Dans plusieurs pays d’Europe centrale le populisme de droite est au pouvoir, parfois depuis longtemps. Quelle politique mènent-ils ? Et si, après tant d’années au pouvoir, ils devenaient la cible du sentiment anti-establishment répandu en Europe, notamment dans ces pays ?
Philippe Alcoy
Les élections européennes approchent et beaucoup prédisent une
« marée » de voix pour des partis populistes de droite sur fond de crise
des régimes politiques qui se sont instaurés en Europe depuis plusieurs
décennies. Mais alors que dans une grande partie des pays ces courants
apparaissent encore comme une menace électorale, dans d’autres pays les
populistes de droite (ou « illibéraux » comme on les appelle souvent)
sont déjà au pouvoir et parfois depuis longtemps. C’est le cas notamment
des pays du groupe de Visegrád, le V4, Hongrie, Pologne, Slovaquie et
Tchéquie.
Bien qu’il existe des différences entre eux (que nous aborderons plus
tard), on peut dire que ces tendances politiques surgissent dans une
large mesure comme une réponse par la droite à l’évolution économique,
politique et sociale que ces pays ont connue dans la période dite
« post-socialiste », notamment dans les années 1990.
Une reconfiguration de l’échiquier politique
L’arrivée au pouvoir de ces courants a impliqué un changement profond
pour l’échiquier politique avec un tournant à droite général. La
social-démocratie complètement néolibérale qui a gouverné dans plusieurs
de ces pays appliquant parfois les pires attaques contre les conditions
de vie des travailleurs pendant les premières années de la transition
vers le capitalisme dans les années 1990-début des années 2000, s’est
effondrée. La Hongrie, en 2006, a connu des révoltes très importantes
contre le gouvernement social-démocrate (où l’extrême-droite a eu une
participation importante), ce qui a en quelque sorte pavé la route pour
l’arrivée du Fidesz au pouvoir.
En effet, les dénommés populistes de droite se sont présentés comme
ceux qui allaient restaurer la fierté de la nation et surtout venir en
aide à tous les délaissés par les années de politiques néolibérales,
notamment les populations rurales et des petites villes. De fait, le
modèle économique instauré après la restauration du capitalisme dans ces
pays, basé notamment sur les exportations (nous y reviendrons), créait
des disparités très importantes selon les régions et secteurs
d’activité. Ainsi, un des grands arguments de ces courants
réactionnaires est d’opposer les populations rurales et des petites et
moyennes villes à celles des grands centres urbains, y compris les
travailleurs et les classes populaires. Un argument qui va au-delà de
l’Europe centrale car en France pendant le mouvement des Gilets Jaunes
on a entendu des représentants de cette droite populiste mettre en avant
le même type d’arguments.
Voici donc comment un analyste commente un rapport sur le modèle social et économique du PiS en Pologne, le « solidarisme » : « Bien
que le modèle socio-économique polonais ait été relativement libéral
jusqu’à présent, il a commencé à évoluer vers le solidarisme. Ce
« capitalisme à la polonaise » met l’accent sur la politique sociale et
une vision plus inclusive de la croissance économique, qui ne se limite
pas à l’élite urbaine. Pour les auteurs du rapport, cette décision est
une réponse au type de capitalisme polonais qui a émergé après la chute
du communisme. "La Pologne et les autres pays d’Europe centrale et
orientale n’avaient pas la possibilité de suivre un modèle différent de
celui imposé de l’extérieur pour rejoindre les structures occidentales,
car leur pouvoir de négociation était très faible dans les années 1990",
dit le rapport ».
Mais ces politiques sociales sont bien ciblées. Elles cherchent avant
tout à créer une clientèle électorale tout en achetant la paix sociale.
Aussi bien en Hongrie qu’en Pologne les gouvernements utilisent
essentiellement des fonds de l’UE pour financer des programmes sociaux
qui bénéficient aux couches les plus précaires des zones rurales ou des
petites villes. L’autre élément fondamental de leur politique étant le
conservatisme social. Il s’agit de courants qui attisent les préjugés
racistes et xénophobes (antisémites, islamophobes et anti-rrom) de la
société, l’homophobie, le machisme ; ils mettent en avant les valeurs de
la « famille traditionnelle » et les « racines chrétiennes de
l’Europe » (dont leurs pays seraient les garants face aux « invasions »
étrangères). Et cela a des conséquences sociales très importantes. Par
exemple, en Pologne suite à l’application d’une subvention aux enfants
dans les familles nombreuses, autour de 100 000 femmes ont quitté le
marché de l’emploi depuis 2017 renforçant leur dépendance vis-à-vis de
l’Etat et éventuellement de leurs compagnons.
