La
chute historique du prix du pétrole aux États-Unis est le résultat de
l’irrationalité du système capitaliste et elle aura des conséquences
économiques, sociales et géopolitiques.
Lundi soir les marchés étaient sous le choc : le prix du baril
de pétrole aux Etats Unis touchait son plus bas historique. A -37
dollars le baril, les producteurs et les investisseurs payaient leurs
clients pour acheter leur stock. Surréaliste. Le lendemain le prix du
baril a récupéré un peu du terrain perdu repassant sur la barre des zéro
dollars pour rechuter plus tard à -4 dollars. Cependant, ce que cette
chute vertigineuse révèle c’est une très forte pression sur le marché
mondial du pétrole et en même temps l’irrationalité de la production
capitaliste.
Que s’est-il passé ?
La première chose à savoir c’est que cette chute implique
principalement le prix du baril WTI (West Texas Intermediate), qui est
utilisé comme standard pour fixer le prix du pétrole aux Etats Unis, et
non le Brent qui détermine le prix du baril dans la plupart des pays,
notamment en Europe et dans les pays producteurs membres de l’OPEP ainsi
que la Russie, entre autres. Les causes immédiates de cette chute
historique sont d’ordre « technique ». La pandémie de Coronavirus et les
mesures de confinement prises par la plupart des pays européens, aux
Etats Unis et dans une grande partie du monde ont mis pratiquement à
l’arrêt l’économie et fait plonger la demande de pétrole ; cela a obligé
les producteurs de brut nord-américains à stocker leur production. Or,
les capacités de stockage nord-américaines sont sur le point de
saturation. A cela il faut ajouter que les contrats pour les achats du
mois de mai arrivaient à échéance ce mardi.
Dans un contexte de baisse de la demande, de capacités de stockage
presque saturées et de la perspective d’un mois de mai où la demande
sera au plus bas, non seulement les producteurs mais aussi (et surtout)
les spéculateurs se sont trouvés sans clients et dans l’impossibilité de
stocker leur pétrole. Il s’est alors déclenchée une panique et l’offre
excessive a fait tomber le prix du baril à des valeurs négatives. Le
prix du baril Brent de son côté, même s’il n’a pas connu une chute aussi
importante, il a également été affecté. Lundi soir il se vendait à près
de 26 dollars et le lendemain à moins de 20 dollars, une chute de 19%.
Tout cela montre que la chute de lundi soir ne relève pas simplement
d’une question « technique » mais qui a des causes plus profondes.
Chute de la demande mondiale de pétrole et spéculation
En effet, plusieurs analystes espèrent que la chute se limite à cette
question « technique » dans un contexte particulier et que les
échéances des mois prochains connaitront des prix plus « normaux ».
Cependant, alors que pendant quelques heures le prix du baril pour le
mois de juin était vendu à autour de 20 dollars, ce qui semblait être
une meilleure perspective, vers la fin de la journée de mardi son prix
tombait à 11,5 dollars, une très mauvaise nouvelle pour les producteurs
nord-américains. En effet, comme on peut le lire dans le Wall Street Journal : « Les
prix restent inférieurs à ce dont la plupart des entreprises ont besoin
pour exploiter les puits existants sans perdre d’argent. Dans une
récente enquête de la Banque fédérale de réserve de Dallas, les
opérateurs pétroliers ont estimé qu’il leur en coûtait entre 26 et 32
dollars pour produire un baril à partir d’un puits existant dans le
bassin permien de l’ouest du Texas et du sud-est du Nouveau-Mexique. À
20 $, les opérateurs du bassin pourraient perdre 200 millions de dollars
par semaine, selon une analyse des données que les producteurs ont
communiquées à la Fed de Dallas. (…) La société d’analyse énergétique
Rystad Energy a déclaré qu’à 30 dollars le pétrole, plus de 70
producteurs américains de pétrole et de gaz pourraient avoir des
difficultés à payer les intérêts de leur dette cette année ; à 20
dollars le brut, cela passerait à environ 140 sociétés ». Le magazine Forbes va dans le même sens : « Plus
longtemps [la crise] durera, plus cela va évincer les producteurs de
l’industrie pétrolière qui dépendent de l’endettement pour financer leur
activité. Une année de pétrole à moins de 20 dollars décimerait
probablement l’industrie pétrolière américaine, ne laissant que les plus
gros producteurs ».
