Dans son dernier ouvrage, "Le Pays disparu. Sur
les traces de la RDA", l’historien Nicolas Offenstadt revient sur les
traces, objets, lieux et mémoires de l’ancienne république populaire.
Ici, Philippe Alcoy revient sur cet autre "pays disparu", la
Yougoslavie, les mécanismes qui ont jeté les bases de son éclatement qui
anticipe, sur fond de montée des nationalismes et de conflit armé, ce
que connaîtront les autres républiques populaires au cours des mois et
des années suivantes.
Philippe Alcoy
La Yougoslavie socialiste a été fondée à la suite d’une guerre de
libération nationale victorieuse contre les armées nazie et fasciste de
1941 à 1945, dirigé par le Parti Communiste Yougoslave. L’une des
seules révolutions avec une base ouvrière et paysanne au cours de la
Seconde Guerre Mondiale qui a donné lieu à l’expropriation des
capitalistes, des propriétaires terriens et des capitaux internationaux.
La Yougoslavie dirigée parle maréchal Tito a toujours été un cas
particulier dans ce que l’on a appelé le « bloc soviétique », notamment
parce que dès 1948 il y a eu une rupture brutale et sur tous les plans
entre l’URSS et la Yougoslavie titiste. L’évolution politique, sociale
et économique par la suite y a également été particulière.
En ce sens, quand on parle de la Yougoslavie il peut être superficiel
de se focaliser simplement sur la façon dont la Yougoslavie a été
désintégrée : dans un bain de sang, le carnage le plus important sur le
sol européen depuis la Seconde Guerre Mondiale. Pour mieux comprendre
cette fin tragique il faut se pencher en effet sur l’évolution sociale,
économique et politique de ce pays depuis au moins la fin de la guerre
de libération. L’étude de cette évolution est d’autant plus importante
que, comme l’affirme Catherine Samary dans son ouvrage La fragmentation de la Yougoslavie : « la
crise yougoslave illustre ce qu’il y [avait] de plus général dans les
impasses du “socialisme réellement existant”. A maints égards,
l’expérience yougoslave dans les décennies passées a anticipé bien des
conflits et contradictions qui ont surgi plus tard ailleurs, en Europe
de l’Est et en URSS ».
Décentralisation, autogestion bureaucratique et réformes
Plusieurs spécialistes ont signalé les caractéristiques particulières
de la Yougoslavie « titiste », notamment sa structure politique et
économique décentralisée, ou plutôt « multicentrique ». Après la rupture entre Staline et Tito en 1948,
le régime « décentralisé » yougoslave se voulait « alternatif » au
modèle « centraliste et bureaucratique » de l’URSS. C’est justement au
début des années 1950 que l’on introduit l’autogestion dans les
entreprises, ce qui donnait certes un certain « droit de regard » aux
producteurs mais qui restait dans un cadre politique bureaucratique de
parti unique et sans le droit pour les travailleurs yougoslaves de
s’organiser indépendamment des syndicats, organisations culturelles et
politiques officiels.
Tout au long de son existence, ce « modèle » de « socialisme
autogestionnaire » a connu des périodes de réformes qui ont déterminé
son évolution. L’une des réformes les plus importantes a été celle de
1965 dite « libérale » qui introduisait en effet plusieurs mécanismes
économiques marchands pour rendre l’économie yougoslave « plus
rentable » et « compétitive ». Dans Le marché contre l’autogestion, C. Samary écrit : « Pour
les partisans du “socialisme de marché”, une autogestion libre des
contraintes du plan et de l’Etat, soumise aux lois de la concurrence,
serait plus efficace ; ils peuvent simultanément se faire les défenseurs
d’une croissance plus rapide des Républiques riches, impliquant une
réduction du rôle redistributif du plan jugé bureaucratique ».
Ce « retrait » de l’Etat à la faveur de mécanismes marchands
soi-disant « objectifs » a peu à peu affaibli les liens de solidarité
entre les républiques et provinces. Ainsi, dans les Républiques
« riches » (Slovénie et Croatie) lors de mouvements de contestation, on
se prononcera « pour l’accentuation de l’autonomie financière,
économique et politique, contre les mécanismes redistributifs identifiés
aux pleins pouvoirs de “Belgrade” — c’est-à-dire non seulement du
“centre”, mais aussi de la Serbie où se localise ce centre. Les écarts
de niveaux de vie se creusent. Les grèves s’étendent. Des conflits
éclatent entre les pouvoirs républicains et le centre fédéral autour de
la question des devises (ceux-ci concernent surtout la Croatie dotée de
côtes touristiques) » (Samary).