Toutefois, l’incapacité de ces partis politiques à « faire époque »
et constituer un bloc historique ouvre la voie à une forme d’instabilité
politique, qui s’exprime d’un côté par les courants néolibéraux qui,
mobilisant une rhétorique « progressiste » en faveur des minorités, ne
font que poursuivre les mêmes politiques, et de l’autre la résurgence de
tendances néofascistes sur la droite. Des tendances nullement
contradictoires, comme le montre le cas de la Slovaquie.
Ainsi, en Slovaquie, alors que l’on vient d’élire une présidente
libérale une formation néofasciste a récolté 10% des voix. Et selon
certains analystes il ne serait pas étonnant que la formation de Robert
Fico, le Smer-SD, tente de s’appuyer sur eux pour garder le pouvoir. En
Hongrie, alors que pendant des années le parti néofasciste Jobbik avait
représenté la principale opposition à Orban, il a opéré un tournant vers
le centre « purgeant » une partie de ses courants les plus
« radicaux ». Cependant, des groupuscules d’extrême-droite essayent de
reconstituer une droite fascisante, avec le probable resurgissement des milices paramilitaires.
La crise économique internationale qui a éclatée en 2007-2008
accentuant les contradictions internes dans chaque Etat, n’a fait
qu’accélérer l’évolution de ces régimes vers la droite, tout en ouvrant
certaines contradictions. En effet, bien que ces Etats d’Europe
centrale, par rapport aux anciens Etats du « bloc socialiste », aient
été parmi les plus « intégrés » au marché européen et mondial, recevant
beaucoup d’investissements de la part du capital étranger (notamment
allemand, mais pas seulement), le modèle de capitalisme introduit après
la chute des régimes bureaucratiques (qualifiés à tort
de « socialistes ») était brutal : les « thérapies de choc » imposées
par les institutions financières internationales (FMI, Banque Mondiale)
ont impliqué le démantèlement de l’essentiel de leur industrie et aussi
l’accaparement par les capitaux internationaux des richesses nationales.
A cela il faut ajouter un degré de corruption parmi les plus élevés de
la planète et une « classe politique » cynique et totalement à la merci
de leurs « sponsors » étrangers des pays centraux européens et bien
évidemment des Etats Unis, le tout sous le couvert des discours
démagogiques de l’Union Européenne dans la lutte contre la corruption.
Si la prospérité relative, combinant l’afflux de capitaux étrangers
et l’exploitation intensive d’une main d’oeuvre à bas coûts des
entreprises occidentales, a un temps permis de consolider un bloc social
relativement stable, les contradictions de ce modèle (avec d’énormes
disparités régionales) allaient créer des tensions sociales et des
crises profondes des partis au pouvoir, notamment après la crise de
2008.
C’est dans ce contexte de crise économique mondiale, sur fond de
stagnation économique et d’épuisement de l’hégémonie néolibérale
pro-mondialisation que les partis au pouvoir en Europe de l’Est vont de
plus en plus recourir à une forme de « capitalisme national », en
appelant à la figure du « peuple » pour tenter de consolider les
tendances centrifuges au sein de leur base sociale. En 2010 Viktor Orban
arrive au pouvoir en Hongrie avec un discours de renforcement de la
« fierté nationale » et en fustigeant les « années néolibérales » après
des gouvernements sociaux-libéraux dont les politiques avaient créé une
grande déstabilisation du pays. Ce sera aussi le cas en Slovaquie où
Robert Fico à la tête d’une coalition de partis de « gauche » mais
alliée à des formations nationalistes de droite remportera les élections
en 2006 puis en 2010 et 2012, adoptant un ton de plus en plus à droite
et réactionnaire (il a dû démissionner en 2018 suite au meurtre d’un
journaliste mais il reste un politicien influent dans le pays). En
Pologne, le parti Droit et Justice (PiS, pour ses sigles en polonais)
des frères Lech (décédé en 2010 dans un accident aérien) et Jaroslaw
Kaczynski, après un court gouvernement de 2005 à 2007, arrivera au
pouvoir à nouveau en 2015 avec un discours et un projet politique très
proches de celui de Viktor Orban et son parti Fidesz en Hongrie. En
Tchéquie, Andrej Babiš, milliardaire fondateur de l’Action des Citoyens
Mécontents (ANO) en 2011, après une brève coalition avec les
sociaux-démocrates gagne les élections de 2017 avec des prises de
positions pour la « protection des frontières » de l’Europe contre les
réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient.
