Philippe Alcoy
La crise politique en Macédoine rentre dans des eaux troubles. Très
dangereuses et menaçantes pour l’ensemble de la région. Le président
Gjorge Ivanov a refusé mercredi dernier de permettre aux
sociaux-démocrates de former un gouvernement, car son alliance avec les
partis de la minorité albanaise mettrait en danger « l’indépendance et
l’intégrité territoriale » du pays. Un vrai véto anticonstitutionnel à
la participation des partis albanais au gouvernement qui risque
d’attiser des tensions interethniques et qui n’a pour but que de
préserver le pouvoir entre les mains des populistes de droite du
VMRO-DPMNE de l’ancien président Nikola Gruevski.
La crise politique en Macédoine n’est pas nouvelle. Elle a connu des
épisodes aigus depuis au moins deux ans, avec des mobilisations de masse
lors de la crise des écoutes téléphoniques illégales organisées par le
gouvernement de Nikola Gruevski en 2015. Ensuite, en avril 2016, une
tentative d’amnistie des politiciens soupçonnés d’avoir participé à ces
écoutes illégales a déclenché des mobilisations spontanées également.
Entre 2014 et début 2015, le pays avait connu plusieurs mobilisations
étudiantes et lycéennes qui ont fait reculer le gouvernement face à une
mesure qui dégradait leurs diplômes. Des luttes qui ont préparé le
terrain pour les mobilisations postérieures.
C’est l’intervention de l’UE qui a permis de sauver le gouvernement
de Gruevski et relégitimer son parti complètement embourbé dans les
affaires de corruption (même si tous les partis sont entachés par les
affaires). Les occidentaux ont « sponsorisé » l’ouverture d’un processus
électoral qui a débouché sur les élections de décembre dernier.
Celles-ci n’ont permis à aucun des deux principaux partis du régime de
remporter suffisamment de sièges pour former un gouvernement. Le parti
de Gruevski, le VMRO-DPMNE, est arrivé en tête et a remporté 51 sièges
sur 120 que compte le parlement (49 pour les sociaux démocrates).
Le fait que le parti de l’ancien président Gruevski n’arrive pas à
obtenir une majorité suffisante pour former un gouvernement, malgré le
fait de contrôler les médias et les différentes institutions de
l’État,exprime la crise de légitimité de ce parti après dix ans au
pouvoir.
Sauver une caste politicienne corrompue à travers le nationalisme réactionnaire
Dans ce contexte, l’Union des sociaux-démocrates de Zoran Zaev a
entamé des négociations avec les partis de la minorité albanaise (25% de
la population) pour former un gouvernement. Finalement, la semaine
dernière, Zaev a réussi à obtenir le soutien des trois partis albanais.
Or, le président Gjorge Ivanov a refusé de charger Zoran Zaev de former
un gouvernement car celui-ci mettait en danger la « souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance de la République de Macédoine ».
Le prétexte pour que le président Ivanov prenne cette décision
anticonstitutionnelle a été le fait que les sociaux-démocrates auraient
signé un accord avec les partis albanais basé sur la « Plateforme albanaise »,
document posant les conditions des partis albanais pour soutenir un
quelconque gouvernement en Macédoine. Parmi les points les plus
« controversés » se trouverait une loi rendant l’albanais la seconde
langue officielle sur l’ensemble du pays et non seulement dans les zones
où les Albanais représentent plus de 20%, comme c’est le cas
aujourd’hui.
Il s’agit clairement d’une manœuvre de la part du VMRO-DPMNE (qui a
été allié pendant des années à l’un des principaux partis albanais, le
BDI) pour déplacer la contestation du terrain de la corruption
généralisée du régime et des inégalités et de la misère rampantes dans
la société, vers celui des « tensions interethniques ». C’est une
tactique que Gruevski avait déjà utilisée grossièrement en 2015 lors
des mobilisations antigouvernementales lors de la crise des écoutes
illégales avec la soi-disant « attaque terroriste » de séparatistes
albanais à Kumanovo. À l’époque, les masses avaient répondu avec des
énormes manifestations où l’on pouvait voir des drapeaux macédoniens
mélangés à des drapeaux albanais, serbes, bulgares, etc.