En effet, ce qui inquiète le plus les spéculateurs et les producteurs
du secteur c’est que depuis le début de l’épidémie de Covid-19 et les
mesures de confinement dans les principaux pays consommateur la
production globale, la demande a chuté vertigineusement. Toujours selon
le Wall Street Journal : « La demande mondiale de brut est
normalement d’environ 100 millions de barils par jour. Les estimations
de la baisse [de la consommation] varient considérablement et changent
quotidiennement, mais la plupart d’entre elles situent la demande
actuelle entre 65 et 80 millions de barils par jour. En volume et en
pourcentage, la chute dépasse l’effondrement de la période 1979-1983.
[Mais] elle s’est produite en quatre semaines, et non en quatre ans ».
Cela n’empêche pas certains spéculateurs de parier sur une reprise de
l’économie mondiale à l’automne et de commencer à investir sur des
livraisons en novembre quand le baril serait vendu plus cher. Ce
mécanisme spéculatif est illustré dans un autre article du Wall Street Journal avec l’exemple de Salomon Brothers lors de la crise du Golfe au début des années 1990 : « En
1990, Phibro, la branche pétrolière de Salomon Brothers, a chargé des
pétroliers avec du brut bon marché juste avant que l’Irak n’envahisse le
Koweït voisin et que les prix du brut ne flambent ». Autrement dit,
les spéculateurs d’aujourd’hui font le pari (optimiste) d’acheter du
brut bon marché avant que la reprise de l’activité économique ne fasse
augmenter les prix vers l’automne. Evidemment, rien ne garanti ces
perspectives optimistes qui dépendent de l’évolution de la situation
sanitaire globale, ou du moins dans les principales économies, et de
l’évolution de la situation économique elle-même.
Guerre du prix du pétrole
Nous aurions tort de penser que cette chute du prix du pétrole
n’implique que le marché nord-américain. En effet, depuis début mars, et
donc avant que la pandémie soit déclarée et que la plupart des pays
commencent à prendre des mesures drastiques pour contenir la propagation
du Covid-19, l’Arabie Saoudite et la Russie s’étaient lancées dans une
« guerre du prix du pétrole » en faisant augmenter la production
considérablement et donc l’offre mondiale de brut. Cela a provoqué la
chute du prix du baril Brent et en même temps mis une très forte
pression sur les producteurs nord-américains dont les coûts de
production sont plus importants.
En effet, la baisse de la demande chinoise depuis le début de l’année
suite au ralentissement de l’activité économique avait poussé l’OPEP,
menée par l’Arabie Saoudite, à tenter de passer un accord avec la Russie
sur une réduction de la production afin d’éviter une chute trop forte
des prix internationaux du brut. Cependant, la Russie n’a pas accepté
l’accord, ce qui a provoqué que l’Arabie Saoudite décrète une hausse de
son offre de pétrole créant une pression à la baisse des prix. Dans Geopolitical Futures on explique le refus de la Russie ainsi : « Le
budget de la Russie est équilibré à un prix du pétrole inférieur à
celui de l’Arabie Saoudite et des autres membres de l’OPEP, ce qui
permet à la Russie de s’affranchir de la baisse des prix tout en
maintenant un excédent budgétaire. Et compte tenu de sa faible
croissance économique depuis 2015, la Russie souhaitait également mettre
plus de pétrole sur le marché afin d’obtenir des revenus
supplémentaires. En outre, Moscou a vu une opportunité de pousser les
concurrents américains hors d’Europe en faisant baisser les prix à des
niveaux auxquels la production américaine serait non rentable ».
En effet, bien que dans la presse la « guerre du prix » soit
présentée comme une dispute entre l’Arabie Saoudite et la Russie, la
réalité c’est que toutes les deux s’opposent à l’avancée et en même
temps convoitent les parts de marché des producteurs étatsuniens. C’est
en ce sens que cette « guerre » du prix était aussi un danger pour les
intérêts nord-américains.
