fonacit).
[2] Toni NEGRI, Exil, 1998 (consulté le 2/2/11 sur http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1419).
[3] L. TROTSKY, « Bolchevisme ou stalinisme », août 1937 (consulté le 2/2/11 sur http://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1937/08/lt19370829.htm).
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