Philippe Alcoy
Certains préfèrent pleurer,
affalés sur un quai de métro. D’autres crachent. Et comment ! Des glaires bien
chargées, préparées dans la bouche, avec les joues gonflées, puis le projectile
est lancé. Avec violence. Contre autrui. Contre celui d’en face ; contre
celle d’en face ou d’à côté ou de derrière. Car on déteste les autres ; on
se déteste. Même si on ne se connait pas. Peu importe.
Personne ne sait exactement
comment tout cela a commencé. Il semblerait que l’initiative est venue d’un
groupe de producteurs d’émissions de téléréalité. Cela leur aurait échappé des
mains. Ils voulaient du réel, pas de studio, pas d’acteurs (ou plutôt
semi-acteurs), pas de personnes non-improvisées. Ils voulaient de vrais ratés
du quotidien, réagissant naturellement ; pas de ratés aspirants à
starlettes, suffisamment malins pour savoir ce qui est vendeur.
Le fait est que depuis ce jour-là
le métro est devenu autre chose qu’un simple moyen de transport, sale, usant,
pesant, fastidieux. Le métro reste tout cela. Mais il est aussi un défouloir
collectif. On n’y va plus n’importe comment. On s’habille pour l’occasion. Les
ventes d’imperméables en caoutchouc ont explosé ; celles des grandes lunettes
de piscine et des masques aussi. On en vend dans pratiquement chaque bouche de
métro.
Le métro 13 rentre dans le quai.
Le quai est bondé comme d’habitude ; le métro aussi. Je ferme mon
imperméable, je mets ma capuche et mes lunettes de piscine (dorénavant
« de métro ») et mon masque également. Les portes s’ouvrent. Et le
premier crachat sort éjecté depuis le wagon ; il me rate de peu, il me
passe au-dessus de l’épaule ; j’ai fait un mouvement en me penchant en
diagonale vers la gauche pour me sauver. « Dommage ! » j’ai entendu,
en chœur, depuis l’intérieur de la rame. Les portes ouvertes, les crachats
doivent cesser. C’est la seule règle, ou presque, qui s’est imposée. On ne sait
ni par qui ni comment ni pourquoi.
Le bip sonore retentit ; la
petite lumière rouge clignote. Les bouches se préparent ; joues
gonflées ; glaires chargées. Moi aussi. Ma bouche aussi. Les portes
commencent à se fermer ; elles se ferment. La guerre peut commencer (pour
ceux qui montent) ; la guerre peut reprendre pour ceux qui y étaient déjà.
On est serré ; nos corps se touchent, se frottent. Des sardines.
Autrefois c’était chiant ; maintenant aussi. Mais désormais on crache.
Avant les visages se tenaient à quelques centimètres les uns des autres, on se
regardait à peine ; on ne se regardait pas en réalité ; on se
regardait sans que l’autre nous voit le regarder. On fermait les yeux en
essayant de se tenir de quelque chose. « Pardon » par-ci,
« pardon » par-là. Des insultes aussi. Maintenant on se regarde, on
vise ; on se regarde pour viser. Et on crache. Et comment !
Les portes fermées donc. La
salive vole et atterrit ; sur les imperméables, sur les joues, sur les
cheveux, sur les sac-à-dos, sur les sac-à-main, sur les lunettes, sur les
bancs, sur les fenêtres, sur les barres en fer, parfois sur la peau, mais
rarement ; sur les touristes, sur les enfants, les vieux, les femmes
enceintes ; sur les flics, les pompiers et les mouchards. Le métro freine
mais au milieu de nulle part. « Nous
patientons pour régulation. Veuillez ne pas tenter de sauter du train »,
dit une voix. A peine si on l’entend ; les zoum-zoum des crachements chargés font musique. Pas d’insultes par
contre. Qui risquerait de s’arrêter de cracher pour insulter et qu’un crachat
s’introduise dans sa bouche, direct à la gorge ? « Merci d’avoir patienté, nous pouvons
repartir », dit encore la voix blasée.
On arrive à Sully-Morland où je
descends tous les jours. Je sors. Comme tous les jours quelques crachats
sortent avec moi ; ne pas par mauvaise foi mais à cause de l’inertie. Il y
a une dame affalée par terre, contre un mur, sur le quai. Elle doit avoir 43
ans. Et elle pleure. Beaucoup. Sans trop de bruit mais elle pleure beaucoup. Et
c’est une tristesse sincère. Je la crois. Mais je ne m’arrêterai pas pour lui
demander le pourquoi de son chagrin non plus. Peut-être c’est juste une folle, une déprimée ; pas
suffisamment sale pour qu’on la juge clocharde. Les déprimés. Qui a le temps
pour s’en occuper ? Pas moi en tout cas. Même si cela me provoque une certaine empathie. Je poursuis ma route.
Le lendemain la même routine, pas
les mêmes crachats mais des crachats. L’imperméable en caoutchouc, les lunettes
de piscine (les grandes), la capuche. Les joues gonflées. Le métro arrêté nulle
part entre Notre-Dame-de-Lorette et Sully-Morland. La 13, la 13… Puis, enfin, à Sully-Morland,
ma destination, ma destinée. Et à nouveau cette dame, affalée et en pleurs,
toute seule ; elle ne porte pas les mêmes vêtements, mais sa pose, elle,
est la même. Les mêmes pleurs sincères, silencieux. Ca doit définitivement être une folle, une déprimée, mais pas
assez sale pour être une clocharde. Les mois passaient, les métros, les
retards, les crachats et Diatomite (c’est comme cela que j’ai appelée la dame de
Sully-Morland) là-bas, en pleurs et affalée.
