C’est
le « grand moment » de Poutine en Syrie mais cela ne veut aucunement
dire que l’heure de la fin de la guerre a sonné. Au contraire, le
Kremlin risque de s’enfoncer dans un bourbier. Les grands perdants : les
Kurdes.
La première guerre post États-Unis au Moyen-Orient clamaient
certains. Peut-être. Ce qui est certain c’est que le grand gagnant pour
le moment est le président russe Vladimir Poutine. Après le retrait des
troupes américaines du nord-est de la Syrie, qui a symbolisé le feu vert
pour le déclenchement de l’offensive turque contre les forces kurdes
syriennes, une opportunité en or s’y est offerte pour la Russie de
Poutine.
Erdogan, son armée et ses alliés syriens ont mené en quelques jours
seulement des attaques réactionnaires non seulement contre les
combattants kurdes mais aussi contre la population civile. Des viols,
des attaques aux armes chimiques, des bombardements contre des
journalistes et habitants, autour de 200 000 déplacés. La liste des
nombreux crimes turcs en Syrie semblait marquer le début d’un véritable
génocide. Notamment après qu’Erdogan ait annoncé son objectif de
modifier durablement la composition ethnique de cette région
majoritairement peuplé par les populations kurdes.
Au milieu d’un tollé international et alors que la Maison Blanche
était la cible de critiques très dures à travers le monde mais aussi au
niveau national, Trump dépêchait de hauts fonctionnaires d’État, dont
son vice-président Mike Pence, à Ankara pour tenter de négocier avec
Erdogan une « trêve ». Après des allers et retours, cette réunion a
réussi à accoucher d’un cessez-le-feu de cinq jours.
Entre temps, les forces kurdes qui se trouvaient dos au mur devant la
brutale offensive turque, ont été poussées à passer un accord avec le
régime de Bachar al-Assad et son « maître » Poutine. Celui-ci avait
observé une attitude ambiguë au début de l’opération turque : tout en
appelant à la « retenue », Moscou laissait largement faire la Turquie
afin d’accélérer le départ des troupes américaines de la région. Ainsi,
très rapidement les forces loyalistes du régime et les soldats russes
avançaient leurs positions sur le terrain jadis contrôlé par le Front
Démocratique Syrien (FDS) et largement contrôlé par les combattants des
Unités de Défense Populaire (YPD) kurdes. Ce n’était que le début de la
fin du Rojava autogouverné.
Un accord sur le dos des Kurdes
Poutine a profité de la « suspension » des opérations turques en
Syrie, à l’issu de la réunion avec les dirigeants nord-américains, pour
se réunir avec Erdogan. Mardi dernier Poutine et le président turc ont
annoncé donc un accord qui ne signifiait rien d’autre qu’une victoire
importante pour la Turquie. Parmi les principaux points, les armées
russe et turque effectueraient des patrouilles conjointes à la frontière
turco-syrienne, les forces kurdes devraient quitter le périmètre sous
contrôle russo-turc, y compris la symbolique ville de Kobanê, créant de
fait la « zone de sécurité » tant revendiquée par Erdogan.
Quant aux forces des YPG, le président turc a affirmé que si elles ne
quittaient pas la zone frontalière avec la Turquie, il lancerait des
attaques contre elles. De leur côté les autorités russes ont été claires
également. Ainsi, le très influent ministre des affaires étrangères
Sergueï Lavrov déclarait menaçant : « l’opération [turque] touche à
sa fin ; maintenant tout dépendra du respect de l’accord notamment en
ce qui concerne le désengagement des forces et de l’équipement et du
retrait des milices kurdes ». Et le porte-parole du président russe, Dimitri Peskov, ajoutait : « Si
les forces kurdes restantes ne parviennent pas à se retirer et à
retirer leurs armes pour permettre aux gardes-frontières syriens et aux
officiers de la police militaire russe de faire leur travail
conformément à l’accord [elles seront] écrasées par la machine militaire
turque ».
La situation est très claire. Le Kremlin s’est présenté comme un
« garant » pour éviter un massacre du peuple kurde en Syrie mais
aucunement comme un garant de leur droit à l’auto-détermination. Au
contraire, Poutine a utilisé la vie de millions de Kurdes dans la région
comme une monnaie de change pour atteindre ses propres buts. Maintenant
main dans la main avec la Turquie, Poutine est prêt à imposer ses
propres conditions aux forces kurdes. Par ailleurs, bien qu’Erdogan
sorte également gagnant avec cet accord, il devient par là même
dépendant de Poutine pour sa politique syrienne. Et comme les affaires
ne s’arrêtent jamais, Ankara et Moscou en ont profité pour négocier un
achat supplémentaire de missiles de défense russes S-400 – de quoi
irriter en passant les partenaires occidentaux de la Turquie dans
l’OTAN.
