Philippe Alcoy
2017 marque le centenaire de la Révolution d’Octobre en
Russie. Cent ans après, non seulement le même système ébranlé par les Bolcheviks,
les ouvriers et les paysans russes est toujours là, mais la restauration du
capitalisme dans l’ex URSS au début des années 1990 a signifié une grande
défaite pour l’ensemble des opprimés et des exploités à l’échelle mondiale. L’une
des expressions les plus claires de ce recul est sans aucun doute la situation
des femmes des pays issus de l’ex URRS et de l’ancien « bloc
socialiste ». C’est pour cela que je republie ci-dessous cet article écrit en 2010 sur les effets de la révolution et de la contre-révolution sur
les rapports de genre et de classe vingt ans après le début de la restauration capitaliste. Il s’agit en effet d’une introduction à une
réflexion essayant de mettre en lumière les liens étroits entre le capitalisme
et l’oppression de genre à travers l’exemple de la révolution russe, sa
dégénérescence et du processus de restauration capitaliste des années 1990
plutôt que d’une recherche achevée.
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En novembre 2009 s’est célébrée à Berlin
une « grande fête de la démocratie » à laquelle ont pris part
plusieurs chefs d’Etats et de gouvernement et dirigeants du monde entier pour
commémorer les 20 ans de la chute du Mur de Berlin, l’effondrement des régimes staliniens
dits « communistes » et le « retour de la démocratie en
Europe ». Des litres d’encre, des centaines d’heures à la TV et à la radio
et des millions d’euros ont été dépensés pour l’occasion. Tout le monde avait
son mot à dire. La Commission Européenne a même fait une vidéo intitulée
« 1989-2009 : 20 ans de liberté » où l’on « illustre
les bienfaits d’une Europe unifiée. L’histoire est symbolique : un garçon
naît alors que l’on démolit le mur de Berlin et va grandir dans une Union
européenne sans frontières. Le film s’achève sur une image de la Porte de
Brandebourg, devant laquelle un groupe de jeunes, issus de différents pays
européens, se donnent rendez-vous pour fêter le vingtième anniversaire du jeune
homme »[1].
Mais au-delà des beaux discours sur
« l’unité », la « démocratie » et la « liberté »,
la réalité c’est que ces 20 ans de « transition vers des économies de
marché » dans les ex Etats Ouvriers bureaucratisés d’Europe Centrale et de
l’Est ont été avant tout un recul social, culturel et économique historique
pour les classes populaires de ces pays. En effet, chômage de masse, augmentation
inouïe des inégalités sociales, traite d’êtres humains, précarisation et
dégradation des conditions de travail, baisse du niveau de vie, détérioration
des services publics de la santé et de l’éducation, développement de classes
dominantes locales enrichies à travers des privatisations corrompues et liées à
des réseaux mafieux, montée du nationalisme et de conflits armés brutaux
(ex-Yougoslavie), sont quelques unes des conséquences de ce processus.
Dans cette période les femmes ont été
particulièrement touchées, notamment celles des classes populaires. En effet,
la restauration capitaliste s’est accompagnée de la perte d’acquis sociaux et de
droits démocratiques fondamentaux pour celles-ci : fermeture de crèches et
garderies d’Etat, augmentation massive du chômage parmi les femmes et même
remise en cause du droit à l’IVG gratuit et sûr. Précisément, concernant le
droit des femmes à disposer de leurs corps, Wanda Nowicka de la Fédération pour
les Femmes et le planning familial de Pologne, malgré une vision qui enjolive
la démocratie capitaliste est obligée d’avouer : « c’est au moment
où la Pologne retrouve sa liberté et la démocratie que les Polonaises, elles,
perdent le droit de choisir leur destin »[2].
****
Dans cet article, nous partons de quatre
hypothèses. La première est que l’oppression de genre trouve ses sources dans
les conditions matérielles de la vie sociale, c’est-à-dire dans les conditions
matérielles de la transformation de la nature, de la production de richesses et
de la reproduction sociale. En ce sens, sous le capitalisme, l’oppression de
genre, bien qu’héritée du passé, est adaptée et prend une forme particulière et
fondamentale pour le fonctionnement du capitalisme. C’est ainsi que
l’oppression de genre et de classe s’entrecroisent et se combinent, parfois de
manière contradictoire, tout comme avec d’autres types d’oppression (nationale,
de race). De cette façon, la lutte contre l’oppression des femmes implique
lutter contre le capitalisme et vice-versa, sans tomber pour autant dans l’idée
fausse selon laquelle une fois le capitalisme renversé, tous les préjugés
sexistes, racistes et autres disparaîtront mécaniquement. Le renversement du
capitalisme c’est une condition nécessaire pour mettre fin à l’oppression de
genre mais pas suffisante.
