Nous reproduisons
ci-dessous un des textes classiques de Lénine sur la question nationale,
« La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes »
écrit entre janvier et février 1916. Alors que cette question prend de plus ne
plus de place dans l’actualité avec le référendum d’indépendance en Catalogne,
il est très intéressant et instructif pour tous ceux et celles qui militent pour
un monde débarrassé de l’oppression et de l’exploitation.
Dans le texte la position
de Lénine est limpide concernant le droit à l’auto-détermination et sa relation
avec la révolution socialiste. Il revient sur l’importance des revendications
démocratiques dans la lutte pour la révolution, sur comment la lutte pour une
question démocratique peut évoluer en et devenir une lutte pour la révolution.
Lénine pointe également, tout au long du texte, l’importance pour le
prolétariat de construire un mouvement indépendant de la classe capitaliste de
la nation opprimée, d’une part, et de l’unité entre le prolétariat de la nation
opprimante et celui de la nation opprimée.
Bien que Lénine n’ait
jamais revendiqué et adhéré explicitement la théorie de la Révolution Permanente,
ce texte de 1916 est imprégné d’un « esprit permanentiste ». Un
rapprochement entre la pensée de Lénine et Trotsky qui allait se concrétiser de
façon grandiose en 1917 quand les deux allaient devenir les principaux
dirigeants de la Révolution d’Octobre.
I. L’impérialisme, le
socialisme et la libération des nations opprimées
L'impérialisme est le stade suprême de développement
du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des Etats
nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les
prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. Voilà pourquoi, en
Europe occidentale et aux Etats-Unis, s'inscrit à l'ordre du jour la lutte
révolutionnaire du prolétariat pour le renversement des gouvernements capitalistes,
pour l'expropriation de la bourgeoisie. L'impérialisme pousse les masses à
cette lutte, en exacerbant dans de vastes proportions les contradictions de
classes, en aggravant la situation de ces masses aussi bien sous le rapport
économique - trusts, vie chère - que sous le rapport politique : développement
du militarisme, multiplication des guerres, renforcement de la réaction,
affermissement et extension du joug national et du pillage des colonies. Le
socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale
et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des
nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à
disposer d'elles-mêmes, c'est-à-dire le droit à la libre séparation politique.
Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité
maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu'ils affranchiront
les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d'une
alliance libre - et l'alliance libre est une formule mensongère si elle
n'implique pas la liberté de séparation - ces partis trahiraient le socialisme.
Certes, la démocratie est aussi une forme d'Etat, qui devra disparaître quand celui-ci disparaîtra lui-même, mais cela n'arrivera que lors du passage du socialisme définitivement victorieux et affermi au communisme intégral.
II. La révolution
socialiste et la lutte pour la démocratie
La révolution socialiste, ce n'est pas un acte unique,
une bataille unique sur un seul front, c'est toute une époque de conflits de
classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts,
c'est-à-dire sur toutes les questions d'économie et de politique, batailles qui
ne peuvent finir que par l'expropriation de la bourgeoisie. Ce serait une
erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de
détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d'éclipser celle-ci, de
l'estomper, etc. Au contraire, de même qu'il est impossible de concevoir un
socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même
le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s'il ne
mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la
démocratie.
Une erreur non moins grave serait de supprimer un des
paragraphes du programme démocratique, par exemple celui concernant le droit
des nations à disposer d'elles-mêmes, sous prétexte que ce droit serait
"irréalisable" ou "illusoire" à l'époque de l'impérialisme.
L'affirmation selon laquelle le droit des nations à disposer d'elles-mêmes est
irréalisable dans le cadre du capitalisme peut être prise soit dans un sens
absolu, économique, soit dans un sens relatif, politique.
Dans le premier cas, cette affirmation est
foncièrement erronée au point de vue théorique. Premièrement, sont
irréalisables dans ce sens, en régime capitaliste, par exemple la monnaie de
travail ou la suppression des crises, etc. Mais il est absolument faux que le
droit des nations à disposer d'elles-mêmes soit également irréalisable.