Les révoltes sociales provoquées par les effets de cette réforme
« libérale », ont ainsi poussé les dirigeants de la Ligue Communiste de
Yougoslavie (LCY) à en mettre un terme. Il s’en est suivi une période de
« rétablissement de l’intervention de l’Etat » dans l’économie,
parallèlement à un élargissement des droits décentralisés des
Républiques et des provinces. Mais ce « retour en arrière » ne pouvait
pas arrêter le processus de distension des liens de solidarité entre les
différentes composantes de la fédération. Au contraire, en quelque
sorte les nouvelles réformes et politiques du gouvernement ont accentué
les tendances « nationalistes ». En ce sens, Paolo Brera affirme : « Les
marchés républicains et provinciaux se ferment, car les autorités
poussent les OTA [Organisations de Travail Associé, on peut dire qu’il
s’agit « d’entreprises »] à passer des accords autogérés, ce qui élimine
les fournisseurs des autres républiques et provinces. Le marché
yougoslave unitaire, dont l’inviolabilité est inscrite dans la
Constitution elle-même, tombe en lambeaux, d’invisibles frontières de
nature économique venant se superposer aux lignes de démarcation
politiques ».
Endettement extérieur comme expression de la crise
La décennie des années 1970 a été marquée par un endettement
extérieur croissant, ce qui s’est accéléré après la crise économique
internationale de 1973-74. Même si depuis la fin de la Seconde Guerre
Mondiale et la nationalisation de l’économie, la Yougoslavie avait connu
une industrialisation très importante et rapide, avec une augmentation
considérable du niveau de vie de la population, les limites de « la
construction du socialisme dans un seul pays » se révélaient de plus en
plus clairement. La Yougoslavie était fortement dépendante des
importations de produits technologiques (machines-outils, pièces de
rechange, etc.) depuis les pays capitalistes développés ; des
importations qui lui permettraient en même temps d’augmenter la
productivité de son économie.
Les entreprises yougoslaves ont été alors contraintes de s’endetter
pour financer leur fonctionnement et leurs investissements. A cela il
faut ajouter une balance commerciale déficitaire et une inflation en
progression constante. On assistait à une situation explosive. Encore P.
Brera : « On cherche souvent à l’étranger les capitaux pour les
projets d’investissement : d’où une montée de la dette extérieure, qui
ne peut rééquilibrer une balance commerciale de plus en plus déficitaire
(la balance des paiements courants est quelque peu meilleure mais elle
n’est pas saine non plus). Le marché intérieur est si actif que les
producteurs n’ont guère envie de battre les sentiers épineux de
l’exportation, où un dinar surévalué les défavorise face aux concurrents
étrangers. Finalement, les ressources étant par définition limitées, la
pression de la demande globale se traduit en inflation. Les hausses
annuelles de l’indice du coût de la vie sont toujours à deux chiffres,
avec une pointe de 20 % en 1973-75 qui se répétera en 1979 ».
De son côté, une autre spécialiste de la Yougoslavie socialiste, Marie-Paule Canapa explique : « La
consommation en investissements et personnelle a dépassé les
possibilités du pays. L’inflation a été une source de financement du
développement. Surtout, il a fallu recourir en permanence à des crédits
extérieurs, les devises gagnées par les émigrés économiques contribuant
de leur côté à la consommation personnelle. Comme a pu l’écrire un
politologue yougoslave l’endettement extérieur était le signe de la
crise et non sa cause (…) Les importants crédits souscrits à l’étranger
dans les années 1970 ont été attribués aux dirigeants des républiques
pour leur permettre de renforcer leur pouvoir après la destitution des
dirigeants dans les années 1971-1972 ».
Austérité, montée des nationalistes et des conflits sociaux
Au début des années 1980 la dette extérieure yougoslave s’élevait à
plus de 20 milliards de dollars. Pour essayer de « redresser » la
situation les autorités adoptent en 1981 un « programme de
stabilisation » qui consistait à réduire les dépenses de l’Etat, à faire
baisser l’inflation à travers « la restriction de la consommation
personnelle » (baisse des salaires) et à augmenter les exportations en
dévaluant le dinar.