La deuxième hypothèse concerne le
renversement du capitalisme et l’instauration d’Etats ouvriers dans l’histoire
comme première tentative d’avancer vers la libération des femmes du joug
patriarcal. En effet, on considère que malgré l’existence d’une caste bureaucratique
privilégiée à la tête des ex Etats Ouvriers stalinisés de l’Est européen,
ceux-ci par leurs caractéristiques (notamment la socialisation des moyens de
production, la planification de l’économie et le monopole du commerce
extérieur) représentaient une organisation sociale permettant de poser les
bases matérielles pour une amélioration de la position des femmes dans la
société (insertion des femmes dans le système productif, obtention de droits
démocratiques fondamentaux comme l’IVG gratuit et sûr, accès aux crèches et
garderies prises en charge par les entreprises d’Etat, abolition de la tutelle
patriarcale et maritale, etc.).
La troisième hypothèse c’est que ces
bureaucraties, ayant un caractère contre-révolutionnaire et ayant exproprié
politiquement la classe ouvrière et les classes populaires devenait
objectivement (et même subjectivement) les agents du capitalisme au sein de ces
Etats ouvriers. Les bureaucraties constituaient en effet un danger pour les
conquêtes sociales et économiques des travailleuses et des travailleurs. En ce
sens, elles représentaient un obstacle pour aller plus loin dans l’émancipation
des femmes et des opprimés et exploités en général. En effet, sur plusieurs
aspects l’existence de la bureaucratie dirigeante favorisera la survie des
idées patriarcales et la mise en place de politiques oppressives contre les
femmes (interdiction de l’IVG, exaltation de la figure de la
« mère », entre autres).
Enfin, la quatrième hypothèse est que la
restauration du capitalisme, largement dirigée par des secteurs des
bureaucraties elles-mêmes, dans l’ex URSS et dans les pays de l’Est européen a
constitué une défaite historique pour les travailleurs et opprimés de ces pays
et, en dernière instance, pour ceux du monde entier. Ainsi, les femmes ont été parmi
les premières et principales victimes du chômage, de la pauvreté et du retour
en force des idées réactionnaires comme le patriarcat.
Capitalisme, oppression de genre et la révolution Russe de 1917
Le capitalisme n’a évidemment pas
« inventé » l’oppression des femmes, il l’a hérité du passé.
Cependant, l’oppression des femmes prend un caractère particulier sous ce mode
de production et en devient un élément fondamental. En effet, « le
capitalisme, basé sur l’exploitation et l’oppression de millions d’individus
autour de la planète (…) a intégré dans sa machine d’exploitation les femmes et
les enfants. Et bien qu’il ait poussé des millions de femmes sur le marché du
travail, mettant à terre les mythes obscurantistes qui les condamnaient à
rester exclusivement dans la sphère privée du foyer, il l’a fait pour les
exploiter doublement. (…) Le capitalisme, avec le développement de la
technologie, a rendu possible l’industrialisation et, donc, la socialisation des
tâches domestiques. Cependant, si cela n’est pas le cas aujourd’hui c’est,
justement, parce qu’une partie des profits des capitalistes repose sur le
travail domestique [nécessaire à la reproduction de la force de travail] non
payé aux travailleurs et aux travailleuses. (…) Encourager la culture
patriarcale selon laquelle les tâches ménagères sont « naturelles »
aux femmes, permet que ce « vol » des capitalistes reste invisible et
aussi que le travail domestique qui repose essentiellement sur les femmes et
les petites filles devienne invisible »[3].
Bien que cette oppression touche
l’ensemble des femmes, il serait cependant faux de considérer que les femmes
des clases dominantes subissent l’oppression de genre de la même façon que les
femmes des classes dominées. C’est pour cela que ce sont les femmes
travailleuses les premières concernées par la lutte contre le patriarcat et
contre la société capitaliste qui l’entretient. Ce n’est donc pas par hasard
qu’« au moment où on commémorait le Jour International de la Femme en
Russie, sept ans après sa création –en février 1917, d’après le calendrier
orthodoxe-, les ouvrières textiles de Petrograd sont descendues dans la rue
pour réclamer « du pain, paix et terre ». Cet évènement marquait le
début de la révolution la plus importante du XXe siècle qui débouchera sur la
prise du pouvoir par la classe ouvrière, dans le mois d’octobre de la même
année »[4].