Mais face à la chute brutale de la demande à la fin mars suite aux
mesures de confinement dans les principales économies mondiales, tous
les acteurs de cette « guerre » ont vu leurs intérêts en danger et ont
été forcés de revenir à la table de négociations. C’est ainsi que le 12
avril dernier la Russie et les pays membres de l’OPEP (Arabie Saoudite
en tête), lors d’une réunion sous les auspices de Trump lui-même, sont
arrivé à un accord « historique » sur la réduction de la production de
10 millions de barils par jour à partir du 1er mai. Cependant, pour
beaucoup d’analystes et surtout d’investisseurs, cet accord arrive trop
tard et les coupes dans la production ne seront pas suffisantes pour
répondre à la chute de la demande de brut.
Nonobstant, ceux qui sont pointés par certains analystes comme les
« gagnants » de cette situation sont l’Arabie Saoudite et la Russie qui
pourraient réussir à tirer profit des difficultés des producteurs
nord-américains menacés de faire faillite. On annonce d’ailleurs que
l’Arabie Saoudite aurait envoyé une flotte de pétroliers chargés de brut
vers les Etats Unis, ce qui va encore aggraver la situation dans le
pays. Mais comme le dit Dave Ernsberger de S&P Global Platts, « l’Arabie
Saoudite et la Russie ont toutes deux gagné ici, mais c’est une
victoire à la Pyrrhus (…) elles doivent regarder par-dessus leur épaule
car le Brent n’est pas loin derrière (…) et le monde est à court de
stockage (…) Ainsi, ce que nous avons vu hier en Oklahoma [les capacités
de stockage quasi saturées], un peu comme le virus de Wuhan, nous
pouvons voir ici le virus du marché pétrolier se propager très
rapidement au reste du monde ».
Faillites, protectionnisme et frictions internationales
Cette situation pose la question très pressante de la possibilité de
faillites en masse d’entreprises pétrolières nord-américaines avec un
impact sur les travailleurs très important. Mais ce ne sont pas
seulement la Russie et l’Arabie Saoudite qui tireraient profit de ces
faillites, les géants pétroliers étatsuniens pourraient voir un certain
intérêt à ce que leurs petits concurrents disparaissent et leurs
laissent leurs parts de marché.
Ainsi, la Texas Railroad Commission, qui a le pouvoir de réguler la
production de pétrole dans l’Etat de Texas (40% de la production
étatsunienne), s’est réunie mardi pour déterminer si elle imposait des
limites à la production (ce qu’elle n’a plus fait depuis les années
1970). Finalement, elle a décidé de « reporter » sa décision au 5 mai.
Comme l’explique le journal espagnol El Mundo : « La
Commission a repoussé la question pour sa réunion de mai. Il ne s’agit
pas seulement d’un débat idéologique sur l’intervention de l’État sur le
marché. Il s’agit également d’une question de lobbying. Les grandes
compagnies pétrolières américaines, telles que ExxonMobil, Chevron et
Conoco, ne sont pas favorables à l’aide ou à la limitation de la
production parce qu’elles obtiennent la majeure partie de leur pétrole
brut par des méthodes conventionnelles, et non par le "fracking", et
préfèrent donc que leurs concurrents plus faibles tombent pour gagner
des parts de marché ».
Mais la faillite de producteurs aura aussi des conséquences sur les
sous-traitants et les banques qui ne réussiront pas à récupérer l’argent
emprunté. Pour les travailleurs cela va se traduire par des
licenciements massifs. En partant du secteur pétrolier c’est toute
l’économie qui risque d’être touchée.
Face à cette situation, des voix s’élèvent pour demander de la
« protection » de la part du gouvernement fédéral. Trump lui-même a
déclaré qu’il ne laisserait pas tomber les entreprises du secteur. En
effet, en pleine année électorale Trump a beaucoup en jeu, notamment
dans les Etats producteurs de pétrole tels que Texas. L’une des options
que le gouvernement fédéral serait en train d’étudier c’est
l’interdiction temporelle d’importation de pétrole saoudien (certaines
parlent de 2 à 3 mois). Donald Trump avait déjà menacé la Russie et
l’Arabie Saoudite d’imposer des taxes douanières à leurs produits si
elles n’acceptaient pas d’arriver à un accord sur la réduction de la
production de brut.