Même s’il y a certaines exceptions, nous voyons que dans la majorité
des cas, le tournant populiste de droite, est opéré non pas par des
figures venant de l’extérieur du monde politique mais en général par des
politiciens qui se « reconvertissent » en se découvrant des « vocations
populistes ». L’exemple de Viktor Orban est particulièrement
clair : passé de figure de prou du libéralisme anticommuniste montant à
la fin des années 1980, très appréciée des occidentaux, à « nationaliste
radical » dans les années 2000. On pourrait dire de même de Robert Fico
qui faisait partie du groupe social-démocrate européen.
Une bonapartisation des régimes
Ces courants politiques qu’on a pris l’habitude d’appeler
« populistes » présentent le plus souvent un projet politique aux traits
bonapartistes. Ainsi, un « homme (ou une femme) providentiel », au prix
d’une relative indépendance vis-à-vis des mécanismes institutionnels et
parfois des classes dominantes elles-mêmes, se propose de résoudre les
contradictions politiques, économiques et sociales de la nation afin
d’empêcher « l’explosion sociale », contenir les tendances
centrifuges et en fin de compte préserver les intérêts des classes
dominantes, louvoyant, dans le cas de ces régimes, entre le capital
étranger, provenant des pays d’Europe de l’Ouest, le capital indigène,
et la classe ouvrière nationale.
Bien que ces gouvernements diffèrent de ceux des années 30, qui
reposaient sur une « clique » bureaucratico-policière, en étant arrivés
au pouvoir par les institutions, nous ne pouvons pas nier les
changements importants que certains de ces gouvernements ont imposés
dans leurs régimes politiques, allant tous dans le sens d’un
renforcement de l’appareil exécutif de type policier : concentration du
pouvoir dans les mains du parti, contrôle par l’exécutif des différents
pouvoirs et institutions de l’Etat, contrôle de plus en plus serré des
médias et répression contre les voix dissidentes, changements des lois
électorales, entre autres. Ainsi, Gyözö Lugosi, membre du comité de
rédaction de la revue de gauche hongroise Eszmelet, écrit à propos du régime de Viktor Orban en Hongrie : « [Orban
a] démantelé tous les « freins » et « contrepoids » juridiques et
institutionnels, puis occupé les postes clés politiques, en y
parachutant des obligés inconditionnellement fidèles à sa personne. Sont
ainsi subordonnés à ses objectifs – outre bien entendu les instances du
pouvoir exécutif, et ce à tous les niveaux – les postes du président de
la République, du président du Parlement, la majorité des juges de la
Cour constitutionnelle, la direction du Bureau de l’audit de l’État, le
Bureau du procureur général (qui bloque systématiquement toute
investigation judiciaire relative à la corruption gigantesque orchestrée
par la sphère élargie et bien hiérarchisée d’Orbán), le Conseil des
médias, etc. ».
En Pologne, le PiS essaye de suivre les pas de Viktor Orban et
récemment a connu une dispute importante avec l’UE en d’adoptant une loi
qui mettait la justice sous le contrôle du pouvoir exécutif. Récemment
en Tchéquie le premier ministre Babiš a déclenché des mobilisations
importantes à Prague en essayant d’adopter une loi semblable (au milieu
d’un scandale de corruption l’impliquant).
Cependant, le degré d’avancement dans la concentration de pouvoirs et
de contrôle des différentes instances étatiques n’est pas le même selon
les pays. La Hongrie est sans aucun doute le pays où le degré de
bonapartisation du régime est le plus avancé, même par rapport à la
Pologne où le PiS est au pouvoir depuis moins de temps que le Fidesz
hongrois. Ainsi, dans un article récent de Foreign Policy on explique les différences entre la Slovaquie et ses voisin ainsi : « La
Slovaquie, en dépit de tous les méfaits et crimes commis sous [le
gouvernement de Rober Fico], y compris le meurtre d’un journaliste, n’a
pas emprunté la même voie que ses voisins illibéraux en resserrant le
contrôle de l’élite dirigeante sur toutes les institutions de l’État.
