14.2.17

Roumanie. Les mobilisations se poursuivent, mais qui veut en tirer profit ?


Philippe Alcoy

Les mobilisations massives en Roumanie contre le décret pro-corruption du gouvernement ont attiré l’attention de toute la presse internationale. Ce sont les manifestations les plus fortes depuis la chute du régime de Nicolae Ceausescu en 1989. Le gouvernement a dû reculer face à la rue. Cependant, les manifestations continuent et ce weekend près de 80 000 personnes sont à nouveau descendues dans la rue pour exiger la démission de celui-ci. Parallèlement il y a des secteurs des classes dominantes qui essayent d’en tirer profit. La Roumanie se dirige-t-elle vers une situation « à la brésilienne » ?

En effet, face à une tentative de la coalition au pouvoir de dépénaliser des délits légers de corruption et d’abus de pouvoir, qui allaient bénéficier directement aux politiciens du gouvernement et notamment le chef des sociaux-démocrates au parlement Liviu Dragnea, la réaction a été spontanée et immédiate. Des milliers des personnes ont pris les rues, dimanche 5 février étant le point le plus élevé avec près de 600 000 manifestants dans tout le pays.

Cependant, dès le début différentes fractions des classes dominantes ont essayé d’utiliser les mobilisations contre leurs fractions rivales. C’est le cas notamment du président roumain, Klaus Iohannis du Parti National Libéral (PNL), partenaire du PSD au pouvoir jusqu’en 2014. Celui-ci a pris part dans certaines manifestations et exprimé son soutien au mouvement. On ne peut pas écarter la possibilité que le PNL soit en train d’essayer de se renforcer après sa défaite aux élections législatives de décembre dernier où il a obtenu 20% contre 45% pour le PSD.

Mais rien ne peut assurer que le président Iohannis et le PNL, ainsi que les autres partis d’opposition, pourront tirer pleinement profit de cette situation. Le taux d’abstentionnisme de 60% aux élections de décembre exprime un dégout profond de l’ensemble des partis politiques.

Cependant, il y a un autre acteur qui pourrait sortir renforcé de cette crise, notamment en raison de son apparence « apolitique » : la Direction Nationale Anticorruption (DNA), l’organe chargé de mener « la lutte contre la corruption », dont sa directrice Laura Kovesi est devenue une figure très populaire dans le pays. Ainsi, il n’était pas rare de voir dans les manifestations des pancartes et des slogans exigeant que l’on ne « touche pas à la DNA », que l’on poursuive « la campagne anticorruption  », etc. C’est en ce sens aussi que ce sont prononcés plusieurs dirigeants de l’UE qui utilisent de façon hypocrite la « lutte sans fin » contre la corruption pour renforcer leur domination sur le pays.

Or, comme explique le philosophe marxiste roumano-hongrois Gaspar Miklos Tamas dans une interview : « la corruption [en Roumanie] est, évidement, endémique et immense, mais la campagne anti-corruption dirigée par une partie de la bureaucratie non-élue, depuis les procureurs jusqu’aux services secrets, agit d’une façon arbitraire ». D’autres détracteurs de l’action de la DNA dénoncent des agissements arbitraires et en connivence avec certains juges et membres des services secrets.

C’est effectivement cette institution, ce que l’on pourrait appeler le « parti judiciaire », qui semble le plus à même de se renforcer. D’ailleurs, le parlement vient de soutenir, à l’unanimité, l’initiative du président Iohannis de soumettre à un référendum la « poursuite de la lutte contre la corruption ». Un tel référendum ne pourrait que donner un « soutien populaire » massif à cette institution non moins corrompue qu’est la Justice et notamment la DNA. Cependant, cela peut exprimer un accord pour mettre fin aux mobilisations qui pourraient échapper au contrôle des uns comme des autres.

En ce sens on ne peut pas s’empêcher de faire quelques parallèles avec la situation brésilienne où le « parti judiciaire », complètement corrompu et lié aux intérêts de l’impérialisme, a été l’acteur principal du coup d’Etat institutionnel contre le gouvernement Dilma Roussef. Et cela indépendamment du fait que ce soit le gouvernement du PT lui-même, à travers ses méthodes corrompues et ses mesures anti-ouvrières, qui ait posé les bases du mécontentement populaire qui renforçait à son tour le pouvoir judiciaire. Au Brésil les manifestations « contre la corruption » étaient composées essentiellement des classes moyennes aisées et de la bourgeoisie. En Roumanie, il semble que ces secteurs des classes moyennes donnent politiquement le ton aux mobilisations également. Cela pourrait expliquer la place donnée justement à la DNA et à la justice.

Cependant, il n’est pas du tout encore dit que la situation en Roumanie aille jusqu’à la destitution du gouvernement par la bureaucratie judiciaire, ni que celle-ci gagne le rôle politique que le pouvoir judiciaire a gagné au Brésil. Cependant une chose est sûre : comme au Brésil, tant que les travailleurs n’interviendront de façon indépendante dans cette crise, il sera très difficile qu’ils puissent échapper au choix de s’aligner derrière l’une ou l’autre fraction des classes dominantes.

La lutte contre la corruption relève elle-même d’une logique très hypocrite et cynique de la part notamment de l’impérialisme et ses partenaires locaux. En effet, la corruption était nécessaire au début des années 1990 pour que le processus de restauration capitaliste soit rapide en Roumanie et dans l’ensemble des pays de la région. Les impérialistes n’avaient pas d’autres alliés que des membres de la bureaucratie politique, des cadres et des directeurs d’entreprises nationalisées voulant profiter de leurs positions dans l’appareil d’Etat lors des privatisations des richesses nationales produites collectivement.

En ce sens, la corruption est une « marque de fabrique » de ces régimes dits postsocialistes. Les impérialistes en sont complices mais utilisent la lutte contre la corruption comme une façon de chantage contre tous les gouvernements de la région. C’est pour cela que pour les travailleurs et les opprimés il ne s’agit pas de lutter contre la corruption de façon abstraite mais de s’attaquer à ce système qui repose sur la corruption des dominants au détriment des dominés. Mais cela exige justement une totale indépendance des différentes fractions capitalistes, de l’impérialisme et des institutions et organismes de l’Etat.

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