A
l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution des Conseils de
1956 en Hongrie, Révolution Permanente publie une série d’articles sur
différents aspects de cette lutte héroïque de notre classe.
Il est courant de parler de la révolution hongroise de 1956
comme une « révolution antisoviétique ». Cependant, cette appellation
est au mieux un « vice de langage », au pire une façon de tergiverser
l’histoire de cette lutte héroïque de la classe ouvrière hongroise. En
effet, à proprement parler, 1956 a été en réalité une révolution
profondément « soviétique ». Si on comprend ce mot dans sa vraie
signification : une lutte révolutionnaire basée sur l’auto-organisation
et la plus large démocratie de la classe ouvrière. Ce n’est pas pour
rien qu’on parle de « Révolution des conseils ».
Mais, en quoi la révolution hongroise était « antisoviétique » ? En
effet, en 1956 les travailleurs et les masses hongroises se sont
soulevés clairement contre le pouvoir de la bureaucratie stalinienne
locale mais aussi contre celle de Moscou. Cette dernière avait usurpé le
prestige de la Révolution d’Octobre, déformé l’Etat soviétique,
exproprié politiquement les travailleurs et les masses paysannes
pauvres. Ce pouvoir se faisait appeler « soviétique ». Et en Occident,
intellectuels, journalistes et politiques liés aux classes dominantes
trouvaient un intérêt particulier à entretenir cette confusion.
C’est seulement en ce sens que l’on pourrait éventuellement entendre
la Révolution des Conseils ouvriers de 1956 comme un soulèvement
« antisoviétique ».
Mais, en réalité, c’est le pouvoir stalinien en Union Soviétique et
dans les pays « satellite » qui était profondément « antisoviétique »,
anticommuniste. Ce pouvoir basait sa domination sur des dictatures
policières où les travailleurs et les paysans pauvres n’avaient pas le
droit de s’organiser syndicalement et/ou politiquement de façon
indépendante des organisations officielles ; le corps de fonctionnaires
qui composait la bureaucratie dirigeante profitait d’immenses privilèges
alors que l’écrasante majorité de la population vivait dans le besoin ;
ces mêmes fonctionnaires, qui étaient à la tête des entreprises
étatiques, imposaient des rythmes de travail intenables pour les
travailleurs et ils ne pouvaient pas compter sur l’aide des syndicats
qui n’étaient là que pour discipliner la main d’œuvre et pour s’assurer
de la réussite du plan économique. L’espionnage de la population était
généralisé et les membres de la police politique semaient la terreur.
L’arrogance de la bureaucratie s’exprimait souvent par le mépris et
l’humiliation des travailleurs.
Dans le Programme de Transition
(1938) Léon Trotsky, réfléchissant aux voies pour le renversement du
pouvoir de la bureaucratie dans l’Union Soviétique, affirmait que « la
nouvelle montée de la révolution en URSS commencera, sans aucun doute,
sous le drapeau de la lutte contre l’inégalité et l’oppression politique ».
Trotsky a été assassiné en 1940, avant la création des autres Etats du
dit « bloc socialiste » et donc il parlait de l’URSS. Cependant, son
analyse et son programme peuvent être élargis à ces derniers étant donné
les caractéristiques sociales, économiques et politiques communes.
Et en effet, si l’on observe la période qui s’ouvre après la mort de
Staline, on voit que toutes les révoltes et soulèvements ouvriers dans
les pays du « Glacis » naissent à partir de la remise en cause des
conditions de travail, des conditions de vie misérables et aussi contre
l’oppression politique, la dictature stalinienne.
On pourrait ajouter un point spécifique pour les pays
« satellites » : la lutte n’était pas seulement contre l’oppression
politique de la bureaucratie à l’intérieur des frontières nationales
mais aussi contre l’oppression de la bureaucratie de Moscou sur les pays
subordonnés à ses intérêts ; elle revêtait un caractère de libération
nationale.
Dans ce contexte, la révolution hongroise de 1956 a eu une
spécificité qui lui a donné un caractère profondément subversif et
profondément « soviétique » : l’existence des conseils ouvriers et la
lutte pour la démocratie socialiste. En ce sens, ce n’est pas un hasard
que les conseils disparaissent littéralement des récits des historiens
et propagandistes pro-capitalistes qui prétendent s’approprier
l’histoire de la révolution de 1956 pour la présenter comme un évènement
« anticommuniste ». Dans le cas de l’historiographie stalinienne, les
conseils ouvriers hongrois sont présentés comme une « invention
fasciste ».
Mais les conseils ouvriers durant la révolution n’ont pas seulement
permis aux travailleurs de s’organiser pour exprimer leurs
revendications économiques, sociales et politiques, ils ont représenté
de fait un danger de mort pour le stalinisme, une potentielle
alternative de pouvoir, socialiste et révolutionnaire, notamment face au
faible gouvernement de Janos Kadar après la seconde intervention
soviétique.
Démocratie ouvrière et socialisme
Pendant les quelques semaines qu’a duré le processus révolutionnaire,
la Hongrie est devenue le pays où régnait la plus grande liberté et
démocratie socialiste sur la planète. Les ouvriers et la jeunesse
avaient mis sur pied des conseils où l’on débattait de politique, des
problèmes de l’économie, des problèmes de la vie quotidienne. La classe
ouvrière avait imposé la liberté de la presse : des dizaines de journaux
et de publications liées aux différents courants du mouvement ouvrier
sont apparus du jour au lendemain. Des partis et des groupes politiques
apparaissaient de partout également. Les débats sur la culture, la
science et l’art connaissaient un nouvel essor en se libérant du carcan
intenable et insupportable du régime stalinien.
Le tout se développait alors que le pays était en pleine ébullition
politique et sociale. Les forces armées fidèles au régime stalinien
harcelaient et attaquaient les ouvriers et les jeunes insurgés ; l’armée
soviétique était en train de détruire le pays pour écraser la
révolution. Les masses hongroises prenaient les armes et résistaient
héroïquement.
C’est également, et surtout, dans cet aspect urgent de l’organisation
de la défense et de la résistance que l’on voyait le rôle déterminant
des conseils ouvriers. Ils sont devenus le lieu d’organisation pratique
et politique de la révolution. Ils étaient en train de devenir de fait
une alternative de pouvoir face au régime. Objectivement, il disputait
la légitimité politique du pouvoir et des institutions créées par le
stalinisme. Léon Trotsky avait prévu cette situation mais on ne l’avait
jamais vue. C’était inouï, c’était un ébranlement mondial.
Les conseils ouvriers montraient concrètement la voie vers la
régénérescence socialiste et révolutionnaire de l’Etat ouvrier
profondément déformé en Hongrie, et également dans les autres pays
« satellites » et dans l’URSS elle-même. En effet, Léon Trotsky
expliquait, dans La révolution trahie, comment à la différence du
capitalisme, la construction du socialisme est étroitement liée aux
formes politiques de l’Etat, à la conscience de la classe qui la porte :
« La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa
carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses
assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la
féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de
production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le
développement capitaliste ; les forces productives, fondées sur la
propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre
compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la
révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en
est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les
tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme
économique — nous en sommes encore loin — mais par la puissance
politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc
entièrement de celui du pouvoir ».
La construction du socialisme exige la participation active de la
classe ouvrière et de l’ensemble des opprimés de la société. Le pouvoir
basé sur l’auto-organisation des travailleurs et des masses, sur les
conseils, est une condition sine qua non pour avancer vers le
socialisme. Le capitalisme et son oppression politique et sociale sur la
classe ouvrière et l’ensemble des opprimés alène les travailleurs de
leur capacité d’auto-organisation, empêche qu’ils apprennent même à
s’auto-organiser. L’auto-organisation c’est un apprentissage difficile
pour les exploités mais qui peut s’accélérer formidablement au cours de
la lutte révolutionnaire. Mais aussi de chaque lutte partielle, de
chaque grève, même purement économique, où les travailleurs mettent en
place des formes d’auto-organisation (assemblées, comités de grève,
etc.).
En ce sens, le propre des capitalistes et des bureaucrates est de
briser les différentes formes et tentatives d’auto-organisation. Il
n’est donc pas surprenant que le stalinisme ait commencé sa prise du
pouvoir sur l’appareil d’Etat en URSS en supprimant les soviets ; ni que
dans les pays où il a exproprié les capitalistes et les propriétaires
terriens après la seconde guerre mondiale, il se soit efforcé de
supprimer les formes d’auto-organisation qui naissaient, comme cela
avait été le cas partiellement en Hongrie. Rien que sur ce plan, on voit
comment le stalinisme a été un obstacle à la construction du
socialisme.
Les staliniens contre les conseils ouvriers
Si les conseils ouvriers montraient la voie pour la régénérescence
socialiste de l’Etat ouvrier déformé hongrois, ils représentaient
également un danger énorme pour le pouvoir stalinien. Le processus
révolutionnaire hongrois était une menace mortelle pour le stalinisme,
et non seulement en Hongrie. C’est cela qui explique la férocité,
militaire et politique, de la contre-révolution.
En effet, après la défaite militaire de la révolution, dans les
premiers jours de novembre, la résistance ouvrière et populaire a
continué à travers la grève générale. Et c’est précisément à ce moment
là que le rôle des conseils ouvriers est devenu central aux yeux de tout
le monde. Après la défaite militaire, encore plus de conseils ont vu le
jour et le 14 novembre on créait le Conseil Central Ouvrier du Grand
Budapest regroupant tous les conseils d’usine de la ville et ses
alentours. La classe ouvrière commençait à mieux structurer sa lutte
face au gouvernement fantoche de Janos Kadar soutenu uniquement par les
canons soviétiques.
La hantise de Kadar et des dirigeants soviétiques était que les
conseils ouvriers aspirent à des fonctions politiques, disputant la
(faible) légitimité du pouvoir au gouvernement stalinien. En ce sens,
ils déploieront toute leur énergie pour empêcher que la classe ouvrière
crée un Conseil Ouvrier National, qui pourrait devenir un organe de
représentation et d’organisation politique de l’ensemble de la classe
ouvrière du pays.
Et il y a eu effectivement une tentative de créer ce Conseil Ouvrier
National. En effet, à l’appel du Conseil Central du Grand Budapest, une
réunion, en présence de délégués de tous les conseils du pays, avait été
fixée pour former le Conseil Ouvrier National, fin novembre.
Intolérable pour le gouvernement de Kadar et ses maitres du Kremlin,
l’armée soviétique a empêché la réunion de se tenir et de la façon la
plus terrible possible. Voici comment le raconte dans ses mémoires
Ferenc Töke, à l’époque, vice-président du Conseil Central Ouvrier du
Grand Budapest : « la réunion avait été fixée au 21 novembre, à 20
heures. Dès 18 heures, les organisateurs étaient sur les lieux. Le
quartier était parfaitement calme, et nous espérions que tout se
passerait bien. A 20 heures précises, commença un formidable défilé
militaire soviétique. (…) Il y avait peut-être quatre cents blindés, des
tanks prêts à tirer, de l’artillerie tractée, des soldats mitraillette
au poing. Le Palais des Sports fut cerné en un instant et toutes les
rues adjacentes barrées ».
Cependant, avant d’essayer de liquider par la force l’organisation
des ouvriers, le pouvoir stalinien a essayé de coopter les Conseils en
proposant de faire rentrer au gouvernement de Kadar certains des leaders
et même en reconnaissant la légitimité des conseils mais en la limitant
uniquement à la sphère économique et au cadre légal imposé par le
régime stalinien. Cela aurait permis d’une part de donner de la
légitimité à un gouvernement appuyé uniquement sur le pouvoir militaire
soviétique et d’autre part éloigner la perspective d’un rôle politique
pour les conseils ouvriers (pour ensuite les liquider plus facilement).