La révolution russe d’octobre 1917 a effectivement éveillé une grande sympathie
parmi les opprimés dont beaucoup de femmes qui voyaient dans le gouvernement
des soviets un pas en avant vers leur libération des chaînes du patriarcat et
de la double oppression qui leur imposait le capitalisme.
Après la Révolution d’Octobre en effet,
les femmes russes ont obtenu, avant les femmes des pays capitalistes les plus
avancés, le droit au divorce, le droit à l’avortement, l’élimination de la
tutelle du mari, l’égalité entre le mariage légal et le concubinat, des congés
de maternité et de maladie payés... « Mais la réussite la plus
importante de la révolution n’ont pas été les lois, mais avoir posé les bases
d’un complet et réel accès des femmes aux domaines de la culture et de
l’économie. Le droit de vote des femmes aurait été peu utile si elles (…)
étaient restées les seules chargées du travail domestique, les plus limitées
dans l’accès à l’éducation, celles qui n’avaient aucun accès à la production »[5].
Cependant, l’Union Soviétique, comme toute
société de transition entre le capitalisme et le socialisme où il reste encore
beaucoup d’éléments de la vieille société, ne pouvait pas résoudre tous les
problèmes liés à l’oppression de genre d’un seul coup : « Par
malheur, la société se révéla trop pauvre et trop peu civilisée. Les ressources
réelles de l'Etat ne correspondaient pas aux plans et aux intentions du parti
communiste. La famille ne peut pas être abolie: il faut la remplacer.
L'émancipation véritable de la femme est impossible sur le terrain de la
"misère socialisée". L'expérience confirma bientôt cette dure vérité
formulée par Marx quatre-vingt ans auparavant »[6].
L’arrivée de Staline au pouvoir en 1924
marque le début de la dégénérescence bureaucratique de l’Etat ouvrier en Union
Soviétique. Le stalinisme a exproprié politiquement la classe ouvrière soviétique
et a ébranlé tous les aspects de la vie quotidienne de la population. La
domination du stalinisme aura également des conséquences profondes plis tard sur
le reste des Etats du « bloc socialiste » d’Europe de l’Est après la
fin de la Deuxième Guerre Mondiale (DGM) car ils seront créés selon le « modèle »
bureaucratique de l’URSS.
Concernant les droits des femmes,
l’arrivée de Staline au pouvoir a été un coup très dur : « En 1936 il a
interdit l’avortement, il a instauré l’octroi de médailles à la gloire
maternelle pour les femme qui auraient plus de dix enfants, il a persécuté les
homosexuels et les prostituées, il a exalté le modèle de la famille
traditionnelle et la figure du Père (…) Il a créé d’énormes différences
sociales entre les épouses des bureaucrates et les millions de femmes
travailleuses »[7]. Mais
comment et pourquoi s’est produite cette dégénérescence de l’URSS ?
Sur la dégénérescence de l’URSS
Il nous semble important de faire un petit
détour pour définir clairement le caractère social des ex Etats du dit
« bloc socialiste » pour mieux comprendre pourquoi après les
évènements de 1989-1991, et malgré la disparition des dictatures
staliniennes, le niveau de vie des travailleurs en général et des femmes en particulier
s’est profondément détériorée et pourquoi le résultat de ces évènements n’a
nullement signifié une « fête de la démocratie et de la liberté »
pour les masses populaires. En ce sens, la caractérisation faite par Léon
Trotsky de l’Union Soviétique dirigée par Staline et son appareil
bureaucratique dans les années 1930, en la définissant comme un Etat Ouvrier
dégénéré[8],
nous paraît un outil théorique fondamental.
