Un
film cathartique qui pousse à l’extrême la réalité sociale brésilienne
pour mieux la dénoncer. Un film beau et, à l’encontre de ce que pourrait
prétendre un visionnage superficiel, fin et subtil.
Éminemment politique, Bacurau est le troisième
long-métrage de Kleber Mendonça Filho, réalisé conjointement avec
Juliano Dornelles. Kleber Mendonça Filho dénonçait déjà avec l’équipe de
son dernier film « Aquarius » le coup d’Etat institutionnel qui a
destitué l’ancienne présidente Dilma Rousseff au Festival de Cannes en
2016. L’histoire se déroule dans un futur proche mais beaucoup
d’éléments renvoient au présent ; une histoire qui se sert du futur pour
mieux parler du présent. Le tout enrobé d’une musicalité exquise,
notamment avec l’ouverture du film avec la douce voix de la célèbre
chanteuse Gal Costa interprétant « Não identificado » (non-identifié),
ce qui donne déjà la tonalité du style de ce chef d’œuvre.
« Bacurau » est le nom fictif d’un village à l’ouest de Pernambouc,
au Nordeste brésilien. Mais la réalité sociale dépeinte est bien réelle.
Le Nordeste est en effet l’une des régions les plus pauvres du Brésil,
mais loin de tout récit caricatural, le film montre un certain
« développement inégal et combiné » : dans ce village perdu au milieu du
Sertão – région semi-aride – avec une seule rue, une école et une
église, les habitants utilisent et s’organisent à travers la plus
moderne technologie.
Bacurau, est un village pauvre du Nordeste brésilien donc mais
il aurait presque pu être aussi le nom d’une favela ou d’un quartier
populaire dans n’importe quelle métropole du pays, au moins en ce qui
concerne les besoins de ses habitants, les misères, les humiliations
mais aussi une certaine solidarité. Kleber Mendonça Filho décrit de
façon condensée une vaste réalité sociale où l’on peut mettre en exergue
quelques détails importants qui contrastent avec certains aspects de la
société brésilienne : la mise en valeur de femmes trans, la
bienveillance des habitants de Bacurau vis-à-vis des prostituées,
l’organisation collective et la solidarité face à une situation
économique précaire.
Sur le panneau d’entrée du village, on lit « Bacurau, 17 km. Si vous y
allez, faites-le en paix » avant d’emprunter des chemins de terre
menant à la petite commune. Simple hasard ou symbole, le numéro 17 a été
le code électoral de Bolsonaro pendant les présidentielles. En effet,
beaucoup de critiques voient dans ce film une dénonciation du Brésil de
Bolsonaro. Or, il a été réalisé avant l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir.
En réalité, Bacurau expose, à travers de références discrètes,
des dynamiques sociales et des éléments qui structurent le Brésil depuis
sa création. On pourrait dire que ce film expose et dénonce à sa façon
la structure de classes, les inégalités, le racisme et les injustices
inhérentes à la société capitalisme sous-développée brésilienne. En ce
sens, il pourrait être qualifié comme une dénonciation du gouvernement
Bolsonaro mais également de l’ensemble de gouvernements des dernières
décennies.
Cette dénonciation de la « caste politicienne » est incarnée dans le
personnage du maire d’une grande ville voisine, dont Bacurau semble
dépendre administrativement, qui, en vue des élections, se dépêche pour
livrer des livres dans un camion de charge qui ensuite les déverse en
plein sol, comme s’il s’agissait d’une cargaison de sable. Avec les
livres sont livrés aussi quelques cercueils, des aliments périmés et
même des anxiolytiques applicables par voie anale. Le maire-candidat
retrouve des rues désertes, mais aussi des insultes qui fusent aussitôt
il finit son discours dans le vide. Tout un symbole du rejet de la
politique « coup de Com’ », de la politique des « gestes pour la forme »
et électoraliste, de la corruption, du clientélisme et de l’hypocrisie
politicienne. Et pour compléter ce tableau, le maire-candidat repart en
amenant avec lui une jeune prostituée.