Deuxièmement, l'exemple de la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en
1905, suffit à lui seul pour réfuter ce "caractère irréalisable"
compris dans ce sens. Troisièmement, il serait ridicule de nier qu'un petit
changement du rapport des forces politiques et stratégiques, par exemple entre
l'Allemagne et l'Angleterre, rendrait parfaitement "réalisable"
aujourd'hui ou demain la formation de nouveaux Etats : polonais, indien,
etc. Quatrièmement, le capital financier, dans sa tendance à l'expansion,
achètera et soudoiera "librement" le gouvernement démocratique et
républicain le plus libre et les fonctionnaires élus de n'importe quel pays,
fût-il "indépendant". La domination du capital financier, comme celle
du capital en général, ne saurait être éliminée par quelque
transformation que ce soit dans le domaine de la démocratie politique;
or, l'autodétermination se rapporte entièrement et exclusivement à ce domaine.
Mais cette domination du capital financier n'abolit nullement l'importance de
la démocratie politique en tant que forme plus libre, plus large et plus
claire de l'oppression de classe et de la lutte des classes. C'est pourquoi
tous les raisonnements présentant comme "irréalisable", du point de
vue économique, l'une des revendications de la démocratie politique en régime
capitaliste procèdent d'une définition théoriquement fausse des rapports
généraux et fondamentaux du capitalisme et de la démocratie politique en
général.
Dans le second cas, cette affirmation est incomplète
et inexacte. Car ce n'est pas seulement le droit des nations à disposer
d'elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la
démocratie politique qui, à l'époque de l'impérialisme, ne sont
"réalisables" qu'incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout
à fait exceptionnel (par exemple, la séparation de la Norvège d'avec la Suède,
en 1905). La revendication de l'affranchissement immédiat des colonies,
formulée par tous les social-démocrates révolutionnaires, est elle aussi
"irréalisable" en régime capitaliste sans toute une série de
révolutions. Cependant, cela n'entraîne nullement la renonciation de la
social-démocratie à la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes
ces revendications - cette renonciation ferait tout simplement le jeu de la
bourgeoisie et de la réaction - tout au contraire, il en découle la nécessité
de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en
réformistes, mais en révolutionnaires; non pas en restant dans le cadre de la
légalité bourgeoise, mais en le brisant; non pas en se contentant
d'interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant
les masses à l'action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque
revendication démocratique, fondamentale jusqu'à l'assaut direct du prolétariat
contre la bourgeoisie, c'est-à-dire jusqu'à la révolution socialiste qui
exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non seulement à
la suite d'une grande grève ou d'une manifestation de rue, ou d'une émeute de
la faim, ou d'une mutinerie des troupes, ou d'une révolte coloniale, mais aussi
à la suite d'une quelconque crise politique du genre de l'affaire Dreyfus ou de
l'incident de Saverne[1] ou à la faveur d'un référendum à propos
de la séparation d'une nation opprimée, etc.
Le renforcement de l'oppression nationale à l'époque
de l'impérialisme commande à la social-démocratie, non pas de renoncer à la
lutte "utopique", comme le prétend la bourgeoisie, pour la liberté de
séparation des nations, mais, au contraire, d'utiliser au mieux les conflits
qui surgissent également sur ce terrain, comme prétexte à une action de
masse et à des manifestations révolutionnaires contre la bourgeoisie.