C’est en grande partie la faillite de cette manœuvre qui a poussé le
Kremlin à s’attaquer aux conseils par la force. Cependant, le
gouvernement de Kadar ne pourra les faire disparaitre complètement qu’au
milieu de l’année 1957.
Direction révolutionnaire et lutte pour le pouvoir
Après la défaite militaire de début novembre, l’exode en masse de
dizaines de milliers des meilleurs combattants de la révolution et les
milliers de morts dans la bataille, il était évident que la lutte pour
le pouvoir était devenue très difficile pour la classe ouvrière
hongroise. Mais la force de la révolution était telle que le
gouvernement de Kadar n’arrivait pas à assoir une quelconque légitimité.
Au contraire, c’étaient les conseils qui apparaissaient comme légitimes
aux yeux de la classe ouvrière et de la population en général. C’est
précisément cette question politique centrale que la victoire militaire
de la contre-révolution n’avait pas pu résoudre.
La combinaison entre la très faible légitimité du gouvernement de
Kadar et le prestige indiscutable des conseils ouvriers laissait ouverte
la possibilité (même si très faible) d’un rebondissement du mouvement
et d’une reprise de la lutte révolutionnaire. Et cela malgré une
situation objective très difficile pour les travailleurs : défaite
militaire, retour des staliniens avides de revanche, une situation
économique catastrophique, destruction du pays par l’offensive
soviétique et occupation du pays par l’armée du Kremlin.
Ces conditions très difficiles allaient en effet accentuer un défaut
programmatique central de la direction politique des conseils ouvriers
en Hongrie : le refus de lutter pour le pouvoir. Et cela malgré les
tentatives d’une plus grande coordination et direction centralisée au
niveau local et même national, et de la volonté d’une grande partie de
la classe ouvrière.
En effet, malgré une défiance certaine vis-à-vis du gouvernement
d’Imre Nagy, durant le temps que celui-ci a été en place, concernant la
question du pouvoir, les conseils se sont limités à le soutenir. Quand
celui-ci a été renversé, les conseils ont principalement exigé le retour
de Nagy au pouvoir à la place du gouvernement de Kadar. Le tout au
milieu de mesure révolutionnaires profondes qui ont été prises au cours
du mouvement comme la liberté de presse, d’organisation, le contrôle
ouvrier des entreprises, entre autres.
Mais le fait est que la lutte pour le vrai socialisme, pour se
débarrasser du pouvoir stalinien et de l’oppression nationale sur la
Hongrie de la part de l’URSS, impliquait inévitablement une lutte
impitoyable pour le pouvoir, une lutte sans merci pour renverser la
bureaucratie stalinienne à travers une révolution politique. Cela
impliquait également que les conseils, unifiés au niveau national, se
lancent ouvertement dans la lutte pour le pouvoir. Cela impliquait aussi
de chercher la solidarité de classe des travailleurs des pays
« satellite » et de ceux de l’URSS elle-même, ainsi que la solidarité
des travailleurs dans les pays occidentaux.
Mais dans la Hongrie de 1956, à la différence de la Russie de 1917,
il n’y a pas eu de mot d’ordre « tout le pouvoir aux conseils ». Il n’y a
pas eu non plus de parti marxiste révolutionnaire, comme le parti
Bolchevik en Russie, pour poser dans les conseils ouvriers les tâches
qui s’imposaient pour les travailleurs hongrois. Un parti portant le
programme de régénérescence socialiste de l’Etat ouvrier déformé, comme
défendu par Léon Trotsky dans le Programme de Transition, nourri de
l’expérience des années 1920 et 1930. Les expériences tragiques de 1956
et, ensuite, de 1989, ont montré que seulement un tel programme pouvait
permettre aux travailleurs et aux masses opprimées des Etats ouvriers
déformés de se débarrasser de la bureaucratie stalinienne tout en
rejetant la restauration du capitalisme.
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