Malgré
une offensive contre les Kurdes honnie internationalement, Erdogan
entend peser de tout son poids, quitte à faire chanter ses partenaires
occidentaux, afin d’atteindre ses buts en Syrie.
Alors que les forces armées turques et leurs alliés syriens
lançaient des premières attaques aériennes et d’artillerie contre des
villes frontalières mercredi, Ankara est aujourd’hui passée à l’étape
"assaut terrestre" de son offensive antikurde. Le nombre de victimes est
encore difficile à établir mais certains rapports estiment à 60 000 le
nombre de déplacés en à peines 24 heures. Pour le moment, la tactique
turque semble être d’attaquer les positions kurdes dans les villes
peuplées majoritairement par une population arabe, où on estime trouver
moins d’hostilité de la part des habitants, pour ensuite lancer ses
opérations contre les zones majoritairement kurdes. Mais que cherche
exactement la Turquie en Syrie ; quels sont ses objectifs dans le pays
voisins ?
Un premier objectif, de longue date, est évidemment d’affaiblir les
organisations politiques et militaires kurdes de Syrie. La construction
de la Turquie moderne a impliqué, entre autre, l’oppression nationale du
peuple kurde et la négation du droit des Kurdes, qui habitent
actuellement dans quatre pays différents (Turquie, Syrie, Irak et Iran),
à avoir leur propre État. À la suite de la guerre civile syrienne, les
milices et groupes armés kurdes se sont renforcés, notamment du fait de
leur lutte contre Daesh et de l’alliance qu’ils ont pu tisser avec les
puissances occidentales, à commencer par les États-Unis. Cela leur a
permis de créer une région auto-gouvernée de fait, au nord-est de la
Syrie, appelée Rojava. Une telle organisation à la frontière turque est
intolérable pour Ankara qui voit dans le Rojava kurde un pôle
d’attraction pour la population kurde de Turquie. Avec cette offensive,
Erdogan prétend instaurer une « zone de sécurité » le long d’une partie
considérable de la frontière turco-syrienne, afin de repousser les
forces kurdes.
Cependant, l’offensive turque contre les forces kurdes a bien plus
d’importance pour Erdogan et son gouvernement ; c’est également son
pouvoir qui est en jeu. Comme on peut le lire dans un article de Foreign Affairs : « la
stratégie de la Turquie est plus qu’un exercice de géopolitique - pour
Erdogan, la guerre touche à sa survie politique. En fait, la politique
turque en Syrie a depuis des années été guidée par l’ambition d’Erdogan
de consolider son pouvoir personnel dans son pays. La Turquie a soutenu
les insurgés islamistes contre Damas quand cela renforçait les qualités
religieuses d’Erdogan chez lui. Après un affaiblissement électoral,
Erdogan a été contraint de s’associer à un parti d’opposition antikurde
et son attention s’est détournée vers le combat contre les forces kurdes
de Syrie. Cet objectif est toujours d’actualité, mais il est lentement
éclipsé par une préoccupation encore plus pressante : se débarrasser des
millions de réfugiés syriens qui se sont déplacés vers la Turquie au
cours des années, où ils sont maintenant devenus un fardeau pour
Erdogan. Qu’une incursion militaire majeure résolve ces problèmes est
loin d’être garanti. Mais Erdogan est déterminé à essayer ».
C’est pour cette raison que le gouvernement prétend installer entre
un et deux millions de réfugiés syriens dans cette dite « zone de
sécurité » créée à la frontière turco-syrienne. Cet objectif n’est
évidemment pas déconnecté du premier, car installer une telle quantité
de réfugiés arabes dans une région peuplée majoritairement par des
Kurdes reviendrait à y reconfigurer l’équilibre ethnique, rendant ainsi
plus compliquée toute velléité d’autonomie, voire d’indépendantisme
kurde. Autrement dit, Erdogan essaye d’arabiser la région sur la base
d’expulsions, pressions, assassinats et opérations militaires. Le tout
sans mentionner les risques accrus de conflits entre Kurdes et Arabes
que fait peser cette politique sur la région, sans parler des autres
peuples qui y habitent.