En effet, la Révolution d’Octobre de 1917
avait instauré dans un pays semi-féodal, avec une économie majoritairement
agricole et avec un retard culturel considérable (75% de la population de
Russie était analphabète en 1917), un Etat ouvrier de transition au socialisme
dont la caractéristique principale était la socialisation des principaux moyens
de production. Marx dans ses écris avait toujours considéré que le socialisme,
comme forme supérieure d’organisation sociale, devait se développer à partir du
stade le plus élevé de la société capitaliste. Marx appelait cette phase
« stade inférieur du communisme » car elle conserverait encore
certains aspects de la société capitaliste à côté des éléments socialistes. Marx
pensait en ce sens que la révolution allait démarrer dans un pays capitaliste
avancé, même s’il n’a jamais estimé que celle-ci pouvait rester isolée et
survivre. Pourtant, la première révolution prolétarienne victorieuse à
l’échelle d’un pays a eu lieu en Russie qui n’était pas un pays capitaliste développé.
Ainsi, le caractère contradictoire que devrait avoir tout Etat de transition
était doublement renforcé dans l’URSS par son retard économique, social et
culturel.
C’est pour cette raison que les
bolchéviks, tout en considérant que l’URSS était « la première tranchée de
la révolution mondiale », pensaient que si la révolution dans les pays
capitalistes avancés, notamment d’Europe, ne venait pas au secours de l’URSS,
celle-ci serait condamnée à la perdition. La révolution en Europe ne s’est pas
produite, mais l’URSS ne s’est pas écroulée non plus. Elle a plutôt dégénérée.
Pourtant, comme disait Trotsky : « la dégénérescence ne réfute pas
la prévision, car jamais les marxistes n'ont pensé que l'Etat ouvrier en Russie
pouvait tenir indéfiniment. Nous prévoyions, il est vrai, l'écroulement de
l'Etat ouvrier plutôt que sa dégénérescence, ou plus exactement nous ne
distinguions pas nettement ces deux possibilités »[9].
Ce sont donc la misère héritée du passé et
aggravée par les six ans de guerre (la guerre mondiale [1914-1918] d’abord et
la guerre civile [1918-1920] ensuite) et l’isolement de la révolution russe qui
ont préparé le terrain pour la formation d’une couche bureaucratique au sommet
de l’Etat et l’arrivée de Staline au pouvoir en 1924. Cependant, « malgré
le caractère profondément contre-révolutionnaire du régime stalinien, Trotsky
maintenait la définition de l’URSS comme un Etat ouvrier bureaucratiquement
dégénéré, dans lequel survivaient les conquêtes sociales de la Révolution
d’Octobre, incarné dans l’économie nationalisée. Du point de vue
méthodologique, cette conception se basait sur la distinction entre régime
politique et Etat, courante dans les définitions du marxisme classique »[10].
Pour Trotsky la domination de la
bureaucratie de Moscou se basait surtout sur le plan politique et était en
forte contradiction avec l’organisation économique de l’Etat soviétique. C’est
pour cela que son pronostic à la veille de la Seconde Guerre Mondiale était que
celle-ci allait définir la situation de l’URSS : soit la bureaucratie
stalinienne avançait définitivement sur les acquis de la Révolution d’Octobre ;
soit une révolution politique renversait la bureaucratie et rétablissait le
pouvoir des soviets. Cependant, « contre les prévisions de Trotsky, les
conditions particulières que se sont établies à la fin de la Guerre ont permis
un renforcement politique, géographique, économique et militaire de la
domination bureaucratique du Kremlin. [La] caractérisation [de Trotsky] de
l’URSS comme « régime transitoire » et son pronostique (…) [ne se
sont] confirmés [qu’] à long terme ». En effet, « si
dans les années 1930 la crise mondiale limitait les possibilités de la
bureaucratie stalinienne d’avancer sur les rapports de propriété hérités de la
révolution d’Octobre ; lors des accords de Yalta, c’est l’élargissement de
sa domination et de sa source de privilège, dans le cadre d’un accord
contre-révolutionnaire global, qui lui a permis de se maintenir au pouvoir sans
avancer dans la restauration du capitalisme »[11].
En fait, le stalinisme, dans toutes ses
variantes existantes, a su étendre son influence aux pays de l’Est
européen, que l’Armée Rouge avait occupés à la fin de la DGM, et canaliser et
capitaliser grandes victoires révolutionnaires des masses en Chine, en
Yougoslavie, en Albanie, au Viêt-Nam, à Cuba[12],
non sans contradictions et même ruptures. Ces processus ont donné naissance à
des Etats ouvriers qui, à la différence de l’URSS, n’ont pas connu une période
de démocratie ouvrière, avec des organes d’auto-organisation et de démocratie
directe comme ont été les soviets en Russie en 1917. Dans ces cas, on ne peut
pas parler d’Etats ouvriers dégénérés comme dans le cas de l’URSS, mais d’Etat
ouvriers « déformés » car, calqués sur le modèle soviétique, ils
naissent déjà déformés. Cependant, le caractère de classe de ces Etats était
similaire à celui de l’Union Soviétique.
L’arrivée de Staline au pouvoir en URSS a été
profondément négative pour les femmes. Mais, là encore on constate la
contradiction entre la nature sociale de l’Etat (Etat ouvrier où l’on a
exproprié les capitalistes) et le régime politique (une dictature totalitaire
où les travailleurs ont été expropriés politiquement).
Si le régime totalitaire instauré par le stalinisme était une déformation de la
Révolution d’Octobre, les acquis qui survivaient dans l’économie nationalisée
avaient permis aux femmes de l’URSS et, par la suite, des autres Etats ouvriers
bureaucratisés d’avoir une position sociale plus avantageuse par rapport à la
plupart des pays capitalistes, y compris certains pays capitalistes avancés.
Comme dit M. Foret, chercheur en science politique à l’IEP de Toulouse, ces
sociétés « suivirent des évolutions communes au cours des années 1950
(modèle de la mère travailleuse, accès à l’IVG et, en principe, à la
contraception) puis 1970 (allongement du congé maternité et/ou extension des
systèmes de garde) (…) [Evidemment] les politiques sociales ne
furent pas exemptes de bifurcations (restriction de l’accès à l’IVG dans les
années 1970 face au déficit des naissances, sortie des femmes du monde du
travail pour faire face à la fin de la croissance industrielle), voire de
retours en arrière (interdiction de l’avortement à compter de 1968 en Roumanie) ».
Cependant, c’est dans les années 1989-91 que l’on a registré les plus dures
« atteintes aux droits «acquis» durant la période socialiste en matière
de contraception, d’accès à l’IVG et à tout un ensemble de prestations et de
services sociaux (systèmes de garde, cantines d’entreprises, allocations
familiales), de nature à renvoyer les femmes à leurs fonctions traditionnelles
dans la sphère familiale »[13].
La restauration
capitaliste : défaite historique pour les travailleurs… notamment pour les
travailleuses
Nous pouvons indiquer pour résumer trois
éléments fondamentaux qui expliquent la chute des régimes staliniens et la
restauration capitaliste dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés. La première
répond à la stagnation de la croissance des forces productives au sein de
ceux-ci. La direction bureaucratique de l’élaboration du plan économique et de
la production était devenue une entrave absolue pour l’économie soviétique car
elle rendait impossible tout droit de regard, de critique et/ou de
suggestion-initiative de la part de la population travailleuse, ce qui est
fondamentale pour qu’une économie socialisée développe ses forces productives.
Le deuxième facteur est lié au précédent.
En effet, les problèmes économiques créaient davantage un climat de
malaise dans la société et une conflictualité importante, ce qui parfois
pouvait se traduire par des révoltes de masses. Cela a provoqué, que face au
danger de révolution politique, surtout après les évènements de Pologne en
1981, les bureaucraties s’appuient davantage sur les gouvernements Occidentaux.
Finalement, le troisième facteur est lié à
la crise économique mondiale des années 70. En effet, « la chute du
taux de profit a créé d’énormes masses de capitaux qui ne trouvaient pas de
débouchés capables de les rentabiliser dans le circuit de production d’Occident
(…) L’Amérique latine, l’Asie du Sud-est et les pays de l’Est et l’URSS sont
devenus dans les années 70, les principaux pôles d’attraction de ces capitaux »[14].
Cela a créé une pression sur les bureaucraties staliniennes qui pour se
financer se sont endettées auprès des banques occidentales, arrivant à
appliquer même des « plans d’ajustement » très durs dictés par le FMI,
comme dans le cas de la Yougoslavie dans les années 1980. Cette pression des
capitaux a poussé une partie des bureaucraties dirigeantes à considérer la
restauration du capitalisme.
Les évènements de 1989-91 ont finalement
pu être contrôlés et canalisés justement par cette partie restaurationniste de
la bureaucratie soviétique et des autres pays du « bloc socialiste ».
La transition vers des « économies de marché » était inaugurée.
