Ce matin je parlais de grands
couteaux, et je me suis rappelé de ma tante Cristina, ou « Tina »
comme on l’appelait et comme je l’ai connue. Et c’est bizarre car je n’ai pas
beaucoup de souvenirs d’elle, avec elle. A vrai dire je ne me souviens même pas
de son visage ; juste de la couleur de sa peau : noire, d’un marron
foncé comme il y en a tant dans ce Brésil du Nord-Est, comme il y en a tant
dans ma famille. Je crois que je n’ai jamais vu une photo d’elle non plus, je
ne sais pas s’il y en a. Sans doute qu'il y en a, quelque part.
Et Tina c’est en grande partie
cela pour moi : un prénom, sans visage, mais qui contient une personnalité
un peu « rebelle », aux marges, mais surtout et avant tout de la
souffrance, de celles qui rendent les gens durs. Je ne sais pas si elle était
« rebelle », elle était peut-être un peu en décalage par rapport à
une famille évangéliste, enveloppée de préjugés religieux, de ceux qui ont la
force et la ténacité d’alimenter le ventre vide de personnes submergées dans
une pauvreté qui ne semble pas avoir de fin ; de ces croyances qui
remplissent la place laissée vide par l’ignorance et la sensation d’impuissance
face aux colosses que sont la souffrance, le besoin, l’oppression, les
humiliations, mais aussi les dégradations des rapports humains.
Les grands couteaux ont toujours
été un instrument regardé du coin de l’œil, avec méfiance, chez moi. Ma mère
nous a toujours raconté des histoires. De vraies histoires. Histoires du réel.
Là où habitait ma famille à l’époque il n’y avait pas d’eau courante dans les
maisons (et il n’y en a pas eu jusqu’à bien longtemps après). Ma tante et ma
mère allaient remplir des sceaux d’eau au puits en bas de la rue. Ma tante Tina
avait déjà deux enfants ; elle voulait quitter son mari (ou quelque chose
de la sorte). « Attention Tina,
[machin] est dans le coin et il dit qu’il va te tuer ». « Que des histoires ! »,
a-t-elle répondu ce jour-là. J’ai entendu cette histoire de nombreuses fois, je
l’ai racontée moi-même plusieurs fois aussi. Aujourd’hui j’ai eu un nœud à la
gorge et n’ai pu contenir mes larmes. Au retour de cette tâche qui semblait si
banale à l’époque, Tina a été prise par derrière, une main l’immobilisant,
l’autre, grand couteau empoigné, assenant les coups de mort. Ma mère raconte
avoir senti la terre s’ouvrir. Sans forces, elle a couru jusqu’à chez-elle pour
dire à mes grands-parents : « [machin]
a tué Tina ! ».
Quand on dit que le capitalisme
avilit l’être humain, en réalité cela est particulièrement vrai pour les plus
exploités et opprimés. Quelle violence. Quelle dégradation des rapports humains
que de penser à tuer quelqu’un comme ça, en plein jour, devant tout le monde.
C’est la violence de genre. C’est la violence de la misère. C’est la violence
d’une société injuste. C’est tout cela mais plus encore aussi. Il va sans dire
que [machin] n’a jamais été jugé, ni rien.
A dix minutes de marche du
domicile de ma famille, il y avait (et il y a toujours) un hôpital, j’y suis né
d’ailleurs. La situation de ma tante était trop complexe pour lui apporter les
soins pour la sauver. Il fallait l’amener à Recife, à plus ou moins une heure
de là. Evidemment, ils n’ont mis aucune ambulance à disposition. Le Brésil est
un Etat fondé sur l’exploitation esclavagiste, un(e) noir(e) de plus ou de
moins, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Vous devez vous débrouiller. Ça
c’était avant, mais de nos jours cela n’a pas tant changé. Un voisin avait une
voiture, et avec ma mère et ma tante ils sont partis en urgence direction
Recife. Sur la banquette arrière, ma mère tentait de maintenir Tina réveillée.