Cependant, rien ne garantit que les réfugiés d’autres régions
syriennes veuillent s’installer dans le nord-est du pays, ni que leur
cohabitation avec les Kurdes soit facile, sans parler de celle avec les
autres arabes. Car comme l’explique un habitant de la zone au journal Le Monde : « Tout
le monde craint l’arrivée des Turcs dans le secteur, mais, plus encore,
celle des Syriens qui combattent pour eux (…) Ceux qui vivent ici sont
soit proches des autorités kurdes, soit ont été proches du régime. Nous
avons tous quelque chose à craindre s’ils arrivent ». L’arrivée massive de réfugiés opposants au régime pourrait aussi accentuer ces contradictions.
Mais pour Erdogan, cela n’est plus son problème. Il est déterminé à
créer cette zone de sécurité et à y installer les réfugiés syriens, y
compris contre leur gré. Pour ce faire, il compte faire construire
quelques 200 000 logements, des écoles, des stades de football, des
hôpitaux. Le tout construit par des entreprises du BTP turques mais
financé par l’Union Européenne. En effet, bien que les puissances
européennes se soient prononcées contre l’offensive turque, Erdogan
dispose d’un moyen de pression ; il compte utiliser la souffrance des
réfugiés comme monnaie d’échange avec les gouvernements impérialistes.
C’est en ce sens qu’il a lancé une menace directe contre l’UE : « Ô
Union Européenne, reprenez-vous. Je le dis encore une fois, si vous
essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons
les portes et vous enverrons 3,6 millions de migrants ».
En pleine « crise migratoire » les gouvernements européens avaient
négocié avec le régime turc pour qu’il « contrôle » le flux migratoire
des réfugiés fuyant la Syrie pour l’Europe. Des milliards d’euros ont
ainsi été versés au gouvernement turc pour qu’il fasse le « sale
boulot » des puissances impérialistes européennes. « Sale boulot »
qu’Erdogan entend bien utiliser comme carte pour faire plier l’UE,
obligée de financer son plan de construction. Ce plan lui permettrait
d’ailleurs de donner réinjecter de l’argent dans l’industrie du BTP
turque en perte de vitesse.
Ces plans stratégiques du gouvernement turc ont cependant des points
faibles. Tout d’abord les forces armées turques et leurs alliés doivent
encore atteindre leurs buts militaires. De ce point de vue, rien n’est
acquis et tout dépendra du niveau de résistance des milices kurdes et de
la population locale à la présence turque. Ensuite, la Turquie se
retrouve très isolée dans cette offensive. Si les puissances
impérialistes n’ont que faire du sort du peuple kurde, elles craignent
en revanche un resurgissement de Daesh ou d’autres organisations
hostiles à leurs intérêts. La Russie reste pour le moment assez distante
et ne donne pas de signaux très tranchés. Quant aux puissances
régionales, que ce soit l’Iran ou les puissances sunnites telles que
l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis, elles voient d’un très
mauvais œil l’opération turque. En effet, toutes ces puissances
régionales sont en lutte les unes contre les autres pour s’imposer comme
la force hégémonique dans la région ; l’avancée de l’une implique le
recul des autres.
Le pari d’Erdogan est certes très risqué. Mais le gouvernement turc
n’a pas vraiment le choix, c’est en grande partie sa survie qui est en
jeu. Le retrait progressif des États-Unis de la Syrie est en train de
révéler le caractère néfaste des interventions impérialistes : cela ne
signifie aucunement la fin de la guerre mais le début d’autres guerres.
En ce sens, des analystes estiment que cette offensive turque constitue
la première guerre post-Etats-Unis en Syrie. Toute la solidarité
internationale de la classe ouvrière et de la jeunesse doit donc
s’exprimer pour la défense du Rojava.
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