Nous
reproduisons ci-dessous un extrait d’une lettre, datée du 9 avril 1870,
que Karl Marx envoi à Siegfried Mayer et August Vogt, socialistes
allemands émigrés aux Etats Unis, sur la politique que l’Internationale
devait adopter face l’oppression de l’Irlande par la Grande Bretagne.
Dans cette lettre Marx revient sur l’importance de l’Irlande
pour l’aristocratie et la bourgeoisie britannique, non seulement d’un
point de vue des privilèges économiques qu’ils en tiraient mais aussi du
rôle que l’oppression des irlandais jouait dans la division de la
classe ouvrière en Grande-Bretagne.
Pour Marx, « renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande
aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de
sorte que nous aurions les conditions préalables à une révolution
prolétarienne en Angleterre ».
Marx voyait donc dans la question nationale irlandaise un préalable de la révolution prolétarienne dans le pays capitaliste le plus développé de l’époque. C’est pour cela qu’il considérait fondamental que l’Internationale consacre une spéciale attention à la lutte contre l’oppression du peuple irlandais et qu’elle fasse un travail de propagande et d’éducation de la classe ouvrière anglaise sur cette question.
Marx pointe dans sa lettre également la division de la classe ouvrière, de comment les préjugés contre les irlandais de la part des ouvriers anglais finissaient par renforcer leur propre oppression.
Marx voyait donc dans la question nationale irlandaise un préalable de la révolution prolétarienne dans le pays capitaliste le plus développé de l’époque. C’est pour cela qu’il considérait fondamental que l’Internationale consacre une spéciale attention à la lutte contre l’oppression du peuple irlandais et qu’elle fasse un travail de propagande et d’éducation de la classe ouvrière anglaise sur cette question.
Marx pointe dans sa lettre également la division de la classe ouvrière, de comment les préjugés contre les irlandais de la part des ouvriers anglais finissaient par renforcer leur propre oppression.
On voit alors comment, contrairement à ce que certains
courants qui se revendiquent du marxisme peuvent estimer aujourd’hui,
Marx ne considérait pas que la vie commune d’ouvriers de différentes
nationalités dans le cadre du même Etat signifiait mécaniquement leur
unité. Marx était profondément internationaliste, il considérait l’unité
des ouvriers de tout le monde centrale, et pourtant il lance ces mots à
l’Internationale sur la question Irlandaise : « Étant la métropole du
capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour
l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus
est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution
soient développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence,
la principale raison d’être de l’Association internationale des
travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en
Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre
l’Irlande indépendante ». Toute une leçon de dialectique matérialiste.
L’Internationale et un pays dépendant, l’Irlande
Je vous enverrai après-demain les papiers sur les affaires
internationales dont je dispose. (Il est trop tard aujourd’hui pour la
poste.) Je vous enverrai par la suite les autres documents sur le
Congrès de Bâle. Dans ce que je vous enverrai, vous trouverez aussi
certaines des résolutions prises par le Conseil général le 30 novembre
sur l’amnistie irlandaise, dont vous avez entendu parler et que j’ai
préparées, ainsi qu’un pamphlet irlandais sur le traitement des Fenians
emprisonnés.
J’ai l’intention de préparer d’autres résolutions sur la nécessité de
transformer l’actuelle Union (qui asservit l’Irlande) en une fédération
libre et égale avec la Grande-Bretagne. Pour l’heure, les choses
restent en suspens pour ce qui est des résolutions publiques, en raison
de mon absence prolongée au Conseil général. Aucun autre membre ne
possède la connaissance nécessaire des affaires irlandaises et une
autorité suffisante auprès des membres anglais du Conseil général pour
pouvoir me remplacer.
Cependant, je n’ai pas été inactif durant ce temps, et je vous demande de lire ce qui suit avec la plus grande attention :
Après que je me suis préoccupé, durant de longues années, de la
question irlandaise, j’en suis venu à la conclusion que le coup décisif
contre les classes dominantes anglaises (et il sera décisif pour le
mouvement ouvrier du monde entier) ne peut pas être porté en Angleterre,
mais seulement en Irlande.