L’indépendance de la justice slovaque n’a pas non plus été la cible de
croisades gouvernementales, comme en Hongrie et en Pologne. (…) La
plupart des médias privés du pays sont manifestement anti-Smer [le parti
de Fico], alors que les médias publics, qui ont récemment renforcé leur
soutien au gouvernement, sont encore loin d’être une source de
propagande gouvernementale, contrairement aux médias d’État en Hongrie
et Pologne ».
C’est en ce sens que les libéraux de tout le continent comptent sur
la nouvelle présidente slovaque Zuzana Čaputová, avocate libérale,
« outsider » et « progressiste », pour faire contrepoids à l’avancée des
populistes de droite dans la région. Une tâche qui reste encore très
incertaine. Ce qui est certain c’est que les courants populistes
réactionnaires font désormais clairement partie du paysage politique de
ces pays. Mais on doit aller plus loin encore : ils sont devenus une
partie considérable de l’establishment.
Un modèle économique « illibéral » ?
Au-delà d’une rhétorique nationale-populiste conservatrice et
xénophobe, les modèles économiques de ces pays comportent certaines
nuances, ce qui permet de relativiser l’idée d’un bloc « populiste »
homogène et hégémonique.
Dans les années 1990 la réintroduction du capitalisme dans la région
dictait le besoin d’appliquer des politiques agressives et « efficaces »
qui rendent « irréversible » le processus de privatisation de
l’économie. Les richesses nationales ont été bradées aux capitaux
occidentaux ; des industries entières fermées. Les inégalités sociales
ont explosé mais la soumission de ces pays aux puissances impérialistes
aussi. Comme l’explique Thomas Piketty dans un post de son blog dans Le Monde : « Après
l’effondrement du communisme, les investisseurs occidentaux (allemands
en particulier) sont graduellement devenus propriétaires d’une part
considérable du capital des ex-pays de l’Est (…) Les travaux de Filip
Novokmet ont montré que si les inégalités ont moins fortement progressé
en Europe de l’Est qu’en Russie ou aux Etats-Unis, c’est simplement
parce qu’une bonne partie des hauts revenus issus du capital
est-européen sont versés à l’étranger (à l’image d’ailleurs de ce qui se
produisait avant le communisme, avec des détenteurs du capital qui
étaient déjà allemands ou français, et parfois autrichiens ou ottomans) ».
Nous avons déjà mentionné le fait que Viktor Orban est arrivé au
pouvoir avec un discours tendant à renverser les logiques des politiques
néolibérales des années 1990. Cependant, son projet se base avant tout
dans la création d’un « capitalisme magyar », d’un capitalisme hongrois,
dans le renforcement d’une classe capitaliste nationale face à des
concurrents internationaux puissants et en même temps une classe
ouvrière qui devient de plus en plus nombreuse, même si politiquement et
socialement très peu active, voire tétanisée par les défaites des
années 1990. Le tout, bien évidemment, sans remettre en cause
l’essentiel des liens et le « partenariat » avec les capitaux
occidentaux.
Ainsi, comme c’est expliqué dans un article de LeftEast à propos de la politique économique de Viktor Orban : « Le
Fidesz a remporté les élections de 2010 avec un discours sur la
décolonisation économique, un contre-récit de l’hégémonie néolibérale
des décennies post-socialistes. Ce qui dans la communication politique
était appelé intérêt économique hongrois, signifiait un programme solide
pour la croissance du capital national appuyée par l’État. Cependant,
le régime ne peut que chercher à élargir la marge de manœuvre du capital
national dans les conditions objectives d’intégration sur le marché
mondial. Les subventions pour les IDE [investissements étrangers
directs] dans les industries d’exportation aident à maintenir la balance
des paiements en ordre, tandis que les secteurs non échangeables où les
conditions peuvent être conditionnées par les politiques de l’État
(telles que les banques, les télécommunications ou les transports)
voient une réorganisation importante de la propriété en faveur du
nouveau capital national oligarchique ».
C’est le cas aussi pour la Pologne du PiS. Voici comment le projet économique du gouvernement du PiS est décrit dans Bloomberg : « La
mission de Morawiecki [premier ministre polonais] est maintenant de
"déplacer lentement mais sûrement le pendule" vers ce qu’il appelle une
"économie subjective". Cela signifie une pause dans les privatisations,
qui, selon Morawiecki, ont contribué au budget jusqu’à 14 milliards de
zlotys par an, une préférence pour les emprunts intérieurs par rapport
aux emprunts extérieurs (la part de la dette de la Pologne détenue par
des étrangers est passée de 60% à environ 50% en trois ans) et une
confiance vis-à-vis des entreprises d’État pour accroître les
investissements, car les entreprises privées sont trop petites et ne
sont pas assez expansionnistes pour donner boost escompté ».
