7.11.19

Les luttes au Chili, au Liban et en Irak et la question de l’organisation des travailleurs


Partout dans le monde les exploités et les opprimés se mettent en branle, mais ce qui manque c’est leur propre organisation, capable de tout renverser et de mettre fin au règne d’une minorité privilégiée, de plus en plus autoritaire.
Philippe Alcoy

« Plus d’une semaine après les plus grandes manifestations antigouvernementales organisées au Liban depuis plus d’une décennie, les manifestations n’ont toujours pas de leader ni de liste officielle de revendications. Et c’est peut-être leur plus grande force ». Voilà comment était présentée récemment la contestation populaire au Liban dans un article de Foreign Policy.

Nous pouvons en effet comprendre cette citation de plusieurs manières. L’une pourrait être celle de l’expression d’une très grande méfiance (totalement justifiée) de la part des manifestants vis-à-vis des dirigeants politiques qu’ils ont côtoyé ces dernières décennies, qui leur promettaient monts et merveilles et qui ne leur ont finalement offert que des souffrances et des conditions de vie de plus en plus dégradées. En ce sens, la méfiance des manifestants vis-à-vis de « leaders » est salutaire. Mais il y a aussi une autre façon de lire la citation, comme celle de l’expression de l’absence d’une direction propre et d’un programme du mouvement qui répondent aux intérêts et aux revendications des centaines de milliers de jeunes, de travailleurs et de femmes mobilisés.

En ce sens, contrairement à ce qu’affirme l’article de Foreign Policy, cette absence de « leaders », fruit de la méfiance du mouvement au Liban vis-à-vis de charlatans et d’opportunistes, n’est pas simplement « sa force », elle constitue en même temps sa faiblesse. Les capitalistes sont inquiets de l’absence « d’interlocuteurs » à coopter pour arrêter le mouvement. Mais en même temps ils sont conscients que l’absence d’organisation propre à la mobilisation et de programme leur donne encore un certain avantage. Ce n’est pas un hasard si l’article de Foreign Policy, l’un des magazines géopolitiques mainstream les plus importants au monde, définit cette absence de direction comme la « plus grande force » du mouvement.

Les capitalistes s’inquiètent

 

Cette caractéristique des mouvements de masse sans direction, ni cadre d’auto-organisation, ni programme clair n’est pas l’apanage du Liban. Au contraire, dans plusieurs pays qui sont actuellement secoués par des mouvements massifs de contestation ou qui l’ont été ces derniers mois on a pu voir la même caractéristique : au Chili, en Irak, mais aussi en Algérie, au Soudan et en France avec les Gilets jaunes, entre autres. Mais ce qui inquiète aujourd’hui les capitalistes et leurs gouvernements c’est qu’à travers le globe il commence à se développer et se renforcer une énorme méfiance et même rupture entre les peuples et les dirigeants politiques, fruit notamment de la crise économique de 2008 et ses effets encore présents, mais aussi comme l’expression d’un désenchantement plus profond.

Ainsi, dans un article récent, l’ex-prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, écrivait : « La crédibilité de la foi néolibérale en des marchés libres de toute entrave, qui auraient dû constituer le chemin le plus sûr vers une prospérité partagée, est désormais sous assistance respiratoire […] Dans les pays riches comme dans les pays pauvres, les élites promettaient que les politiques néolibérales allaient conduire à une croissance économique plus rapide et que les profits allaient ruisseler, de sorte que tout le monde, même les plus pauvres, allait devenir plus riche. Pour y parvenir, il fallait toutefois accepter des salaires plus bas pour les travailleurs et les réductions d’importants services publics pour tous les citoyens […] Eh bien, quarante ans plus tard, les chiffres sont là : la croissance a ralenti, et les fruits de cette croissance sont allés massivement vers l’infime minorité des plus riches ».

Ce constat/avertissement de J. Stiglitz s’adresse aux gouvernants et à la classe capitaliste mondiale en général car en dernière instance l’ex-prix Nobel, face à une contestation de plus en plus puissante de l’ordre néolibéral, entend sauver le capitalisme en remplaçant éventuellement le néolibéralisme par un modèle plus « social-démocrate ».

Le limites des explosions spontanées

 

Les soulèvements en cours au Chili, en Irak, au Liban sont massifs et ont surgi spontanément. On a assisté à des scènes de lutte et de résistance héroïques, parfois malgré la brutale, voire sauvage, répression. La radicalité exprimée par les manifestants est en train de faire vaciller les gouvernements et régimes. Ces mouvements, avec d’autres qui les ont précédés, sont en train de changer la situation politique à échelle mondiale, ouvrant une nouvelle vague de lutte de classes au niveau international et donnant un bol d’air frais face au climat morose que depuis quelques années des courants réactionnaires avaient instauré un peu partout dans le monde.

Cependant, cette spontanéité et cette radicalité vont rapidement se trouver dans une impasse si elles ne trouvent pas une façon d’éliminer les causes profondes de la détresse des travailleurs, de la jeunesse et des classes populaires. Car pour remettre en cause jusqu’à la racine les souffrances de millions d’exploités et opprimés que le capitalisme écrase, il faut, comme beaucoup scandent dans les rues, une révolution. Or, pour le moment les mobilisations, même si massives et par plusieurs aspects radicales, restent au stade d’explosions sociales ou de révoltes. En ce sens, les mobilisations pourraient s’essouffler ou même être déviées et canalisées par des alternatives, de « gauche » comme de droite, dans le cadre du régime.