La politique russe au Moyen-Orient
Il est très important de pointer que Poutine a réussi à renforcer ses
positions en Syrie pour un coût militaire et politique dérisoire. Le
fait que le FDS, ancien allié des nord-américains, ait demandé de l’aide
de lui-même à Assad et à la Russie l’a positionné dans une situation
rêvée. Le départ des nord-américains n’a fait que faciliter la tâche à
Poutine. Le Kremlin est devenu clairement l’arbitre de la situation en
Syrie, et la Syrie est devenue le régulateur des rapports de forces
entre les puissances rivales au Moyen-Orient. Il faut dire les choses
clairement : la Russie et ses alliés ont gagné la guerre en Syrie, même
si les guerres dans la région sont loin d’être finies.
Quand la Russie a décidé d’intervenir sans aucune ambiguïté dans la
guerre civile syrienne pour soutenir Bachar al-Assad il y a quatre ans,
on pouvait dire que cette décision répondait à des impératifs
stratégiques dans d’autres « zones d’intérêts » pour la Russie
(principalement l’Ukraine). L’intervention était tactique. La Russie
n’avait pas d’objectifs stratégiques au Moyen-Orient, au-delà du fait de
préserver sa base militaire en Syrie.
Cependant, aujourd’hui les plans du Kremlin pour la région semblent
être en train de changer. De plus en plus, la Russie essaye de déployer
ses intérêts au-delà de la Syrie elle-même, notamment à la faveur du
retrait progressif des États-Unis de la région. En ce sens, Poutine est
en train de se présenter comme un partenaire central non seulement pour
les Kurdes (cette alliance reste très largement tactique) mais même pour
des alliés traditionnels des États-Unis comme la Turquie, Israël et
même les monarchies du Golfe comme l’Arabie Saoudite et les Émirats
Arabes Unis. A cela il faut ajouter son alliance (contradictoire) avec
l’Iran.
Le bourbier du Moyen-Orient
Tout n’est pas si simple cependant. Les gains de l’intervention russe
au Moyen-Orient pourraient très rapidement se retourner contre elle.
Devenir un acteur incontournable dans la région imposera des contraintes
lourdes à Poutine. En effet, les forces russes pourraient devenir la
cible d’attaques de milices islamistes hostiles (Daesh ou Al-Qaeda),
mais surtout le Kremlin devra composer avec les intérêts contradictoires
de ses alliés ou semi-alliés.
L’accord avec la Turquie par exemple est une victoire pour Erdogan et
pour Poutine et une claire défaite pour les Kurdes dans leur lutte pour
l’auto-détermination. Cependant, le FDS est loin d’être le seul
perdant. Comme expliqué dans Stratfor : « Tout
en se félicitant de pouvoir enfin ramener de vastes zones du nord-est
sous son contrôle, le gouvernement syrien s’inquiétera sans aucun doute
de la présence ancrée de la Turquie sur son sol et des relations plus
étroites que la Russie, son protecteur, entretient avec son adversaire
de longue date, la Turquie. Et après avoir été froidement écarté des
négociations, l’Iran ne verra pas d’un bon oeil non plus que Moscou et
Ankara aient essentiellement ignoré ses revendications sur le retrait de
la Turquie. Dans le même temps, l’Iran craint que le rôle croissant de
la Russie en Syrie ne nuise davantage à sa propre influence dans le pays ».
On pourrait ajouter à cette liste, les pays du Golfe qui ne voient pas
non plus très positivement le renforcement des positions turques dans la
région.
Autrement dit, le retrait des États-Unis va sans doute provoquer
d’autres conflits. La Russie deviendra malgré elle le « remplaçant » de
Washington. Mais elle n’a pas les ressources économiques, militaires et
géopolitiques pour imposer sa stabilité dans la région. Face au
retour de Daesh, rien ne garantit non plus que la Russie commence à
payer avec la vie de ses propres soldats la lutte contre les courants
djihadistes. Trump a pris une décision consciente en décidant de quitter
la Syrie ; il sait que la Russie va en tirer profit à court terme. Mais
pour lui c’était le prix à payer pour quitter le bourbier du
Moyen-Orient. Il espère maintenant y avoir piégé Poutine.
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