III. La signification du
droit des nations à disposer d’elles-mêmes et son rapport avec la fédération
Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes signifie
exclusivement leur droit à l'indépendance politique, à la libre séparation
politique d'avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication
de la démocratie politique signifie l'entière liberté de propagande en faveur
de la séparation et la solution de ce problème par la voie d'un référendum au
sein de la nation qui se sépare. Ainsi, cette revendication n'a pas du tout le
même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de
petits Etats. Elle n'est que l'expression conséquente de la lutte contre toute
oppression nationale. Plus le régime démocratique d'un Etat est proche de
l'entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les
tendances à la séparation, car les avantages des grands Etats, au point de vue
aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont
indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du
capitalisme. Reconnaître le droit d'autodétermination n'équivaut pas à
reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de
ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la
fédération à l'inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme
démocratique intégral. C'est précisément de ce point de vue que Marx, tout en
étant centraliste, préférait même la fédération de l'Irlande avec l'Angleterre
à l'assujettissement forcé de l'Irlande par les Anglais.
Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin
au morcellement de l'humanité en petits Etats et à tout particularisme des
nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur
fusion. Et, précisément pour atteindre ce but, nous devons, d'une part,
expliquer aux masses le caractère réactionnaire de l'idée de Renner et de O. Bauer sur ce
qu'ils appellent l'"autonomie nationale culturelle"[2]
et, d'autre part, revendiquer la libération des nations opprimées, non pas en
alignant des phrases vagues et générales, des déclamations vides de sens, non
pas en "ajournant" la question jusqu'à l'avènement du socialisme,
mais en proposant un programme politique clairement et exactement formulé, qui
tienne tout particulièrement compte de l'hypocrisie et de la lâcheté des
socialistes des nations oppressives. De même que l'humanité ne peut aboutir à
l'abolition des classes qu'en passant par la période de transition de la
dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion
inévitable des nations qu'en passant par la période de transition de la
libération complète de toutes les nations opprimées, c'est-à-dire de la liberté
pour elles de se séparer.
IV. Comment le
prolétariat révolutionnaire doit poser le problème du droit des nations à
disposer d’elles-mêmes
Ce n'est pas seulement la revendication du droit des
nations à disposer d'elles-mêmes, mais tous les points de notre
programme-minimum démocratique qui ont été autrefois, dès le XVII° et le XVIII°
siècle, formulés par la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie continue à
les formuler tous d'une façon utopique, sans voir la lutte des classes et son
aggravation à l'époque de la démocratie, et en croyant au capitalisme
"pacifique".
Telle est précisément l'utopie d'une union pacifique
de nations égales en droit à l'époque de l'impérialisme, utopie qui trompe le
peuple et que prônent les partisans de Kautsky. A
l'opposé de cette utopie petite bourgeoise et opportuniste, le programme de la
social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental,
essentiel et inévitable à l'époque de l'impérialisme, la division des nations
en nations oppressives et nations opprimées. Le prolétariat des nations
oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées
par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l'égalité en
droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème,
particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des
frontières des Etats fondés sur l'oppression nationale. Il ne peut pas ne pas
lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les
frontières de ces Etats; autrement dit, il doit lutter pour le droit
d'autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique
pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon,
l'internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la
confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée
et de celle qui opprime ne sont possibles; et l'hypocrisie des défenseurs
réformistes et kautskistes de l'autodétermination, qui ne disent rien des
nations opprimées par "leur propre" nation et maintenues de force au
sein de "leur propre" Etat, n'est pas démasquée.
D'autre part, les socialistes des nations opprimées
doivent s'attacher à promouvoir et à réaliser l'unité complète et absolue, y
compris sur le plan de l'organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec
ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une
politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le
prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les
trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations
opprimées convertit constamment les mots d'ordre de libération nationale en une
mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots
d'ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des
nations dominantes (voir l'exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui
concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les
Ukrainiens); en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des
puissances impérialistes rivales pour réaliser ses buts de rapine (politique
des petits Etats dans les Balkans, etc.).
Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste
pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par
une autre "grande" puissance dans ses propres buts également
impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au
droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples
d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de
duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne
peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme[3].