Pour éviter cette perspective la classe ouvrière doit intervenir dans le mouvement en tant que sujet politique, de façon organisée. Car pour le moment les travailleurs y interviennent mais dilués en tant que « citoyens ». L’intervention des ouvriers organisés pourrait permettre la création de cadres d’auto-organisation et de démocratie directe dans les lieux de travail, d’étude et dans les quartiers populaires. Ces cadres d’auto-organisation permettraient aux travailleurs et aux classes populaires de contrôler eux-mêmes les destinées de leur mouvement, d’élire mais aussi de contrôler et éventuellement révoquer leurs propres représentants.

En effet, la classe ouvrière, par la place stratégique qu’elle occupe dans le système de production capitaliste, est la seule classe capable de non seulement arrêter la machine à profits des capitalistes mais de poser les bases d’une alliance avec les autres classes exploitées de la société et avec l’ensemble des opprimés dans la perspective de la construction d’une société débarrassée de l’exploitation et de l’oppression. C’est cela que les marxistes appelons l’hégémonie ouvrière, qui n’a rien à voir avec l’ouvriérisme de certains courants qui se revendiquent marxistes.

Le besoin d’un parti révolutionnaire

 

Cependant, comme l’explique le dirigeant du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, Matias Maiello, dans un article sur les révoltes et les révolutions au XXIe siècle : « Il serait erroné de penser que l’hégémonie ouvrière et ces organismes de type soviétique se développeront de manière purement spontanée à mesure que la lutte de classe s’intensifiera. Il est nécessaire qu’il existe une organisation politique révolutionnaire suffisamment puissante pour façonner l’avant-garde depuis perspective « soviétique » dans le cadre d’un programme visant à faire face non seulement à tel ou tel gouvernement, mais à tout le régime bourgeois ».

Dans l’histoire nous avons en effet vu que les travailleurs et les masses sont déjà allés jusqu’à faire des révolutions à travers de soulèvements spontanés. Mais la question est de savoir comment faire pour que les révolutions gagnent mais également quel régime et quelle société construire ensuite. Et c’est en ce sens qu’il faut que les travailleurs et les masses exploitées et opprimées se dotent d’une organisation révolutionnaire. Un parti capable d’organiser des milliers d’ouvriers, d’ouvrières et de jeunes capables d’influencer des millions de travailleurs, de précaires, de femmes et d’opprimés dans le sens de lutter contre tout le système d’exploitation et d’oppression qu’est le capitalisme.

C’est précisément une telle organisation qui fait défaut aujourd’hui aux manifestants au Liban, au Chili, en Irak et partout dans le monde. L’accélération des évènements de la lutte de classes au niveau mondial pose ainsi de façon pressante le besoin de construire une organisation révolutionnaire des travailleurs. Comme le dit la sociologue libanaise Rima Majed sur les mobilisations en cours dans son pays : « C’est en ces moments d’explosions sociales que nous déplorons le manque d’organisation antérieure et que nous ressentons le besoin de mieux activer et développer nos réseaux ».

En effet, ce n’est pas aux moments d’explosions sociales et encore moins dans des moments d’explosion révolutionnaire qu’il est possible de construire un parti révolutionnaire. À ce titre, en tirant les leçons de la défaite de la classe ouvrière espagnole au cours de la guerre civile de 1936-1939, le révolutionnaire russe Léon Trotsky écrivait : « il est certain que, dans le cours d’une révolution, c’est-à-dire quand les événements se succèdent sur un rythme accéléré, un parti faible peut rapidement devenir un parti puissant, à condition seulement qu’il comprenne lucidement le cours de la révolution et possède des cadres éprouvés qui ne se laissent pas griser de mots ni terroriser par la répression. Mais il faut qu’un tel parti existe bien avant la révolution, dans la mesure où le processus de formation de cadres exige des délais considérables et où la révolution n’en laisse pas le temps ».

Ni au Chili, ni au Liban ni en Irak se déroule actuellement une révolution (en tout cas pour le moment). Cependant, ces paroles de Trotsky sont très pertinentes. En Irak, la classe ouvrière a été atomisée et en partie même exterminée dans des guerres réactionnaires menées par l’impérialisme et par des factions de la bourgeoisie nationale ; et le régime instauré depuis 2003 est l’un des plus répressifs de la région. Tout cela rend très difficile (bien que non impossible) l’organisation des travailleurs et en même temps met en évidence le courage de ces jeunes et de ces travailleurs qui descendent manifester pour leurs droits et pour une vie digne. Au Liban, bien que la situation soit moins dégradée qu’en Irak, le régime confessionnel est un obstacle important pour l’organisation des travailleurs, sans compter la violence politique existante dans le pays. Au Chili des années de dictature pinochetiste ont affaibli considérablement l’organisation des travailleurs. Tous ces éléments rendent plus difficiles les conditions objectives et subjectives pour l’organisation révolutionnaire des travailleurs. Cependant, les travailleurs et les révolutionnaires devront trouver les voies pour s’organiser et pouvoir préparer les victoires révolutionnaires de notre classe. C’est en tout cas ce que nos camarades du Parti des Travailleurs Révolutionnaires du Chili essayent de faire dans leur pays.

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