Ce « programme de stabilisation », fortement « conseillé » par le
FMI, aura également des conséquences sur la structure politique et
économique du régime yougoslave. En effet, le FMI considérait que pour
appliquer ses « recommandations » la Yougoslavie devait se doter d’un
gouvernement fort et centralisé, et il exercera une pression sur les
dirigeants yougoslaves en ce sens. Cela voulait dire que ceux-ci
devaient remettre en cause, au moins partiellement et/ou graduellement,
non seulement « l’autogestion » dans les entreprises (et le poids trop
« exagéré », aux yeux des bailleurs de fonds, des salariés au sein de
celles-ci) mais aussi des droits des Républiques fédérales.
Le gouvernement d’Ante Marković, le dernier Premier Ministre
yougoslave qui a assumé son poste de en 1989, a incarné peut-être le
mieux cette tendance. En effet, selon C . Samary, celui-ci « représentait
l’instrument direct d’un projet restaurationniste à l’échelle de la
fédération, selon une logique recentralisatrice soutenue par les
créditeurs, le FMl en premier lieu. Son orientation était par essence
non nationaliste, ouverte au capital étranger et à l’insertion dans le
marché mondial et l’Europe libérale. Elle s’est heurtée de front à la
montée des pouvoirs républicains (y compris libéraux) dans un contexte
de crise économique et d’inégalités de développement poussant les plus
riches à se défaire du “fardeau” des autres (volontiers caractérisés
comme “incapables”, non civilisés, bref “indignes” de l’Europe) ».
Cette situation a en quelque sorte encouragé des attitudes
« hégémonistes » et centralisatrices pour les tendances nationalistes
serbes, d’une part, et des tendances « indépendantistes » parmi les
nationalistes croates et slovènes, d’autre part. Cependant, là où
existait un certain « consensus » entre tous c’était dans le projet de
restauration du capitalisme : « entre Républiques, les contextes, les
dynamiques et les résultats n’étaient pas les mêmes : certes, l’Europe
des riches [était] attirante pour tous les peuples. Chacun s’en
[réclamait] et tous — y compris le “socialiste” Milosevic — [voulaient]
faire appel au marché et à la propriété privée. Mais les chances de
s’insérer dans le monde capitaliste, ou d’en recevoir les capitaux,
[n’étaient] pas égales. Dès lors, l’éclatement en Etat-nations sera ici
(chez les plus riches) dominé par la volonté d’accélérer cette
insertion ; alors que chez d’autres (les plus pauvres) il y aura
résistances pragmatiques (“populistes” ou réalistes ?) au libéralisme » (Samary).
Mais les plans d’austérité et les « programmes de stabilisation »
appliqués par le gouvernement yougoslave n’ont pas seulement provoqué la
réaction des dirigeants républicains et provinciaux mais aussi du
mouvement ouvrier. Des vagues importantes de grève se sont développées à
travers tout le pays et la légitimité des dirigeants du sommet de
l’Etat commence à être remise en question. Micheline De Felice affirme :
« Le marasme de l’économie, le chômage des jeunes et une promotion
sociale enrayée, la dégradation générale d’un niveau de vie fort
convenable, les perpétuels débats au « sommet » de l’appareil, autant de
facteurs qui sapent la cohésion sociale et la légitimité de la couche
qui prétend gouverner (même si le système lui-même conserve un soutien
populaire indéniable, ce qui explique peut-être la lenteur de son
agonie) (…) Episode révélateur de la perte d’autorité du parti : quand
une cellule ordonne à ses membres –des mineurs en grève- de reprendre le
travail, la grande presse se gausse de ces responsables communistes
« briseurs de grève » et donne largement la parole aux mineurs, à leurs
revendications et à leurs griefs contre le haut encadrement et un
syndicat où ils ne se reconnaissent pas ».
Dans ce contexte de perte de légitimité du pouvoir politique au sein
de la population, on comprend que celui-ci allait essayer de mobiliser
un discours politique et idéologique capable de le ré-légitimer. Mais
comme on l’a vu, en Yougoslavie le pouvoir politique était
particulièrement décentralisé (par rapport à un centre fédéral unique).
Cette décentralisation du pouvoir politique permettait aux bureaucraties
locales de constituer un réseau local de privilèges économiques. La
remise en cause de cette relative « autonomie » des pouvoirs politiques
locaux par la nouvelle situation de crise économique et de plans
d’austérité était en ce sens une menace directe aux privilèges des
bureaucrates, notamment ceux des régions les plus favorisées. C’est en
s’appuyant sur cette volonté réelle du pouvoir central que va se
développer le discours nationaliste des dirigeants croates et slovènes.
