12.5.20

A ma tante Cristina. Pour les pauvres que des injustices, mais la revanche sera terrible



Ce matin je parlais de grands couteaux, et je me suis rappelé de ma tante Cristina, ou « Tina » comme on l’appelait et comme je l’ai connue. Et c’est bizarre car je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’elle, avec elle. A vrai dire je ne me souviens même pas de son visage ; juste de la couleur de sa peau : noire, d’un marron foncé comme il y en a tant dans ce Brésil du Nord-Est, comme il y en a tant dans ma famille. Je crois que je n’ai jamais vu une photo d’elle non plus, je ne sais pas s’il y en a. Sans doute qu'il y en a, quelque part.


Et Tina c’est en grande partie cela pour moi : un prénom, sans visage, mais qui contient une personnalité un peu « rebelle », aux marges, mais surtout et avant tout de la souffrance, de celles qui rendent les gens durs. Je ne sais pas si elle était « rebelle », elle était peut-être un peu en décalage par rapport à une famille évangéliste, enveloppée de préjugés religieux, de ceux qui ont la force et la ténacité d’alimenter le ventre vide de personnes submergées dans une pauvreté qui ne semble pas avoir de fin ; de ces croyances qui remplissent la place laissée vide par l’ignorance et la sensation d’impuissance face aux colosses que sont la souffrance, le besoin, l’oppression, les humiliations, mais aussi les dégradations des rapports humains.

Les grands couteaux ont toujours été un instrument regardé du coin de l’œil, avec méfiance, chez moi. Ma mère nous a toujours raconté des histoires. De vraies histoires. Histoires du réel. Là où habitait ma famille à l’époque il n’y avait pas d’eau courante dans les maisons (et il n’y en a pas eu jusqu’à bien longtemps après). Ma tante et ma mère allaient remplir des sceaux d’eau au puits en bas de la rue. Ma tante Tina avait déjà deux enfants ; elle voulait quitter son mari (ou quelque chose de la sorte). « Attention Tina, [machin] est dans le coin et il dit qu’il va te tuer ». « Que des histoires ! », a-t-elle répondu ce jour-là. J’ai entendu cette histoire de nombreuses fois, je l’ai racontée moi-même plusieurs fois aussi. Aujourd’hui j’ai eu un nœud à la gorge et n’ai pu contenir mes larmes. Au retour de cette tâche qui semblait si banale à l’époque, Tina a été prise par derrière, une main l’immobilisant, l’autre, grand couteau empoigné, assenant les coups de mort. Ma mère raconte avoir senti la terre s’ouvrir. Sans forces, elle a couru jusqu’à chez-elle pour dire à mes grands-parents : « [machin] a tué Tina ! ».

Quand on dit que le capitalisme avilit l’être humain, en réalité cela est particulièrement vrai pour les plus exploités et opprimés. Quelle violence. Quelle dégradation des rapports humains que de penser à tuer quelqu’un comme ça, en plein jour, devant tout le monde. C’est la violence de genre. C’est la violence de la misère. C’est la violence d’une société injuste. C’est tout cela mais plus encore aussi. Il va sans dire que [machin] n’a jamais été jugé, ni rien.

A dix minutes de marche du domicile de ma famille, il y avait (et il y a toujours) un hôpital, j’y suis né d’ailleurs. La situation de ma tante était trop complexe pour lui apporter les soins pour la sauver. Il fallait l’amener à Recife, à plus ou moins une heure de là. Evidemment, ils n’ont mis aucune ambulance à disposition. Le Brésil est un Etat fondé sur l’exploitation esclavagiste, un(e) noir(e) de plus ou de moins, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Vous devez vous débrouiller. Ça c’était avant, mais de nos jours cela n’a pas tant changé. Un voisin avait une voiture, et avec ma mère et ma tante ils sont partis en urgence direction Recife. Sur la banquette arrière, ma mère tentait de maintenir Tina réveillée. Elle avait soif ; ma mère secouait un chiffon blanc par la fenêtre afin que les autres voitures libèrent la voie. J’ai vu tant de fois ces voitures passer à toute allure, quelqu’un secouant un chiffon blanc par la fenêtre. Tina a subi je ne sais combien d’opérations et est restée longtemps à l’hôpital.

Tina a survécu. Mais comment. Elle a vécu encore. Mais pour les pauvres il n’y a que des injustices dans cette société. La rougeole a emporté à seulement 2 ans sa fille, ma cousine. Mon grand-père, qui était alcoolique, a replongé dans l’alcool, l’une des périodes les plus noires de sa maladie. Parfois on me demande pourquoi j’ai quitté le Brésil. Je ne l’ai pas quitté. D’ailleurs il y a des questions auxquelles on ne doit pas répondre sincèrement, en disant toute la vérité, au risque de blesser inutilement celui ou celle qui pose la question. « Il fait si beau au Brésil ». Certes.

Mon cousin, Neguinho, fils de Tina a été élevé, tant bien que mal, par ma grand-mère. C’est un enfant qui a grandi seul en fin de comptes. J’ai de beaux souvenirs d’enfant avec Neguinho et mon oncle André. On avait presque le même âge. Mais des vies très différentes. Je ne les voyais que quand on rentrait leur rendre visite. Le dernier souvenir, et presque le seul, que j’ai de ma tante Tina remonte à 1992. Elle habitait dans un bidonville de Recife et elle élevait la fille d’un cousin à elle. Elle ne voyait que rarement son fils Neguinho. Je n’arrive pas à me souvenir du visage de ma tante. Je me souviens seulement que nous avons passé une après-midi avec elle, et où elle habitait il y avait un grand trou. J’avais peur d’y tomber. C’était dangereux.

Ma famille, comme tant de familles du Brésil du Nord-Est, est une famille d’émigration. Quand on émigre, laissant derrière soi tant de choses, on peut avoir du mal à se réconcilier avec son passé, avec les personnes du passé, avec les lieux du passé. Tina n’avait pas émigré dans l’espace mais dans ses sentiments. Elle était distanciée de ma famille. Pendant longtemps elle l’est restée. C’est peut-être pour cela que je n’arrive pas à me rappeler de son visage. Je ne me rappelle pas non plus de l’année de sa mort. 2002 ou 2004 ? Je crois savoir que c’était en 2002. Un cancer l’a emportée. Ma mère disait que c’était la tristesse qui l’avait rendue malade jusqu’à l’emporter. Ma mère a appris son décès deux mois plus tard. A l’époque je ne comprenais pas pourquoi ce délai l'attristait tant, alors que sa mort était l’élément le plus grave. Aujourd’hui je ne comprends pas comment je ne comprenais pas. C’est atroce. Je ne sais pas où est enterrée ma tante Tina ; tout comme je ne sais pas où est enterrée ma grand-mère. Ni mon grand-père d’ailleurs. Si je posais quelques questions dans ma famille je le saurais, sans doute. Triste métaphore de l’existence anonyme de milliards de pauvres dans ce monde.

Ce n’est pas plus pour ma tante Tina, que pour ma mère, pour ma grand-mère ou pour les milliards de pauvres avec qui je m’identifie profondément à travers la planète que je fais tout ce que je fais, que j’ai choisi la vie que j’ai choisie, celle d’un militant trotskyste. Mais une chose est sûre : le jour de la victoire arrivera, la revanche sera terrible, et ce jour-là ma tante Tina aura aussi gagné et dansera au rythme de notre victoire sur ce système d’exploitation, d’oppressions et d’humiliations.

Philippe Alcoy.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire