À
en croire les derniers développements au Proche-Orient, on peut dire
qu’on assiste à une accélération des temps et à un probable début de
reconfiguration d’alliances et de rapports de forces régionaux.
Une crise majeure autour du Qatar
Cette accélération des temps est axée notamment autour de la crise du Qatar,
après que sept pays arabes, menés par l’Arabie saoudite, ont rompu
leurs liens diplomatiques avec le petit État exportateur de pétrole et
gaz.
Il s’agit d’une crise majeure car cela représente une fissure
importante dans le soi-disant « bloc sunnite », hégémonisé par l’Arabie
saoudite, allié géopolitique et militaire central de l’impérialisme
nord-américain. En effet, après que Donald Trump, en visite dans la
région, ait affirmé, quelques semaines auparavant, son soutien à
l’Arabie saoudite dans sa dispute réactionnaire avec l’Iran pour
l’hégémonie dans la région, il semble que la monarchie saoudienne ait
décidé de régler les différends au sein du « bloc ».
Le Qatar, une autre pétromonarchie profondément aux puissances
impérialistes, tout en se situant dans le « bloc sunnite » dirigé par
l’Arabie saoudite, développe depuis quelques années une approche
« pragmatique » de sa politique étrangère. Ainsi, différents groupes
politiques opposés à la politique des régimes de la région ont trouvé
refuge sur son territoire. Sa chaine d’information Al Jazeera,
très influente dans les pays arabes, émet régulièrement des reportages
et articles critiques à l’égard des régimes saoudiens ou égyptiens.
Cependant, sur le plan politique, et c’est l’élément déterminant pour
l’offensive saoudienne, le Qatar s’est montré ouvert à discuter avec
l’Iran et soutient historiquement des courants de l’islam politique
hostiles au régime de la famille Saoud, comme les Frères musulmans.
Cette attitude devient intolérable pour l’Arabie saoudite, qui voit
l’influence de l’Iran augmenter de plus en plus dans la région, alors
que sa position se révèle de plus en plus fragilisée. En ce sens,
l’offensive des Saoudiens et leurs alliés est une expression de cet
affaiblissement face à l’Iran ; une tentative de maintenir l’unité du
« bloc sunnite » sous la domination incontestée de l’Arabie saoudite.
Le défi iranien
On peut dire donc que l’offensive contre le Qatar vise dans une large
mesure l’Iran, tout en envoyant un message d’avertissement aux autres
pays du « bloc sunnite » tentés pour adopter une approche
« pragmatique » de leurs relations internationales. En ce sens, les
frictions entre les pays du Golfe et le Qatar vont accentuer les
tensions entre Ryad et Téhéran.
Un autre événement de cette semaine va en ce sens d’ailleurs.
Seulement 48 heures après l’offensive anti-qatarie, et quelques jours
après le discours anti-iranien prononcé par Trump lors de sa tournée au Moyen-Orient, Daesh menait un double attentat contre l’Iran visant des lieux hautement symboliques : le Parlement et le mausolée de Khomeiny.
Téhéran n’a pas hésité à pointer la responsabilité de l’Arabie
saoudite et des États-Unis dans cette attaque. Certains analystes
affirment qu’il ne serait pas étonnant qu’un attentat se produise en
réponse dans les prochains jours contre des positions saoudiennes, voire
en Arabie saoudite. Mais au-delà de ces spéculations, il est clair que
la tension est loin de baisser entre ces deux puissances régionales, qui
sont déjà en train de se battre à travers des « guerres proxy » aussi
bien en Syrie qu’au Yémen.
Le défi turc
Mais si la montée des tensions entre le Qatar et l’Arabie saoudite a
pris tout le monde au dépourvu, encore plus inquiétante a été la rapide
réaction du parlement turc qui, le 7 juin, a voté une résolution pour
envoyer 3000 soldats supplémentaires au Qatar pour faire face à une
éventuelle menace d’invasion par l’Arabie saoudite. En effet, la Turquie
et le Qatar ont établi un partenariat militaire et Ankara envisagerait
même d’y ouvrir une base militaire. En plus de cela, le Qatar et la
Turquie partagent leur soutien politique aux Frères Musulmans, notamment
en Égypte, dont le régime est un allié central des Saoudiens.
Face à un affaiblissement de l’Arabie saoudite dans la région, la
Turquie pourrait prétendre à prendre sa place au sein du « bloc
sunnite ». Et pour cela, même si elle doit préserver de bonnes relations
avec les pays du Golfe, la Turquie voit dans le Qatar un interlocuteur
privilégié.
En fait, on pourrait dire que si l’Iran est une menace à court terme
pour l’hégémonie saoudienne dans la région, la Turquie est peut-être une
menace plus sérieuse à moyen et long termes.
Élever la Turquie au rang de leader régional devient également de
plus en plus important pour les capitalistes turcs, étant donné la
reconfiguration des alliances et des rapports de forces, notamment la
place que les forces politiques et militaires kurdes sont en train de
prendre. En effet, la semaine dernière, les Kurdes d’Irak, profitant de
l’affaiblissement du gouvernement central et de leur rôle dans
l’offensive contre Daesh à Mossoul, ont annoncé l’organisation d’un
référendum pour l’indépendance pour le 25 septembre prochain. À cela il
faut ajouter que les forces kurdes en Syrie, qui ne sont pas les même
qu’en Irak (parfois elles s’opposent même), ont établi une région kurde
autonome de fait en Syrie. Tout cela est vu d’un très mauvais œil aussi
bien par la Turquie que par l’Iran.
En effet, la crise pourrait être en train de créer un terrain
favorable à la constitution d’un bloc sunnite autour de la Turquie, qui
dispute l’hégémonie à l’Arabie saoudite, et qui ne soit pas complètement
hostile à l’Iran.
Après Daesh, quoi ? Peut-être pire
La crise autour du Qatar est en train de mettre au-devant de la scène
toutes ces contradictions, frictions et potentiels conflits. Cependant,
la question subjacente est celle de « l’après-Daesh ». En effet, l’État
islamique est en train de reculer depuis plusieurs mois, et les
offensives contre Mossoul en Irak et contre Raqqa en Syrie, les deux
principales villes encore contrôlées par Daesh, sont en train de
précipiter sa chute.
Cela pose la question de savoir qui va contrôler ces territoires une
fois qu’ils seront repris à Daesh. Car l’offensive actuelle est menée
par un ensemble de forces alliées mais aussi ennemies. En Syrie, aussi
bien la coalition dirigée par les États-Unis que les forces
progouvernementales, soutenues par la Russie et l’Iran, mènent
l’offensive contre Daesh. D’ores et déjà, on commence à spéculer sur les
risques d’affrontements directs entre ces forces, voire entre les
États-Unis et les combattants iraniens et russes. Un scénario plus
qu’explosif.
Cela pointe un problème fondamental qui laisse ouverte la possibilité
de plus de guerres et de souffrances pour les populations locales : les
différents blocs en dispute sont incapables d’asseoir leur domination
basée sur leur hégémonie. Autrement dit, aucune force n’est capable
d’être acceptée comme la force dominante, et donc légitime. Ce n’est pas
un hasard que la reprise de Mossoul se révèle aussi tortueuse et
incertaine.
Plus encore, une défaite de Daesh à Mossoul et à Raqqa ne signifie
aucunement la fin de Daesh. Au contraire, cela pourrait marquer une
mutation du mouvement et un retour à une stratégie de type « guérilla »,
sans contrôler des vastes territoires mais en menant des actions et
attaques contre des objectifs. Les conditions sociales, politiques et
économiques qui ont permis à Daesh de se développer sont toujours
présentes. Elles continueront à alimenter le terrain de recrutement pour
des groupes islamistes radicaux.