Dans Bacurau on devine que le Brésil traverse une période
politique tendue, un conflit social très profond opposant le Nordeste du
pays, pauvre, au sud, plus riche et plus blanc ; peut-être même une
guerre civile. Et ce clivage régional, hérité de la fondation du pays,
sous un arrière-plan d’inégalités économiques mais aussi de racisme,
s’exprime plus ouvertement dans la méfiance des habitants de Bacurau
vis-à-vis d’un couple mystérieux de motards blancs venus du sud du
pays. Et cela d’autant plus que leur camion citerne, essentiel pour une
région en manque permanent d’eau, venait de se faire cribler de balles.
Ces deux personnages, dissonants avec le paysage, venus du sud du
pays symbolisent plus qu’eux-mêmes. Ils deviennent une sorte d’allégorie
de ces classes dominantes locales qui s’associent à des groupes
économiques ou de pouvoir étrangers intéressés pour exploiter X ou Y
région aux dépens des populations locales. Mais là où Bacurau
devient très pertinent c’est quand on dépeint dans les détails ce
partenariat : une association inégale où la partie locale est totalement
subordonnée à la partie étrangère ; les classes dominantes locales
acceptent même l’humiliation tout en prétendant être l’égal des
partenaires étrangers. En ce sens, la politique de soumission aux
intérêts de l’impérialisme nord-américain de l’actuel gouvernement
Bolsonaro au Brésil devient presque une pathétique caricature de cette
image que Kleber Mendonça Filho résume brillamment.
En effet, plus tard on apprend que ces deux « sudistes » sont les
partenaires d’un groupe de suprématistes blancs nord-américains, dirigés
par un allemand, qui prétendent faire de Bacurau leur terrain de jeu
macabre. Et c’est à ce moment-là que tout semble basculer. C’est à ce
moment-là que Bacurau prend une dynamique très différente par
rapport à d’autres dystopies où face à la catastrophe c’est souvent une
logique individuelle de survie ou de petit groupe qui prime. Ici c’est
une résistance collective qui se met en place. Et c’est à ce moment-là
également que l’histoire s’accélère, qu’elle rentre dans sa dimension
quasi stupéfiante, qu’elle rentre dans une spirale inarrêtable de
violence, chargée de sens politique.
Bacurau est une histoire sans personnage principal. Mais c’est
aussi une histoire avec plusieurs « petits héros ». C’est le cas de
Lunga. Un délinquant, très violent, queer et apprécié par les habitants
de Bacurau. Une sorte de « bandit social », faisant écho aux années 1960
et 1970 où les criminels et droit commun étaient enfermés dans les
mêmes cellules que les prisonniers politiques et souvent influencés
politiquement par ces derniers ; des prisonniers qu’une fois dehors
revenaient dans les favelas et reprenaient leurs activités illégales
tout en essayant de développer un discours politique social et
d’apporter une certaine assistance aux habitants locaux démunis face à
un Etat indifférent. C’est justement Lunga qui pensera le plan militaire
de défense de Bacurau face à l’attaque des mercenaires nord-américains.
« Manichéen » selon Le Monde, faible ou « film qui échoue » pour ne pas savoir maitriser les registres opposés selon certains critiques de France Inter, Bacurau
réunit dans les écrans diverses références – du western à la
science-fiction – et marche dans les pas du modernisme brésilien.
Pourtant, il n’échoue pas, comme dans le manifeste anthropophagique
d’Oswald Andrade qui resitue « l’habitant local » comme acteur de sa
propre histoire et qui intériorise, à travers le cannibalisme, les
éléments culturels de la culture dominante, accouchant leur propre
identité. Bacurau est une allégorie des opprimés qui s’insurgent
contre l’agression de l’impérialisme et de la bourgeoisie nationale à
travers l’auto-organisation, germe d’une société nouvelle. Bacurau
véhicule en effet un appel à la révolte, à l’action collective face à
l’injustice et à la violence des oppresseurs. Le film pose également la
question du rapport à la violence et la légitimité de la violence des
opprimés face aux dominants. Un film qui invite à réfléchir. Un film à
voir.
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