18.10.17

Kirkuk, une affaire irakienne ou les difficultés des États-Unis à imposer leur hégémonie ?


Les forces spéciales irakiennes, soutenues par des milices pro-iraniennes et par des factions kurdes, ont repris Kirkuk, zone riche en pétrole, des mains des kurdes. Un nouveau casse-tête pour les Américains dans la région.
Philippe Alcoy

L’offensive sur Kirkuk lancée dimanche soir par les forces armées du gouvernement central irakien a abouti lundi 16 octobre. Les forces irakiennes sont entrées dans la ville, ont enlevé les portraits de Massoud Barzani, leader kurde, et posté à nouveau le drapeau irakien dans la ville. Plus important, les forces de Bagdad se sont rapidement emparées de postes militaires stratégiques et de puits de pétrole.

En effet, Kirkuk était sous contrôle kurde depuis 2014, quand l’armée irakienne s’est retirée de la ville face à l’avancée de Daesh. A l’époque ce sont les peshmergas kurdes qui ont assumé la défense de cette ville majoritairement kurde face à un danger d’invasion par Daesh. Le gouvernement du Kurdistan irakien a pris en charge également la gestion des ressources naturelles de cette région très riche en pétrole.

Cette situation était acceptée aussi bien par les États-Unis que par le gouvernement central irakien. La priorité était de contenir l’avancée de Daesh dans la région. Cependant, le recul de Daesh en Syrie et en Irak a commencé à mettre en avant la question du « partage du butin » repris à l’organisation islamiste. C’est ainsi que la question du contrôle de Kirkuk est devenue de plus en plus un point d’achoppement entre Bagdad et Erbil, capitale du Kurdistan irakien.

Cependant, ce qui a accéléré les tensions a été le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien réalisé le 25 septembre dernier. Erbil comptait inclure dans le territoire du nouvel État Kurde Kirkuk, qui ne fait pas partie de la région autonome reconnue par Bagdad. Le référendum kurde a réussi à créer un front uni tacite de tous ceux qui s’opposent à l’indépendance du Kurdistan irakien, même si leurs intérêts à long terme ne sont pas convergents : l’Iran, la Turquie et le gouvernement de Bagdad. Les États-Unis et les puissances européennes avaient aussi exprimé leur opposition à l’initiative d’Erbil.

Les divisions des kurdes d’Irak 

 

C’est dans ce contexte que l’offensive de Bagdad a eu lieu. Et une première chose attire l’attention : la facilité avec laquelle les forces irakiennes se sont emparées de la ville. En effet, il n’y a presque pas eu de résistance de la part des combattants kurdes, pourtant réputés pour leur efficacité.

A y regarder de plus près cette facilité n’est finalement pas si surprenante. La lutte pour la reprise de Kirkuk a exposé les divisions existantes entre les forces politiques kurdes. En effet, le gouvernement régional du Kurdistan basé à Erbil est dirigé par le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK), inféodé à la famille du président kurde irakien Massoud Barzani. L’autre grand parti rival est celui dirigé par Jalal Talabani et ses proches, l’Union Patriotique des Kurdes (UPK ou PUK en anglais).

L’UPK n’a pas fait campagne ouvertement contre le référendum du 25 septembre mais demandait à ce qu’il soit repoussé. Les leaders de l’UPK considéraient que ce référendum cherchait en réalité à renforcer le pouvoir de Barzani et de ses proches.

Kirkuk est une région où les forces liées à la faction de l’UPK sont majoritaires. Des témoins signalent qu’au moment de l’avancée des forces irakiennes, des bataillons entiers de peshmergas ont abandonné leurs postes : la faction des forces armées kurdes dirigée par l’UPK a en effet passé un accord avec Bagdad. Le ministre du pétrole irakien le confirmera plus tard indiquant que les « deux camps ont passé un accord pour éviter les combats autour des puits de pétrole de Kirkuk ».

Le gouvernement kurde d’Erbil déclare cependant encore garder la main sur certains puits de la région. Cela est fondamental pour les kurdes, car le pétrole de Kirkuk représente 40% des exportations d’hydrocarbures.

Quant à la population kurde de Kirkuk, beaucoup sont en train de fuir vers le nord par peur des représailles de la part des forces irakiennes, des milices sunnites ou turkmènes, les deux minorités ethniques de la région qui s’étaient opposées au référendum. Cependant, comme le déclare un témoin à Marianne : « les militaires ou les miliciens qui tiennent les check-points les laissent passer mais récupèrent tout ce qui a de la valeur : argent, bijoux, etc. ».

Échec des États-Unis pour imposer leur hégémonie à leurs alliés 

 

Le fait que la reprise de Kirkuk se soit passée sans grand combat arrange en quelque sorte les États-Unis. Cela leur permet de se tenir à la marge, comme s’il s’agissait d’un conflit interne irakien. Le gouvernement de Trump s’est contenté d’appeler au calme et au dialogue. Cependant, si une escalade approfondit le conflit et les affrontements, les États-Unis pourraient se retrouver dans une position encore plus embarrassante qu’aujourd’hui.

En effet, aussi bien Erbil que le gouvernement de Bagdad sont des alliés des États-Unis dans la région. Les Américains ont formé et financé les combattants kurdes comme irakiens. Devoir prendre part pour l’un ou l’autre en cas d’accentuation du conflit pourrait faire perdre des alliés aux États-Unis. Beaucoup de kurdes sont d’ailleurs déjà en train d’exprimer une certaine amertume de se sentir « abandonnés » par les Américains après avoir été les meilleurs combattants contre Daesh en Irak, jouant un rôle central dans la reprise de Mossoul alors que l’armée irakienne s’était retirée.

Le conflit entre Bagdad et Erbil autour de Kirkuk est l’expression la plus importante de la lutte d’anciens alliés pour une reconfiguration politique et territoriale qui leur soit favorable après avoir défait Daesh. Elle est aussi l’expression de la perte d’influence des États-Unis dans la région après l’échec de son invasion en Irak qui a eu comme conséquence la naissance et le développement de Daesh.

En effet, l’offensive de Daesh avait poussé les États-Unis à entraîner et à financer divers groupes armés pour se battre avec eux, même si à moyen terme ces groupes n’étaient pas forcément fonctionnels aux intérêts nord-américains. Puis, même leurs alliés les plus proches ont développé des ambitions propres étant parfois contradictoires aux objectifs stratégiques de l’impérialisme américain.

Tout cela est une démonstration de l’affaiblissement de la capacité de Washington à imposer son hégémonie sur le bloc en lutte contre Daesh. Si les États-Unis pouvaient imposer une telle hégémonie cela leur permettrait par exemple de jouer le rôle d’arbitre dans ces conflits entre leurs alliés et les résoudre à travers de négociations sous la surveillance de Washington et éviter que de nouveaux conflits ne s’ouvrent.

Dans le contexte irakien c’est sûrement l’Iran qui essayera de tirer le plus grand profit en augmentant son influence en Irak à travers ses liens avec le gouvernement central mais aussi à travers les milices pro-iraniennes dans la région. En même temps, affaiblir les positions des kurdes d’Irak implique d’affaiblir les forces kurdes en Iran. Le conflit à Kirkuk semble être définitivement un nouveau casse-tête pour les intérêts de l’impérialisme nord-américain dans la région.

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