V. Le marxisme et le
proudhonisme dans la question nationale
A l'opposé des démocrates petits-bourgeois, Marx
voyait dans toutes les revendications démocratiques sans exception non pas un
absolu, mais l'expression historique de la lutte des masses populaires,
dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. Il n'est pas une seule de
ces revendications qui, dans certaines circonstances, ne puisse servir et n'ait
servi à la bourgeoisie à tromper les ouvriers. Il est radicalement faux, du
point de vue théorique, de monter en épingle, à cet égard, l'une des
revendications de la démocratie politique, à savoir le droit des nations à
disposer d'elles-mêmes, et de l'opposer à toutes les autres. Dans la pratique,
le prolétariat ne peut conserver son indépendance qu'en subordonnant sa lutte
pour toutes les revendications démocratiques, sans en excepter la république, à
sa lutte révolutionnaire pour le renversement de la bourgeoisie.
D'autre part, à l'opposé des proudhoniens, qui
"niaient" la question nationale "au nom de la révolution
sociale", Marx mettait au premier plan, en considérant par-dessus tout les
intérêts de la lutte de classe du prolétariat des pays avancés, le principe
fondamental de l'internationalisme et du socialisme : un peuple qui en opprime
d'autres ne saurait être libre. C'est du point de vue des intérêts du mouvement
révolutionnaire des ouvriers allemands que Marx réclamait en 1848 que la
démocratie victorieuse d'Allemagne proclamât et accordât la liberté aux peuples
opprimés par les Allemands. C'est du point de vue de la lutte révolutionnaire
des ouvriers anglais que Marx réclamait, en 1869, la séparation de l'Irlande
d'avec l'Angleterre. Et il ajoutait : "Dût-on, après la séparation,
aboutir à la fédération". Ce n'est qu'en formulant cette revendication que
Marx éduquait véritablement les ouvriers anglais dans un esprit
internationaliste. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer une solution
révolutionnaire de ce problème historique aux opportunistes et au réformisme
bourgeois, qui, jusqu'à présent, après un demi-siècle, n'a toujours pas réalisé
la "réforme" irlandaise. C'est ainsi seulement qu'il pouvait, à
l'encontre des apologistes du capital qui criaient à l'utopisme et à
l'impossibilité de réaliser pour les petites nations le droit à la séparation,
et proclamaient le caractère progressiste de la concentration non seulement
économique, mais aussi politique, défendre le caractère progressiste de cette
concentration opérée d'une manière non impérialiste, et défendre le
rapprochement des nations basé non pas sur la violence, mais sur la libre union
des prolétaires de tous les pays. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer à
la reconnaissance verbale, et souvent hypocrite, de l'égalité des nations et de
leur droit à disposer d'elles-mêmes l'action révolutionnaire des masses
également en ce qui concerne la solution des problèmes nationaux. La guerre
impérialiste de 1914-1916 et les écuries d'Augias de l'hypocrisie opportuniste
et kautskiste qu'elle a révélé ont nettement confirmé la justesse de cette
politique de Marx, qui doit servir de modèle à tous les pays avancés, puisque
chacun d'eux opprime actuellement des nations étrangères[4].
VI. Trois types de
pays par rapport au droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Il faut, sous ce rapport, distinguer trois principaux
types de pays.
Premièrement, les pays capitalistes avancés de
l'Europe occidentale et les Etats-Unis. Les mouvements nationaux progressistes
bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces "grandes"
nations opprime d'autres nations dans les colonies et à l'intérieur de ses
frontières. Les tâches du prolétariat des nations dominantes y sont précisément
celles du prolétariat de l'Angleterre, au XIX° siècle, à l'égard de l'Irlande[5].