Le 1er janvier 1870, j’ai préparé pour le Conseil général une
circulaire confidentielle en français (car ce sont les publications
françaises, et non allemandes, qui ont le plus d’effet sur les Anglais) à
propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise et l’émancipation
de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la position que l’Internationale
devrait adopter sur la question irlandaise.
Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels :
L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise.
L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources
principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande
force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur
l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel
l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.
D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient
d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande.
Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour
conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous
aurions les conditions préalables à une révolution prolétarienne en
Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération
infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que
la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait
revêtu la question sociale, parce qu’il s’agit d’une question
d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple
irlandais, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question
nationale. Tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et
plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.
En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt
en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un
simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la
laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la
population irlandaise ‑ soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à
s’expatrier ‑ à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse
fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à
vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les
districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre. Il ne faut pas négliger
non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers
Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres,
ou comme autres revenus irlandais.
Mais la bourgeoisie anglaise a encore d’autres intérêts, bien plus
considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état
actuel.
En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations
agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au
marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les
salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et
intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.
Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et
commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée
en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires
irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il
voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à
l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient
ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays
utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur
lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre
les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs
pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des
États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il
voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument
stupide de la domination anglaise en Irlande.
Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la
presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens
dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de
l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation.
C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et
celle-ci en est parfaitement consciente.
Mais le mal ne s’arrête pas là. Il passe l’Océan. L’antagonisme entre
Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis
et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre
les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des
deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de
l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre.
Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché
mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la
révolution ouvrière ; qui plus est, c’est le seul où les conditions
matérielles de cette révolution soient développées jusqu’à un certain
degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de
l’Association internationale des travailleurs est de hâter le
déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon
d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.
La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au
premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre
partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres
doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière
anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est
pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments
humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation
sociale.
Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui
expliquait les raisons d’être des résolutions du Conseil central sur
l’amnistie irlandaise. Peu de temps après, j’envoyai à L’Internationale,
organe de notre comité central de Bruxelles, un article anonyme très
violent contre Gladstone sur le traitement que subissent les Fenians de
la part des Anglais. J’y accusai, entre autres, les républicains
français (La Marseillaise avait publié des sottises sur l’Irlande,
écrites par le misérable Talandier) d’économiser, par une sorte
d’égoïsme national, toute leur colère pour l’Empire.
Cela produisit son effet : ma fille Jenny écrivit toute une série
d’articles pour La Marseillaise sous la signature de J. Williams (nom
sous lequel elle s’était dans sa lettre présentée au comité de
rédaction) et publia, entre autres choses, la lettre de O’Donavan Rossa.
Tout cela fit grand bruit.
Après avoir refusé cyniquement pendant plusieurs années d’intervenir,
Gladstone a finalement été contraint d’accepter une enquête
parlementaire sur le traitement réservé aux prisonniers fenians. Jenny
est maintenant le correspondant régulier de La Marseillaise pour les
affaires irlandaises (cela soit dit entre nous sous le sceau du secret).
Le gouvernement et la presse britanniques enragent de voir que la
question irlandaise soit ainsi passée au premier plan de l’actualité en
France, de sorte que ces canailles sont maintenant exposées aux regards
et à la critique de tout le continent par le truchement de Paris.
Nous avons fait d’une pierre deux coups : nous avons ainsi obligé les
dirigeants, journalistes, etc., irlandais de Dublin à entrer en contact
avec nous, ce que le Conseil général n’avait jamais pu obtenir
jusqu’ici.
Vous avez, en Amérique, un champ très vaste pour œuvrer dans le même
sens. Coalition des ouvriers allemands et irlandais (et, naturellement,
des ouvriers anglais et américains qui seraient d’accord), telle est la
tâche la plus importante que vous puissiez entreprendre aujourd’hui.
C’est ce qu’il faut faire au nom de l’Internationale. Il faut exposer
clairement la signification sociale de la question irlandaise.
À la prochaine occasion, je vous ferai parvenir des précisions sur la situation des ouvriers anglais. Salut et fraternité.
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