Autrement dit, ces courants politiques utilisent les fonds de l’Etat
pour d’une part renforcer leur « clientèle politique, puis subventionner
et attirer les investissements étrangers dans certains secteurs
importants de l’économie et enfin pour aider les oligarques nationaux à
s’enrichir et construire une sorte de « capitalisme national d’amis ».
Mais toujours dans le cadre d’un capitalisme soumis aux intérêts
impérialistes.
En ce sens, nous pouvons interpréter les frictions régulières entre
ces dirigeants et l’UE non pas comme un acte d’irrévérence vis-à-vis des
puissances internationales mais comme une lutte pour obtenir plus de
marges de manœuvre (et moins de contrôle) pour le capitalisme national
dans un cadre d’échange commercial subordonné et inégal.
Des économies dépendantes et subordonnées
En effet, malgré tous les discours, les manœuvres, les polémiques et
intrigues entre ces gouvernements et les institutions européennes, les
pays du V4 restent largement dominés et soumis aux intérêts politiques
et économiques impérialistes. Même si des dirigeants européens feignent
de vociférer contre Orban et ses attaques contre des droits
démocratiques élémentaires, ils savent très bien que sa politique sert
leurs intérêts. N’oublions pas que la politique réactionnaire
anti-réfugiés menée par Orban, bloquant la route des migrants qui
traversaient la Hongrie vers le nord de l’Europe, était complètement
fonctionnelle aux intérêts de Merkel.
Sur un plan économique, même si comme nous citions plus haut, il y a
eu des renégociations sur des parts de marché dans certains secteurs
(créant des frictions avec des investisseurs étrangers), l’essentiel de
l’économie reste dominé par les capitaux impérialistes. Rien qu’en
Hongrie, entre employés directs et des sous-traitants, autour de 240 000
ouvriers (sur 9,7 millions d’habitants - enfants et retraités compris)
travaillent dans le secteur automobile dominé par les multinationales
notamment allemandes.
Malgré, le discours sur la « fierté nationale » et le renversement
des politiques des années 1990, la spoliation des richesses nationales
se maintient. Piketty dans l’article déjà cité affirme qu’entre « 2010
et 2016, les flux annuels sortants de profits et de revenus de la
propriété (nets des flux entrants correspondants) ont ainsi représenté
en moyenne 4,7% du produit intérieur brut en Pologne, 7,2% en Hongrie,
7,6% en République Tchèque et 4,2% en Slovaquie, réduisant d’autant le
revenu national de ces pays ».
Un autre fléau de ce modèle économique de dépendance que l’illibéralisme ne remet absolument pas en cause c’est l’émigration économique forcée. Ainsi, on estime que 600 000 hongrois ont quitté le pays ces dernières années et dans le cas de la Pologne c’est encore pire : autour de 10% de la population (4,4 millions de personnes) est partie du pays pour aller travailler ailleurs. Cela est une démonstration que malgré les gros investissements étrangers, la classe ouvrière reste dans une situation précaire et avec des salaires très faibles, même dans les secteurs les plus bien payés comme l’industrie automobile. Cette émigration massive est en train de produire un problème de manque de bras qui mène ces gouvernements à adopter des lois pour répondre aux besoins de main d’œuvre des multinationales. Le dernier exemple paradigmatique est la loi dite « esclavagiste » adoptée par Viktor Orban en décembre dernier.
Derrière les conflits de façade, la politique concrète de ces régimes
consiste bien à favoriser les classes capitalistesnationales et les
capitaux impérialistes sur le dos de l’exploitation et l’oppression de
la classe ouvrière et les classes populaires nationales. En même temps,
les leaders politiques impérialistes ont beau critiquer des politiciens
tels qu’Orban, voulant le « contrôler », mais ils savent qu’en fin de
comptes ils sont alliés et peuvent compter sur lui pour garantir
l’essentiel de leurs intérêts économiques et politiques. Mais cette
situation n’est pas exempte de contradictions. Et on voit déjà des
signes d’érosion (partielle) de ces régimes.
Vers un épuisement hégémonique des gouvernements populistes réactionnaires ?