Deuxièmement, l'Est de l'Europe : l'Autriche, les
Balkans et surtout la Russie. C'est au XX° siècle que s'y sont particulièrement
développés les mouvements nationaux démocratiques bourgeois et que la lutte
nationale y a pris un caractère particulièrement aigu. Dans ces pays, les
tâches du prolétariat, tant pour achever la transformation démocratique
bourgeoise que pour aider la révolution socialiste dans les autres pays, ne
peuvent pas être menées à bien s'il n'y défend pas le droit des nations à
disposer d'elles-mêmes. Particulièrement difficile et particulièrement
importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classe des
ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées.
Troisièmement, les pays semi-coloniaux comme la Chine,
la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ 1000 millions
d'habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à
peine, ou bien sont loin d'être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas
seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat,
des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n'est pas
autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer
d'elles-mêmes; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les
éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de
libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas
échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui
les oppriment.
VII. Le
social-chauvinisme et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes
L'époque impérialiste et la guerre de 1914-1916 ont
mis particulièrement en relief la nécessité de lutter contre le chauvinisme et
le nationalisme dans les pays avancés. En ce qui concerne le droit des nations
à disposer d'elles-mêmes, il existe deux nuances principales parmi les
social-chauvins, c'est-à-dire les opportunistes et les kautskistes, qui
maquillent et idéalisent la guerre impérialiste, réactionnaire, en lui
appliquant la notion de "défense de la patrie".
D'une part, nous voyons les serviteurs déclarés de la
bourgeoisie, qui défendent les annexions sous prétexte que l'impérialisme et la
concentration politique sont progressistes, et qui nient le droit
d'autodétermination en le déclarant utopique, illusoire, petit-bourgeois, etc.
Ce groupe comprend : Cunow, Parvus et les
ultra-opportunistes en Allemagne, une partie des fabiens et des chefs des
trade-unions en Angleterre, les opportunistes en Russie : Semkovski, Liebmann,
Iourkévitch, etc.
D'autre part, nous voyons les kautskistes, auxquels se
rattachent également Vandervelde, Renaudel et beaucoup de pacifistes d'Angleterre et de France,
etc. Ils sont pour l'unité avec les premiers et, en fait, ils les rejoignent
pleinement en défendant d'une façon purement verbale et hypocrite le droit
d'autodétermination : ils estiment "exagérée" ("zu viel verlangt":
Kautsky dans la Neue Zeit du 21 mai 1915) la revendication du droit de
séparation politique; ils n'affirment pas la nécessité d'une tactique
révolutionnaire des socialistes des nations oppressives, mais estompent au
contraire leurs obligations révolutionnaires, justifient leur opportunisme, les
aident à mystifier le peuple, éludent comme par hasard la question des
frontières des Etats qui maintiennent de force dans leur sein des nations
lésées dans leurs droits, etc.
Les uns comme les autres sont des opportunistes qui
prostituent le marxisme parce qu'ils ont perdu toute faculté de comprendre la
portée théorique et l'importance pratique capitale de la tactique de Marx,
explicitée par lui-même à propos de l'Irlande.
En ce qui concerne plus particulièrement les
annexions, ce problème a acquis une actualité toute spéciale du fait de la
guerre. Mais qu'est-ce qu'une annexion ? Il est aisé de se convaincre que
l'opposition aux annexions se ramène à la reconnaissance du droit des nations à
disposer d'elles-mêmes, ou bien elle repose sur une phraséologie pacifiste qui
défend le statu quo et est hostile à toute violence, même révolutionnaire. Une
telle position est foncièrement fausse et inconciliable avec le marxisme.
VIII. Les tâches
concrètes du prolétariat dans le proche avenir
La révolution socialiste peut débuter dans le plus
proche avenir. Dès lors, le prolétariat se trouvera placé devant les tâches
immédiates que voici : conquête du pouvoir, expropriation des banques et
réalisation d'autres mesures dictatoriales. La bourgeoisie - et surtout les
intellectuels du type des fabiens et des kautskistes - s'efforcera à ce moment
de morceler et de freiner la révolution en lui imposant des buts limités,
démocratiques. Si toutes les revendications purement démocratiques sont
susceptibles, dans le cas où l'assaut des prolétaires a déjà commencé contre
les fondements du pouvoir de la bourgeoisie, de constituer en un sens un
obstacle pour la révolution, la nécessité de proclamer et de réaliser la
liberté de tous les peuples opprimés (c'est-à-dire leur droit à
l'autodétermination) sera tout aussi essentielle pour la révolution socialiste
qu'elle l'a été pour la victoire de la révolution démocratique bourgeoise, par
exemple dans l'Allemagne de 1848 ou dans la Russie de 1905.