Parallèlement, le nationalisme serbe, qui s’était toujours vu comme une
« victime » du fédéralisme yougoslave, s’adaptait volontiers à la
nouvelle période « recentralisatrice », mais évidemment cela devait se
faire sous l’hégémonie serbe. Les nationalistes Grand-Serbes comptaient
sur le soutien (direct ou indirect) des leaders de Républiques plus
pauvres qui, comme on l’a vu, étaient plus réticents par rapport à
« l’ouverture au marché mondial ».
Les débats yougoslaves ont anticipé ceux dans toute la région
Mais cette division des bureaucraties dirigeantes entre des ailes
« réticentes » à une ouverture (considérée « trop rapide ») au marché
mondial et d’autres « libérales » n’est pas une exclusivité de la
Yougoslavie. On peut dire qu’elle a traversé tous les pays de l’ex
« bloc soviétique ». C’est ce que signale Wladimir Andreff par rapport
au problème de la vente des entreprises d’Etat à des investisseurs
étrangers dans plusieurs pays d’Europe de l’Est et Centrale : « L’ampleur
des privatisations par les insiders (43 % de toutes les privatisations
réalisées dans les EET [Economies En Transition] contre 13 % par vente
d’actifs) a créé des réseaux de défense des intérêts acquis dans, et
entre, les firmes privatisées, allant à l’encontre de la promotion d’un
environnement concurrentiel dans les EET et favorisant le maintien de
structures d’offre monopolistiques ou oligopolistiques. Ceci est
illustré jusqu’à la caricature par la formation des groupes industriels
et financiers (Mesnard, 1999) et le pouvoir des oligarques en Russie,
mais des formes atténuées en sont les nombreuses participations croisées
au capital entre les entreprises hongroises ou les réseaux financiers
de contrôle des entreprises par les holdings (anciens fonds de
privatisation) tchèques, dont les actionnaires sont les banques,
plusieurs appartenant encore à l’État. Les délits d’initiés, les
malversations, l’évasion fiscale et la corruption ont en outre été, à
des degrés divers, le lot commun de tous les programmes de privatisation
(Blasi et al., 1997 ; Bornstein, 1999 ; Cuckovic, 1997), ce qui, au
lieu de faire des privatisations une école d’apprentissage de l’éthique
des affaires en économie de marché, a au contraire renforcé les
habitudes de tricherie, de comportement illégal et de criminalité
économique héritées de l’ancienne EPS [Economies Planifiées
Socialistes]. L’idée d’un « capitalisme des copains » en Russie et dans
d’autres EET, émise par un ancien directeur du FMI, est en grande partie
fondée sur ces défaillances des privatisations ».
Sur cette même question un autre analyste, Norbert Holcblat, signale : « Le
rôle du capital étranger s’est avéré décisif dans la privatisation des
grandes entreprises hongroises : la proportion du capital étranger a
atteint 80 % du total des recettes de privatisation en 1991, 55 % en
1992 et 66 % en 1993. Tout en se félicitant de cet apport
d’investissements extérieurs, les autorités hongroises se sont
préoccupées en 1993 de la mise en place de modalités de crédit aptes à
faciliter la participation des citoyens hongrois. Par ailleurs, des
appréciations critiques ont commencé à être émises sur les retombées de
l’investissement extérieur dans certains secteurs de l’économie :
éviction des produits hongrois des chaînes commerciales acquises par des
investisseurs étrangers, maintien des situations de monopole
antérieures, etc. Il n’est pas exclu que des problèmes analogues
apparaissent à terme dans d’autres pays de la zone. En République
tchèque, au premier semestre 1994, la privatisation de l’industrie du
raffinage a donné lieu à un débat difficile et le gouvernement tchèque a
finalement décidé de rejeter l’offre de reprise faite par des
compagnies étrangères et de privilégier une solution nationale ».
Nous voyons ainsi que les débats en Yougoslavie vers la fin des
années 1980 et début des années 1990 ont anticipé ceux qui ont eu lieu
par la suite dans les autres pays d’Europe Centrale et de l’Est en plein
processus de restauration du capitalisme. Les conséquences des
privatisations et de la pénétration du capital impérialiste dans ces
pays créaient une situation favorable à la prolifération du discours
nationaliste : défense des intérêts nationaux contre les « communistes »
qui les ont bafoués pendant plus de quatre décennies et contre « la
globalisation » et le néolibéralisme. Même si au début du processus les
dirigeants croates et slovènes voulaient représenter une aile
« libérale », ouverte, par rapport à d’autres régimes comme ceux en
Serbie, au cours des années 1990 les tendances politiques intérieures
ont pris des caractéristiques complètement nationalistes, avec un fort
révisionnisme historique, favorisant la discrimination des autres
peuples de l’ex-Yougoslavie.