Elle avait soif ; ma mère secouait un chiffon blanc par la fenêtre afin
que les autres voitures libèrent la voie. J’ai vu tant de fois ces voitures
passer à toute allure, quelqu’un secouant un chiffon blanc par la fenêtre. Tina
a subi je ne sais combien d’opérations et est restée longtemps à l’hôpital.
Tina a survécu. Mais comment.
Elle a vécu encore. Mais pour les pauvres il n’y a que des injustices dans
cette société. La rougeole a emporté à seulement 2 ans sa fille, ma cousine.
Mon grand-père, qui était alcoolique, a replongé dans l’alcool, l’une des
périodes les plus noires de sa maladie. Parfois on me demande pourquoi j’ai
quitté le Brésil. Je ne l’ai pas quitté. D’ailleurs il y a des questions
auxquelles on ne doit pas répondre sincèrement, en disant toute la vérité, au
risque de blesser inutilement celui ou celle qui pose la question. « Il
fait si beau au Brésil ». Certes.
Mon cousin, Neguinho, fils de
Tina a été élevé, tant bien que mal, par ma grand-mère. C’est un enfant qui a
grandi seul en fin de comptes. J’ai de beaux souvenirs d’enfant avec Neguinho
et mon oncle André. On avait presque le même âge. Mais des vies très
différentes. Je ne les voyais que quand on rentrait leur rendre visite. Le
dernier souvenir, et presque le seul, que j’ai de ma tante Tina remonte à 1992.
Elle habitait dans un bidonville de Recife et elle élevait la fille d’un cousin
à elle. Elle ne voyait que rarement son fils Neguinho. Je n’arrive pas à me
souvenir du visage de ma tante. Je me souviens seulement que nous avons passé
une après-midi avec elle, et où elle habitait il y avait un grand trou. J’avais
peur d’y tomber. C’était dangereux.
Ma famille, comme tant de
familles du Brésil du Nord-Est, est une famille d’émigration. Quand on émigre,
laissant derrière soi tant de choses, on peut avoir du mal à se réconcilier
avec son passé, avec les personnes du passé, avec les lieux du passé. Tina n’avait
pas émigré dans l’espace mais dans ses sentiments. Elle était distanciée de ma
famille. Pendant longtemps elle l’est restée. C’est peut-être pour cela que je
n’arrive pas à me rappeler de son visage. Je ne me rappelle pas non plus de
l’année de sa mort. 2002 ou 2004 ? Je crois savoir que c’était en 2002. Un
cancer l’a emportée. Ma mère disait que c’était la tristesse qui l’avait rendue
malade jusqu’à l’emporter. Ma mère a appris son décès deux mois plus tard. A
l’époque je ne comprenais pas pourquoi ce délai l'attristait tant, alors que sa
mort était l’élément le plus grave. Aujourd’hui je ne comprends pas comment je
ne comprenais pas. C’est atroce. Je ne sais pas où est enterrée ma tante
Tina ; tout comme je ne sais pas où est enterrée ma grand-mère. Ni mon
grand-père d’ailleurs. Si je posais quelques questions dans ma famille je le
saurais, sans doute. Triste métaphore de l’existence anonyme de milliards de
pauvres dans ce monde.
Ce n’est pas plus pour ma tante
Tina, que pour ma mère, pour ma grand-mère ou pour les milliards de pauvres
avec qui je m’identifie profondément à travers la planète que je fais tout ce
que je fais, que j’ai choisi la vie que j’ai choisie, celle d’un militant
trotskyste. Mais une chose est sûre : le jour de la victoire arrivera, la
revanche sera terrible, et ce jour-là ma tante Tina aura aussi gagné et dansera
au rythme de notre victoire sur ce système d’exploitation, d’oppressions et
d’humiliations.
Philippe Alcoy.
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