Il est possible, toutefois, qu'il s'écoule cinq ans,
dix ans, voire davantage, avant le début de la révolution socialiste. A l'ordre
du jour s'inscrira l'éducation révolutionnaire des masses dans un esprit qui
rendrait impossibles l'appartenance des socialistes chauvins et opportunistes
au parti ouvrier, ainsi que la répétition de leur victoire de 1914-1916. Les
socialistes devront expliquer aux masses que les socialistes anglais qui ne
revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies et l'Irlande, - que
les socialistes allemands qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour
les, colonies, les alsaciens, les danois et les polonais, et qui n'étendent pas
la propagande révolutionnaire et l'action de masse révolutionnaire jusque dans
le domaine de la lutte contre le joug national, qui n'utilisent pas les
incidents comme celui de Saverne pour développer une très large propagande
illégale parmi le prolétariat de la nation oppressive, pour organiser des
manifestations de rue et des actions révolutionnaires de masse, - que les
socialistes russes qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour la
Finlande, la Pologne, l'Ukraine, etc., etc., - que ces socialistes agissent en
chauvins, en laquais des monarchies impérialistes et de la bourgeoisie
impérialiste qui se sont couvertes de sang et de boue.
IX. L’attitude de la
social-démocratie russe et polonaise et de la II° Internationale envers le
droit des nations à disposer d’elles-mêmes
Les divergences de vue qui existent entre les social-démocrates
révolutionnaires de Russie et les social-démocrates polonais en ce qui concerne
l'autodétermination se sont manifestées dès 1903, au congrès qui a adopté le
programme du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, et qui, malgré la
protestation de la délégation des social-démocrates polonais, y a inclus le §9,
qui reconnaît le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Depuis cette date,
les social-démocrates polonais n'ont jamais repris, au nom de leur parti, leur
proposition d'éliminer ce §9 du programme de notre parti ou de lui substituer
une autre formule quelconque.
En Russie, où 57 pour cent au moins de la population,
plus de 100 millions d'habitants, appartiennent aux nations opprimées, - où ces
nations peuplent principalement les régions périphériques, - où une partie de
ces nations est plus cultivée que les Grands-Russes, où le régime politique est
particulièrement barbare et médiéval, - où la révolution démocratique
bourgeoise n'est pas encore achevée, - en Russie donc, la reconnaissance du
droit de libre séparation d'avec la Russie des nations opprimées par le
tsarisme est absolument obligatoire pour les social-démocrates, au nom de leurs
objectifs démocratiques et socialistes. Notre parti, reconstitué en janvier
1912, a adopté en 1913 une résolution[6] qui confirme le droit
d'autodétermination et l'explique précisément dans le sens concret indiqué plus
haut. Le déchaînement du chauvinisme grand-russe en 1914-1916, tant au sein de
la bourgeoisie que parmi les socialistes opportunistes (Roubanovitch, Plekhanov, Naché Diélo, etc.) nous donne une raison
supplémentaire d'insister sur cette revendication et de considérer que ceux qui
la rejettent soutiennent pratiquement le chauvinisme grand-russe et le
tsarisme. Notre parti déclare qu'il décline de la façon la plus résolue toute
responsabilité pour cette levée de boucliers contre le droit
d'autodétermination.