Dieu, patrie, capitalisme
Comme nous disions plus haut, la Yougoslavie s’est désintégrée dans
le sang, à la faveur de fractions des bureaucraties titistes devenues
tout à coup nationalistes mais surtout capitalistes. Le nationalisme et
les tendances favorables aux mécanismes de marché, puis à la
restauration capitaliste, n’ont pas surgi en Yougoslavie du jour au
lendemain. Comme nous l’avons vu plus haut, déjà pendant la période dite
socialiste, les réformes et les politiques adoptées par la bureaucratie
dirigeante ont favorisé ces tendances. Plus les mécanismes marchands
(même si limités) agissaient dans le quotidien, procurant aux couches
dirigeantes des privilèges et même des formes illicites d’enrichissement
et accumulation personnelle, plus les tendances à la défense de ces
privilèges dans le cadre de leurs zones de pouvoir (notamment les
Républiques yougoslaves) s’accentuaient et plus le terrain était
favorable au développement du nationalisme. Cela était en outre renforcé
par les inégalités et les frustrations ressenties par les travailleurs,
provoquées par les gaspillages de ressources naturelles et économiques
par les bureaucraties locales et au niveau national.
La profonde crise économique des années 1980 a déclenché des grèves
ouvrières très importantes, notamment dans les républiques les plus
riches et industrialisées. Tito, qui avait joué un rôle important
« d’arbitre » lors des conflits sociaux importants des années 1960,
n’était plus là. La crise de légitimité du pouvoir bureaucratique était
énorme dans un contexte de grèves et mobilisations. La ressource que les
différentes fractions de la bureaucratie ont utilisée a été celle de la
défense de la « nation », du nationalisme. Un discours nationaliste qui
en partant d’un ressenti réel parfois était utilisé pour légitimer les
vents pro-capitalistes qui soufflaient sur la région. Rapidement, ce
nationalisme a montré son visage réactionnaire, s’accompagnant de
discours xénophobes envers les autres nationalités yougoslaves et
donnant une importance centrale à la religion et aux autorités
religieuses. Les églises orthodoxes et catholiques ont pris un poids
énorme en Serbie et Croatie respectivement. Plus tard les imams
joueraient un rôle analogue quoique différent pour les musulmans de
Bosnie-Herzégovine. Nation et religion tendaient à devenir un, et
surtout à légitimer des guerres réactionnaires, des destructions et des
crimes contre l’humanité dans le conflit le plus sanglant sur sol
européen depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La restauration du capitalisme exigeait un nouveau discours pour la
légitimation des nouvelles bourgeoisies nationales, qui pour la plupart
n’étaient d’autres que les anciens dirigeants politiques et directeurs
des entreprises de l’appareil d’Etat. C’est dans les discours
réactionnaires sur la défense de la religion nationale et de la partie
qu’ils ont trouvé cette légitimité. Cependant, le régime titiste
lui-même, en tant que variante particulière du stalinisme, a développé
et favorisé le renforcement des tendances qui allaient y mettre fin :
les nationalismes comme forme de légitimation de la restauration
capitaliste.
Les travailleurs et les masses yougoslaves ont su mener une
révolution héroïque mais aussi se battre face aux injustices, aux abus
et plus tard aux pénuries imposés par la couche dirigeante. Cependant,
ils n’ont pu créer et développer des organisations syndicales et/ou
politiques indépendantes des organisations officielles suffisamment
puissantes pour qu’au moment de la décomposition du régime elles
puissent offrir une autre voie que celle des nationalismes. La
répression titiste n’est pas pour rien. Car toute tentative
d’organisation indépendante des travailleurs et de la jeunesse a été
censurée et réprimée. De cette façon le titisme, loin d’une vision
superficielle, a contribué à préparer le terrain pour le renforcement
des tendances réactionnaires au sein de la société yougoslave de par sa
politique répressive contre les travailleurs et de par ses réformes et
orientations économiques. Aujourd’hui, penser une alternative
révolutionnaire et réellement communiste ne peut pas faire l’impasse sur
cet héritage historique qui a déterminé la désintégration de la
Yougoslavie et l’évolution postérieur de toute la région balkanique.
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