Une telle décision pourrait avoir des conséquences évidemment sur les
relations bilatérales entre les Etats Unis et l’un de ses principaux
alliés au Moyen Orient. Aucune des deux parties n’aurait intérêt à
arriver à une telle situation. Cependant, face à des questions
stratégiques et de survie il est difficile de dire qui va céder. Pour
l’Arabie Saoudite la question de gagner de nouvelles parts de marché est
fondamentale pour la survie de son régime et ses affaires. L’alliance
économique, militaire et politique avec les Etats Unis l’est aussi. Mais
en même temps le gouvernement nord-américain ne peut pas se permettre
de laisser son secteur pétrolier s’effondrer. Ce que cette situation
montre c’est qu’avec la crise du pétrole s’ouvre une période de
concurrence plus agressive pouvant amener à des frictions y compris
entre des Etats alliés. Et cela sans mentionner les frictions déjà
existantes entre des Etats comme la Russie et les Etats Unis. De la part
des Etats Unis, ce nouveau front de la crise économique va sans doute
amener Trump et son gouvernement à l’adoption de mesures de plus en plus
protectionnistes.
L’irrationalité capitaliste
Dans un article paru dans Reuters,
on nous explique que la chute historique du prix du pétrole
nord-américain était tout à fait « rationnelle ». Et l’article nous
explique effectivement la « logique » qui amène tout naturellement à ce
résultat : la surproduction. Mais cette logique capitaliste où la
production n’a pour but que le profit conduit parfois à des aberrations.
Ici, nous nous trouvons face à la situation où en pleine pandémie, avec
la moitié de la population confinée et l’économie pratiquement arrêté
dans plusieurs secteurs, les capitalistes continuent à produire par
crainte de perdre leurs parts de marché, même s’ils savent que personne
n’achètera leur production ; ils continuent à extraire du brut même s’il
n’y a pratiquement plus où le stocker. Pour garder leur place sur le
marché, ils continuent à faire tourner la machine, même à perte, et
ensuite ils demandent des aides à l’Etat.
Evidemment, l’extraction de pétrole implique des contraintes
techniques et économiques importantes et la décision d’arrêter la
production n’est pas simple à prendre ni une décision que l’on peut
prendre du jour au lendemain. Cependant, c’est avant tout la concurrence
qui pousse à une situation surréaliste comme celle que l’on a vécu
lundi soir où le baril se « vendait » à -37 dollars ! Car si au lieu de
concurrence il y avait une planification rationnelle de la production,
les coûts et les contraintes techniques d’un arrêt de la production
pourraient être analysés, compensés ; la production pourrait
effectivement être adaptée à la situation exceptionnelle que traverse la
planète.
Mais cette irrationalité combinée à la crise économique deviendra
sans aucun doute une nouvelle source de pression pour assouplir les
mesures de confinement prises pour arrêter la propagation du Covid-19.
Il est possible que des entreprises fassent faillite jetant à la rue des
milliers de travailleurs et en même temps que d’autres patrons mettent
en danger d’autres milliers de salariés en les poussant à reprendre le
travail sans les mesures de sécurité nécessaires.
Au contraire cette situation « délirante » devrait servir, pour les
travailleurs et les classes populaires, à se poser la question du mode
de production capitaliste et son irrationalité. La crise du pétrole qui a
déjà commencé devrait aussi nous amener à nous poser la question de la
préservation de l’environnement : n’oublions pas qu’afin de stocker le
brut, des patrons sont allés jusqu’au ridicule de remplir des wagons de
trains de pétrole, ce qui est très dangereux.
Alors qu’une nouvelle crise, très grave, menace notre existence, il
va se poser de façon de plus en plus ouverte la question de notre
survie, celle de la classe ouvrière et de l’ensemble des exploités et
opprimés, ou celle de leur système irrationnel qui nous mène à la
barbarie.
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