La
semaine dernière le roi saoudien Salman bin Abdelaziz a surpris en
annonçant, entre autres, la fin de l’interdiction de conduire pour les
femmes. Une revendication de longue date des activistes féministes
saoudiennes. Cependant, que se cache derrière ce tournant soudain dans
ce royaume fidèle allié des puissances occidentales ?
Les femmes saoudiennes pourront enfin conduire, à partir de
juin 2018. Elles peuvent désormais même aller dans des stades assister
aux festivités de la fête nationale. Elles pourront même devenir muftis,
des savantes religieuses. « Tournant féministe » au royaume des Saoud,
diront certains.
Mais en réalité ces mesures aussi élémentaires ne peuvent paraitre
comme un « tournant féministe » que dans le contexte d’un régime
profondément réactionnaire et arriéré, même pour les standards
capitalistes.
La « grande avancée démocratique » dans ce pays allié des puissances
impérialistes occidentales dans la région se réduit à autoriser les
femmes à conduire. Mais « business is business » et on n’a pas eu besoin
d’attendre que les femmes aient le droit de conduire pour signer des
contrats milliardaires de vente d’armes à l’Arabie Saoudite.
Certes, pour de millions de femmes ce nouveau droit signifiera être
moins dépendantes de leurs maris ou hommes tutélaires, au moins sur le
papier. Cependant, en termes de droits des femmes, les saoudiennes sont
encore très loin d’avoir un semblant d’égalité légale avec les hommes.
Les pressions internes du régime
Cependant, cette mesure soudaine de la part des autorités saoudiennes
pose des questions sur les objectifs politiques recherchés, à moins de
croire à la sincérité des « engagements féministes » du roi.
En effet, la décision du roi Salman est déjà en train de faire
grincer des dents les secteurs les plus conservateurs de la société,
notamment les clercs wahhabites qui sont l’un des piliers du régime
saoudien.
En réalité, ce secteur est en conflit plus ou moins ouvert depuis
plusieurs mois avec le roi Salman et son fils, le prince héritier,
Mohammed bin Salman de 32 ans. En effet, le roi a placé son fils
Mohammed comme l’héritier direct, déplaçant son neveu Mohammed bin Nayef
en juin dernier. Ce dernier acte venait concrétiser la montée en
puissance de Mohammed bin Salman qui depuis 2015 est devenu un homme clé
de l’appareil d’Etat. Certains estiment presque sûr que le roi Salman
abdiquera prochainement à la faveur de son fils Mohammed.
A cette crise à l’intérieur de la famille Saoud autour de la
succession il faut ajouter le programme de réformes ambitieux du prince
héritier Mohammed bin Salman, Vision 2030. En effet, la baisse du prix
mondial du pétrole et du gaz met en grandes difficultés l’Arabie
Saoudite dont les revenues dépendent à 90% des hydrocarbures. Le plan
« modernisateur » de Mohammed cherche à diversifier l’économie et à
appliquer certaines réformes qui pourraient enlever du pouvoir au clerc.
Une partie de l’opposition à Mohammed et son père est en train de
fusionner avec les secteurs conservateurs du clerc. D’ailleurs à la
mi-septembre la police saoudienne a arrêté, au milieu de la nuit, des
dizaines d’universitaires et des chefs religieux critiques du pouvoir.
Un autre facteur de pression et d’opposition interne importante vient
de la part de la population saoudienne elle-même, notamment les
secteurs populaires et travailleurs de l’Etat. En effet, les réformes
économiques que Mohammed bin Salman voudrait mettre en place impliquent
des coupes budgétaires et l’austérité.
La structure de classe en Arabie Saoudite est très particulière. Deux
tiers de la classe ouvrière est étrangère et la plupart des salariés
saoudiens travaillent pour l’Etat, avec des conditions de travail et des
salaires bien plus importants que les travailleurs du privé,
majoritairement étrangers. Les coupes budgétaires et des dépenses de
l’Etat auraient des impacts directs sur les travailleurs saoudiens et le
risque de contestation sociale, malgré toutes les interdictions et la
répression, ainsi que d’effritement de la base sociale du régime, est
grand.
Pressions externes sur le régime
Sur le plan international, la politique du prince héritier Mohammed
se caractérise par une agressivité très claire. La crise ouverte avec le
Qatar n’est que la dernière démonstration de cela. Cependant,
l’offensive de Mohammed et ses alliés contre le Qatar est en train de
prendre l’eau. Rien ne peut assurer qu’à la fin (que pour le moment
personne ne voit) ce soit l’Arabie Saoudite qui sorte victorieuse.
Un autre front qui reste ouvert et problématique pour l’Arabie
Saoudite est la guerre au Yémen où la coalition menée par les saoudiens
est responsable de crimes contre l’humanité. Bien que les puissances
occidentales continuent à regarder ailleurs et même à bloquer les
tentatives d’ouvrir des enquêtes internationales sur la situation au
Yémen, au niveau de l’opinion publique régionale et internationale le
royaume est en train de se discréditer profondément.
Tout cela, en plus de la progression des forces de Bachar al-Assad et
ses alliés en Syrie, est en train de renforcer le rival régional
« historique » de l’Arabie Saoudite : l’Iran. Ryad et Téhéran se
trouvent dans une concurrence réactionnaire pour avoir le leadership et
être le principal interlocuteur des puissances impérialistes dans la
région. Même si l’Iran continue à être considéré comme un partenaire
encore peu sûr par les occidentaux.
Maintenant, à cette concurrence réactionnaire pour le leadership
régional s’est rajouté la Turquie qui prend de plus ne plus de distance
vis-à-vis de Ryad et qui a pris explicitement partie pour le Qatar.
Gagner les femmes et la jeunesse à la base sociale du prince héritier Mohammed
Dans ce contexte, le roi Salman et son fils Mohammed cherchent à
faire baisser la pression internationale sur eux et surtout à constituer
une nouvelle base sociale pour leur projet de restructuration de
l’économie saoudienne et pour faire face à l’opposition au sommet de
l’Etat. En ce sens, mettre fin à l’interdiction absurde pour les femmes
de conduire est peu couteuse et peut permettre de gagner la sympathie
des femmes et des jeunes. En tout cas celui-là est le pari du prince
héritier.
Mais donner plus de droits aux femmes a une autre importance pour le
projet réformateur de Mohammed bin Salman : faciliter l’insertion des
femmes au marché de l’emploi. En effet, actuellement seul 20% des
femmes travaillent et leur insertion sur le marché de l’emploi pourrait
faire baisser les salaires des travailleurs saoudiens à travers une
augmentation de l’offre de la main d’œuvre. Autrement dit, il s’agit
d’une manipulation réactionnaire de l’ouverture de certains droits
élémentaires, jusqu’à présent niés, pour les femmes.
Cependant, il est possible que pour le moment le roi et son fils
avancent sans trop brusquer les différents acteurs, pour éviter que la
transition du pouvoir à Mohammed soit chaotique, et pour que ces
réformes restent dans le cadre du régime légèrement réformé. Le risque
cependant c’est que ces droits octroyés éveillent les passions aussi
bien du côté des forces conservatrices que du côté de la jeunesse et des
secteurs opprimés de la société saoudienne à la recherche de plus de
droits.
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