En toile de fond, la crise d’hégémonie des États-Unis
Toute cette situation révèle les conséquences de l’échec de
l’invasion des États-Unis en Irak, la déstabilisation de la région et
son incapacité à imposer une nouvelle configuration de la région ou au
moins à maintenir le cadre construit pendant plusieurs décennies. Il y a
en cours une reconfiguration où des acteurs autrefois marginalisés,
comme l’Iran, prennent une place incontournable non seulement pour leurs
propres intérêts mais même pour les États-Unis (notamment en Irak où
Téhéran est devenu un acteur-clé pour maintenir la fragile stabilité
dans le pays). D’autres phénomènes plus aberrants ont vu le jour
également, comme Daesh lui-même.
La crise du Qatar est également une expression de cette difficulté
des États-Unis dans la région. Alors que Trump, en visant l’Iran, avait
entamé un processus de réalignement derrière lui de la part des pays du
« bloc sunnite » pour mener une offensive « antiterroriste »,
l’offensive anti-qatarie est en train d’affaiblir ce bloc.
On ne sait pas si les États-Unis étaient au courant du plan saoudien,
mais une chose est sûre : les temps d’une telle mesure ne sont
aucunement bienvenus par le gouvernement nord-américain. Et cela malgré
les déclarations incroyables de Trump, laissant penser qu’il
approuverait l’offensive saoudienne contre le Qatar. Tex Tillerson, le
secrétaire d’État, a dû rapidement rectifier le tir et sommer les pays
du Golfe à mettre fin à leurs sanctions contre le Qatar affirmant que
cela mettait en danger la lutte « contre le terrorisme » et ouvrait une
situation humanitaire « dramatique ».
Au-delà du fait de savoir jusqu’à quel point Trump maitrise la
stratégie géopolitique de la principale puissance impérialiste, ses
prises de positions « à contre-courant » peuvent exprimer en même temps
les pressions de certains secteurs du capital nord-américain. Ceux-ci
pourraient être inquiets d’une plus large intégration de l’Iran dans le
marché mondial et d’une ouverture de son marché intérieur à d’autres
capitaux (UE) que les nord-américains. De là les accusations de Téhéran
contre Washington concernant l’attentat de la semaine dernière : ce
serait une façon de déstabiliser le pays et éloigner les investisseurs.
La guerre !
Alors que les politiciens capitalistes et leurs médias dominants
n’arrêtent pas de dire qu’une fois débarrassée de Daesh, du terrorisme,
la région pourra « retrouver le calme », ce que l’on voit c’est tout le
contraire. Une éventuelle victoire contre Daesh pourrait ouvrir de
nouveaux fronts de guerre, bien plus dangereux pour les populations,
entre les forces se battant contre l’État islamique. Cette fois pour
voir qui d’entre elles va asseoir sa domination sur les territoires
reconquis.
Le Moyen-Orient est dominé par des pétro-monarchies théocratiques
telles que celles d’Arabie saoudite ou du Qatar lui-même, laquais des
impérialistes ; par des régimes réactionnaires tels que celui en Iran,
en Turquie, en Égypte ou encore en Syrie. À cela, il faut ajouter
l’influence néfaste des puissances impérialistes, à commencer par les
États-Unis mais aussi par celles de l’UE dont la France. Des puissances
impérialistes qui, tout en s’inquiétant hypocritement de la situation
dans la région, sont les principaux marchands d’armes au Moyen-Orient et
dans le monde.
Ils préparent plus de guerres. Toutes réactionnaires. Il n’y a aucun
doute. Personne n’abandonnera un pouce de son influence sans livrer
bataille. Et la guerre barbare en Syrie ne sera rien comparé à ce qu’un
affrontement entre les armées de ces pays pourrait donner.
Il n’y a pas de raccourci pour les travailleurs et les classes
populaires de la région. Il n’y a pas de salut de la main des
impérialistes. Tout le contraire. Mais il n’y a pas de salut non plus
derrière les différentes factions des classes dominantes locales, et
encore moins derrière les courants islamistes réactionnaires comme
Daesh, Al Qaeda et autres. Ils ont tous démontré lors du Printemps arabe
leur caractère profondément antipopulaire. C’est l’éveil des exploités
et opprimés qu’ils craignent avant tout. Ils ne réussiront pas à garder
dans le silence les millions de travailleurs, de jeunes précaires, de
femmes et l’ensemble des opprimés.
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