Avec le temps j’ai commencé à lui
dire « bonjour ». Elle ne me regardait même pas, occupée à pleurer.
Mais un jour j’ai noté un changement. Diatomite n’était plus toute seule. Alors
qu’elle pleurait aussi follement et déprimée que d’habitude, deux rats marrons,
de taille moyenne, habitant le quai, ont commencé à perdre peur d’elle (et de
tout le monde). Petit à petit ils se sont rapprochés de Diatomite, ils la reniflaient
à distance d’abord, puis une relation de vraie amitié semble s’être établie.
Les deux rats moyens se mettaient debout sur leurs deux pattes arrière et
appuyaient leurs petites « mains » sur Diatomite. On dirait qu’ils la
consolaient, qu’ils la réconfortaient, ils la consolaient. Ils la consolaient.
Même si elle continuait à pleurer. Cette fois en faisant un peu plus de bruit,
avec quelques fois un bruitage de hoquet. Peut-être de folie, peut-être de tristesse,
peut-être de dépression, peut-être de bonheur de sentir une compagnie. J’ai
appelé les rats Chad et Molly.
Un jour, j’allais au travail,
comme tous les jours ; mais ce jour-là c’était un 24 décembre. Le métro, bondé,
s’arrête à Filles du Calvaire et là un jeune homme d’approximativement 32 ans,
un tsigane, l’air enthousiaste et naïf (ou enthousiaste parce que naïf ou naïf
parce qu’enthousiaste), monte sur le wagon. Il avait un accordéon suspendu à
son corps par une sangle ; avec lui est montée une jeune femme, aveugle,
avec une longue canne blanche, tellement grande qu’elle dépassait son cou, au
bout il y avait un petit quelque chose en bois qui servait à marquer le temps
de la musique, elle portait un manteau très large et gros ; elle aussi
était tsigane. Elle était assez belle et avait une expression perdue. Aucun des
deux n’avait d’imperméable ou une protection quelconque contre les crachats.
Ils avaient l’air d’être à peine arrivés à Paris.
Les portes du métro n’étaient pas
encore fermées que le jeune lançait : « Madame, Monsieur désolé pour le dérange, un peu de musique pour la
manger… ». Les voyageurs étaient stupéfaits, tous ces gestes des deux
jeunes se sont déroulés dans un silence incroyable, les yeux les suivaient
étonnés, certaines bouches étaient même ouvertes (et dieu sait à quel point
cela était un gros risque), on dirait que ces quelques secondes ont duré toute une
éternité. Mais rapidement les dents commençaient à se serrer, à grincer, des
expressions de haine se dessinaient sur les visages et c’était
contagieux ! On gonflait les joues, on entendait un bruit, un
bourdonnement dans les bouches, les glaires se préparaient, elles
épaississaient, on dirait des moteurs de Formule 1 sur le point de partir à
toute vitesse. Le tsigane commence à jouer « Sous le ciel de Paris ». Signal sonore, lumière étincelante.
Les portes se ferment. La tsigane, d’une voix splendide, se met à chanter en
tapant avec sa canne, elle avait un accent, beau, mais chantait un français
faux, elle chantait des mots inexistants.
Les crachats ne reprennent pas
tout de suite. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être personne ne voulait les rater
et on visait le mieux possible. La musique continuait. Et quand le premier
missile saliveux s’apprêtait à sortir de la bouche d’un vieux roux, quoique
chauve, avec des pellicules sur ses sourcils épais, la tête d’un chat noir aux
yeux vert émeraude est sortie du manteau de la tsigane, par devant. Les crachateux s’étouffaient avec leurs
crachats, le vieux roux a dû cracher vers le toit (son crachat lui est retombé
dessus plus tard), beaucoup ont avalé leurs glaires, chargées. Cela faisait des
années qu’une telle chose n’arrivait pas. Le trajet se passait sans
crachats ; juste avec de la musique, le jeune tsigane enthousiaste et
naïf, la tsigane aveugle et son chat noir aux yeux émeraude ; les gens
étaient captivés par la beauté et la grâce de ce chat, son regard coquin et
puissant à la fois. Il sortait une petite pate blanche au bout. Les voyageurs
mouraient d’amour. Depuis longtemps peut-être ils n’avaient ressenti tant de
tendresse dans un endroit aussi répugnant (et pestilent). La musique s’arrête.
Une ovation se déclenche. Les mains rouges d’applaudir. Des hommes, des femmes,
des vieux et des jeunes en plein pleurs. « Merci, merci » (avec un R roulé). On saluait les artistes et,
surtout, on demandait comment s’appelait le chat, quel âge avait-il. « Il s’appelle Fountsi ». Et le wagon,
en chœur, scandait : « Fountsi !
Fountsi ! ». Moi aussi.
On arrivait à Sully-Morland, je
devais descendre. « Fountsi !
Fountsi ! ». Le métro s’arrête. Les portes s’ouvrent. « Fountsi ! Fountsi ! ». Des
voyageurs d’autres wagons reprennent, sans savoir pourquoi, « Fountsi ! Fountsi ! ». Je
cherche des yeux Diatomite. J’ai envie de lui parler, qui sait elle aussi se
voit entrainée par l’enthousiasme général. « Fountsi ! Fountsi ! ». Mais je ne la vois pas. Elle
n’est pas là. Chad et Molly, eux, sont là. Ils bougent dans tous les sens,
comme déstabilisés, ils reniflent, ils cherchent Diatomite, comme moi. Le métro
n’avance pas et le chœur a déjà gagné toute la station. « Fountsi ! Fountsi ! » (raconte la légende que même
des passants, en superficie, ont repris le slogan).
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