Telle qu'elle a été récemment formulée, la position de
la social-démocratie polonaise dans la question nationale (déclaration de la
social-démocratie polonaise à la conférence de Zimmerwald) renferme les idées
suivantes:
Cette déclaration stigmatise les gouvernements
allemands et autres qui considèrent les "régions polonaises" comme un
gage dans le futur jeu des compensations, "en privant le peuple polonais
de la possibilité de décider lui-même de son sort". "La
social-démocratie polonaise proteste résolument et solennellement contre le
découpage et le démembrement de tout un pays"... Elle flétrit les
socialistes qui s'en rapportent aux Hohenzollern... pour "la libération
des peuples opprimés". Elle exprime sa conviction que seule la
participation à la lutte imminente du prolétariat révolutionnaire
international, à la lutte pour le socialisme, "brisera les chaînes de
l'oppression nationale, anéantira toutes les formes de domination étrangère, et
garantira au peuple polonais la possibilité d'un libre et ample développement
en qualité de membre égal de l'union des peuples". La déclaration indique
que la guerre est "doublement fratricides pour les polonais".
(Bulletin de la Commission socialiste internationale N°2, 27. IX. 1915,
p. 15 ; traduction russe dans le recueil L'Internationale et la guerre, p. 97.)
Ces thèses ne se différencient en rien, pour
l'essentiel, de la reconnaissance du droit des nations à disposer
d'elles-mêmes, mais leurs formules politiques sont encore plus imprécises et
plus vagues que la plupart des programmes et résolutions de la II°
Internationale. Toute tentative d'exprimer ces idées dans des formules
politiques nettement définies et de préciser dans quelle mesure elles sont
applicables au régime capitaliste ou seulement au régime socialiste ne pourra
que faire ressortir l'erreur que commettent les social-démocrates polonais en
niant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes.
La décision du Congrès socialiste international de
Londres de 1896, qui reconnaissait le droit des nations à disposer
d'elles-mêmes, doit être complétée sur la base des thèses exposées ci-dessus,
par des indications soulignant :
- l'urgence particulière de cette revendication à l'époque de l'impérialisme;
- la nature politique conditionnelle et le contenu de classe de toutes les revendications de la démocratie politique, y compris celle-ci;
- la nécessité de distinguer entre les tâches concrètes des social-démocrates des nations oppressives et celles des social-démocrates des nations opprimées;
- la reconnaissance inconséquente, purement verbale et, par cela même, hypocrite quant à sa signification politique, du droit d'autodétermination par les opportunistes et les kautskistes;
- le fait que la position des social-démocrates, particulièrement ceux des nations dominatrices (grands-russes, anglo-américains, allemands, français, italiens, japonais, etc.), qui ne défendent pas la liberté de séparation pour les colonies et les nations opprimées par "leurs" nations, est pratiquement identique à celle des chauvins;
- la nécessité de subordonner la lutte pour cette revendication, comme pour toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique, à la lutte révolutionnaire de masse directement orientée vers le renversement des gouvernements bourgeois et la réalisation du socialisme.
Reprendre le point de vue de certaines petites nations
et surtout des social-démocrates polonais, que leur lutte avec la bourgeoisie
polonaise dont les mots d'ordre nationalistes trompent le peuple a conduit
jusqu'au rejet erroné du droit d'autodétermination, serait, pour
l'Internationale, commettre une faute théorique, substituer le proudhonisme au
marxisme et, en pratique, soutenir involontairement le chauvinisme et
l'opportunisme hautement dangereux des nations impérialistes.
La Rédaction du "Social-Démocrate", organe central du P.O.S.D.R.
Post-scriptum. Dans la Neue Zeit du 3 mars 1916, qui vient de paraître, Kautsky tend ouvertement une main chrétienne de réconciliation à Austerlitz, le représentant du plus sordide chauvinisme allemand, en refusant pour l'Autriche des Habsbourg la liberté de séparation des nations opprimées, mais en la reconnaissant pour la Pologne russe, afin de rendre un service de larbin à Hindenburg et à Guillaume II. Il serait difficile de souhaiter une meilleure auto-dénonciation du kautskisme !