Mais cette fois la situation semble différente. Et cela en grande
partie à cause de l’attitude des sociaux-démocrates et des partis
albanais eux-mêmes. En effet, au-delà de la justesse ou non des
revendications des partis albanais, le tout apparaît comme un
marchandage politicien et comme une imposition par en haut. Cela ne peut
que faciliter le terrain pour que le nationalisme réactionnaire de
Gruevski se développe et arrive à toucher à une partie importante de la
population macédonienne.
En même temps, l’attitude du gouvernement peut effectivement mener à
ce que les partis albanais et la population albanaise changent d’agenda
politique et commencent à demander l’autonomie du territoire où ils sont
majoritaires. Comme on affirme dans un article récent de Balkan Insight : « si
l’impasse persiste, le risque est que les Albanais passent de chercher
un partenariat d’égal à égal avec les Macédoniens à chercher à
développer une entité albanaise à l’ouest du pays, que les Albanais
pourraient gérer en leur propre intérêt ».
Autrement dit, la manipulation du soi-disant risque « séparatiste »
par le pouvoir macédonien peut créer réellement un courant d’opinion
favorable à la séparation au sein de la population albanaise car leurs
droits démocratiques sont systématiquement déniés par le pouvoir.
Les puissances internationales sont également responsables
Comme il a été dit plus haut, les puissances de l’UE sont largement
responsables de l’évolution réactionnaire de la situation, car elles ont
permis que le gouvernement corrompu de Gruevski ne tombe pas en 2015,
quand des mobilisations massives exigeaient son départ suite au scandale
des écoutes illégales. Comme écrit Adela Gjorgjioska sur LeftEast, l’UE a « aidé
à légitimer le VMRO-DPMNE en lui permettant de négocier sa sortie face
aux manifestations de masse de 2015 et 2016 et de s’accrocher au pouvoir
pendant deux ans de plus après que le soulèvement des masses contre son
règne criminel ait commencé ».
Aujourd’hui, l’UE et les États-Unis protestent contre l’attitude du
président Ivanov et en appellent au respect de l’État de droit. La Haute
Représentante aux affaires étrangères de l’UE, Federica Mogherini, a
même visité la région la semaine dernière pour essayer de calmer les
tensions. Mais les pressions occidentales semblent avoir de moins en
moins d’effet. C’est précisément pour cela que tout le monde craint une
escalade qui débouche sur une situation incontrôlable.
Quant à la Russie, elle soutient le président Ivanov et le parti de Gruevski face au soi-disant « séparatisme albanais ».Le
Kremlin n’hésite pas à relayer le discours nationaliste du pouvoir
macédonien, déplaçant l’axe du débat sur ce terrain aussi dangereux et
explosif. Poutine et son gouvernement cherchent en réalité à occuper des
positions dans la région pour améliorer leur rapport de force face aux
puissances occidentales. Poutine démontre encore une fois son caractère
réactionnaire dans la région, prêt à attiser des tensions nationalistes
afin de protéger les intérêts du capitalisme russe. Et cela dans un
contexte où dans la région il existe plusieurs crises et conflits
ouverts, potentiellement dangereux.
Que ce soit le VMRO-DPMNE de Gruevski, soutenu maintenant par Poutine
mais qui a su être complètement servile aux impérialistes occidentaux
en appliquant leur politique anti-réfugiés, les sociaux-démocrates ou
les partis albanais, ils défendent tous un ordre corrompu contre les
travailleurs et les classes populaires. Tous ont participé au sauvetage
du régime et, en dernière instance, du parti de Gruevski quand les
masses étaient dans les rues. Il est évident que si les travailleurs,
les jeunes et l’ensemble des classes populaires n’interviennent pas de
façon indépendante de toutes ces forces, en mettant en avant leurs
propres revendications sociales, démocratiques, structurelles comme
l’égalité pour tous les groupes nationaux, cette crise va être
capitalisée et déviée à leur défaveur. L’histoire des Balkans a déjà
largement démontré de quoi sont capables les classes dominantes et leurs
« sponsors » internationaux pour préserver leurs privilèges. Il s’agit
absolument de les empêcher de recommencer.
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