Ces gouvernements ont ainsi profité de la bonne conjoncture
économique et de taux de croissance importants. Cependant, ces
« modèles » de développement dépendants restent fragiles. Un changement
dans la conjoncture économique pourrait faire craquer les fissures et
les contradictions de ce modèle et ouvrir d’importantes crises sociales
et politiques.
Alors que dans des pays d’Europe occidentale des courants populistes
réactionnaires sont à l’affut électoralement parlant, et peuvent en
quelque sorte promettre monts et merveilles sur leurs politiques une
fois au pouvoir, il en va tout autrement pour des leaders comme Orban au
pouvoir depuis bientôt 10 ans. Les résultats et effets de leurs
politiques sont là. Et bien qu’ils aient profité d’une certaine
croissance économique ces dernières années et d’une relative paix
sociale, des fissures commencent à apparaitre.
En effet, bien que d’un point de vue électoral leurs concurrents
(essentiellement libéraux) ne soient pas encore suffisamment puissants,
même si des nuages commencent à s’accumuler sur la tête de certains
partis, ces derniers mois des signaux intéressants ont commencé à
apparaître, comme des mobilisations sociales qui ont secoué des pays
tels que la Hongrie et la Pologne et dans une moindre mesure la
Slovaquie et la Tchéquie.
En effet, à la suite de l’adoption de la « loi esclavagiste » en
Hongrie (qui permet aux entreprises d’imposer jusqu’à 400 heures
supplémentaires aux travailleurs et ne les payer que trois ans plus
tard), des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les
rues. Et cette fois non seulement à Budapest et autres villes
importantes du pays, mais même dans des petites villes où en général le
Fidesz fait de bons scores électoraux. Un autre élément encourageant de
ces mobilisation a été sa composition sociale : beaucoup de jeunes
étudiants et lycéens marchant à côté des travailleurs et des syndicats.
La loi est finalement passée mais sans doute la mobilisation a laissé
des traces et le gouvernement y a laissé des plumes. Il faudrait
également signaler les grèves très importantes des ouvriers de
l’industrie automobile, chez BMW et notamment chez Audi Hongrie, où les ouvriers ont obtenu d’importantes victoires sur les salaires et les conditions de travail.
Ce « petit réveil » de la lutte de classes en Hongrie est très
intéressant car le régime, ayant bouché les possibilités
institutionnelles pour qu’une alternative politique surgisse, même
bourgeoise, un espace politique extra-parlementaire est susceptible de
s’ouvrir et venir déstabiliser le « modèle » néolibéral de capitalisme
d’amis et de soumission aux capitaux impérialistes prôné par Orban.
En Pologne, le PiS est au gouvernement depuis moins de temps que le
Fidesz d’Orban, mais là aussi, c’est la lutte de classes et les
mobilisations sociales qui pourraient être en train d’annoncer
des évolutions dans la situation. En effet, en Pologne on a connu une grève offensive massive d’enseignants pour leurs salaires.
Le gouvernement a finalement réussi à ne pas satisfaire les
revendications des grévistes mais on ne peut pas exclure d’autres
mobilisations massives. Comme en Hongrie, lors de la grève des
enseignants on a vu la jeunesse, et même les très jeunes, soutenir leurs
professeurs en lutte en organisant des manifestations et des piquets. A
tout cela, il faut ajouter les mobilisations des femmes polonaises,
très importantes, pour leur droit à disposer de leur corps contre la
prégnance réactionnaire, en Pologne comme en Hongrie, de l’Eglise
catholique, relais idéologique et politique des classes dominantes.
Cependant, et sans aucune illusion à l’égard des courants libéraux
qui espèrent capitaliser sur le mécontentement grandissant dans ces
pays, pour les travailleurs, pour la jeunesse et l’ensemble des classes
populaires et les opprimés de la région, il s’agit de construire leur
propre organisation politique qui réponde à leurs intérêts. Autrement,
on ne peut pas exclure que ce soient des forces encore plus
réactionnaires, ouvertement fascistes ou fascisantes, qui récupèrent la
contestation. Construire un parti de travailleurs, résolument
anticapitaliste et révolutionnaire, luttant pour l’indépendance de
classe, et la constitution d’un programme hégémonique qui s’adresse à
l’ensemble des classes opprimées, des paysans à la petite-bourgeoisie
aux minorités ethniques, un programme capable de rompre avec la
domination des capitaux impérialistes .C’est un enjeu central. La seule
perspective qui puisse combattre radicalement tous les courants et
tendances capitalistes et réactionnaires dans la région.
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