Ecrit en janvier-février 1916
Notes
[1] L'incident de Saverne se produisit dans cette ville
alsacienne en novembre 1913, à la suite des vexations infligées par un officier
prussien aux alsaciens. Ellesi soulevèrent l'indignation de la population
locale, en majorité française, contre le joug de la clique militaire
prussienne. A ce propos, voir l'article de Lénine "Saverne"
(Oeuvres, tome 19).
[2] Voir la critique des idées de Renner et Bauer sur
l'"autonomie nationale culturelle" dans les textes de Lénine "A
propos de l'autonomie nationale culturelle", "notes critiques sur la
question nationale".
[3] Inutile de dire que repousser le droit
d'autodétermination pour la raison qu'il en découlerait la nécessité de
"défendre la patrie" serait tout à fait ridicule. C'est pour la même
raison - c'est-à-dire aussi peu sérieusement - que les social-chauvins se
réfèrent en 1914-I916 à n'importe quelle revendication de la démocratie (par
exemple, à son républicanisme) et à n'importe quelle formule de lutte contre
l'oppression nationale pour justifier la "défense de la patrie".
Lorsque le marxisme déclare que la défense de la patrie se justifiait dans les
guerres, par exemple, de la grande Révolution française, ou celles de
Garibaldi, en Europe, et qu'elle ne se justifie pas dans la guerre impérialiste
de 1914-1916, il procède de l'analyse des particularités historiques concrètes
de chaque guerre en tant que telle, et nullement d'un "principe
général", ni d'un paragraphe de programme. (Note de l’auteur)
[4] On dit souvent - par exemple, ces derniers temps, le
chauvin allemand Lensch, dans les numéros 8 et 9 de Die Glocke ("Dies
Glocke" (la cloche), revue éditée à Munich, puis à Berlin entre 1915 et
1925, par un membre du parti social-démocrate allemand, le social-chauvin
Parvus – NdE), - que l'attitude négative de Marx envers le mouvement
national de certains peuples, par exemple les Tchèques en 1848, réfute du point
de vue du marxisme la nécessité de reconnaître le droit des nations à disposer
d'elles-mêmes. Mais cela est faux, car, en 1848, il y avait des raisons
historiques et politiques d'établir une distinction entre les nations
"réactionnaires" et les nations démocratiques révolutionnaires. Marx
avait raison de condamner les premières et de défendre les secondes. Le droit
d'autodétermination est une des revendications de la démocratie, qui doit
naturellement être subordonnée aux intérêts généraux de la démocratie. En 1848
et dans les années suivantes, ces intérêts généraux consistaient, au premier
chef, à combattre le tsarisme. (Note de l’auteur)
[5] Dans certains petits Etats restés à l'écart de la
guerre de 1914-1916, par exemple en Hollande et en Suisse, la bourgeoisie
exploite énergiquement le mot d'ordre d'"autodétermination des
nations" pour justifier la participation à la guerre impérialiste. C'est
une des raisons qui poussent les social-démocrates de ces pays à nier le droit
d'autodétermination. On défend par des arguments faux la juste politique du
prolétariat, à savoir : la négation de la "défense de la patrie" dans
la guerre impérialiste. Le résultat, c'est, en théorie, une altération du
marxisme, et, dans la pratique, une sorte d'étroitesse de petite nation,
l'oubli des centaines de millions d'hommes des nations asservies par les
nations "impérialistes". Le camarade Gorter, dans son excellente
brochure : L'impérialisme, la guerre et la social-démocratie, a tort de nier le
principe de l'autodétermination des nations, mais j'applique de façon juste
quand il revendique immédiatement I'"indépendance politique et
nationale" des Indes néerlandaises et démasque les opportunistes
hollandais qui refusent de formuler cette revendication et de lutter pour elle
(Note de l’auteur).
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