Les conséquences de ce processus ont été
catastrophiques. Le chômage de masses a fait dramatiquement irruption dans les
ex Etats ouvriers bureaucratisés. Ainsi, « de presque nul qu'il était
en Pologne, en Bulgarie, en Roumanie et en Hongrie, le taux de chômage [était
en 1995] entre 10 et 16 p. 100. En Hongrie (…) le chômage a quintuplé en 1991.
Du début de 1990 à mars 1992, le nombre de sans-emploi est passé de 100 000 à
plus de 4 millions (…) Le fardeau du chômage retombe pour une large part
sur les jeunes et les femmes, mais il y a aussi manifestement discrimination envers
les minorités ethniques (…) Le chômage et l'inflation ont entraîné
l'augmentation de la pauvreté au moment même où les généreux avantages sociaux
du passé étaient réduits ou éliminés »[15].
****
Les femmes sont le groupe social qui a
sans doute souffert les plus grands reculs économiques mais aussi sur le plan
de leurs droits sociaux et démocratiques fondamentaux. Cette dégradation des
conditions de vie se voit aussi dans les chiffres du chômage parmi les femmes.
A ce propos V. Moghadam signale : « En Pologne, en avril 1992, les
femmes représentaient 53 p. 100 des personnes en chômage, tandis qu'elles ne
constituaient que 45 p. 100 de la main-d'œuvre. (…) À partir du milieu de 1989
jusqu'au milieu de 1991, l'augmentation a été de 500 p. 100 chez les femmes
contre 300 p. 100 chez les hommes. Le niveau de chômage chez les femmes en
ex-RDA est deux fois supérieur à celui qui [était] observé chez les hommes [en
1995]. Parmi toutes les personnes officiellement sans emploi en Roumanie, en
septembre 1990, de 85 à 90 p. 100 étaient des femmes. En Bulgarie et en
Albanie, les femmes représentaient environ 60 p. 100 des sans-emploi. (…) à
Moscou, 80 p. 100 des sans-emploi étaient des femmes »[16].
L’explication que l’auteure avance pour comprendre les raisons de ce chômage
féminin élevé tourne autour de trois axes : a) les secteurs économiques
touchés par les fermetures d’usines d’Etat a été celui de l’industrie légère où
la main-d’œuvre féminine était très importante ; b) avec la réintroduction
du capitalisme et de la loi de la valeur comme directrice de la production, le
travail des femmes fut considéré plus cher que celui des hommes à cause
notamment des « congés de maternité », des dépenses liées à la garde
des enfants, qui dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés étaient à la charge
des entreprises d’Etat ; c) l’économie capitaliste rend possible la
discrimination sexuelle et ethnique sur le « marché de l’emploi ».
Ce fort chômage féminin a eu des
conséquences beaucoup plus lourdes pour les femmes de pays comme l’Albanie où
en 1995 on estimait que 25% de la population active avait émigrée dont 83%
étaient des hommes et 70% des jeunes de moins de 30 ans. Du coup, beaucoup de
femmes se sont trouvées à la tête de familles monoparentales sans pouvoir
trouver un emploi. Ces conditions matérielles de vie ont eu des conséquences
sur le plan personnel et familial. Par exemple, « D’après un rapport du
National Committee of Women and family et de l’UNICEF (octobre 2000), la
violence envers les femmes (caractérisée par la violence physique du conjoint,
harcèlement et intimidations voire abus sexuels dans l’environnement
professionnel, prostitution forcée), s’est accentuée durant les dix premières
années de la transition. L’apparition des réseaux de prostitution en est un
exemple »[17].
Quant au droit des femmes à disposer de
leur corps, le cas de la Pologne est paradigmatique. Le droit à l’IVG, pourtant
acquis depuis 1956, a été déclaré illégal en 1993 après la restauration
capitalise en Pologne. Le rôle de l’Eglise a été déterminant : « Bénéficiant
d’une aura considérable à la chute du communisme, celle-ci s’était fortement
impliquée en faveur du «droit à la vie» et de l’entrée en vigueur d’une loi
restrictive en matière d’IVG »[18].
Cette atteinte contre ce droit fondamental des femmes, a favorisé le
surgissement de pratiques clandestines au détriment des plus pauvres. En effet,
« outre le risque d’escroquerie (vente de fausses pilules par exemple),
l’avortement clandestin a un coût: celui-ci varierait de 1.500 à 2.500 zlotys
environ dans le cas d’un avortement chirurgical (soit entre 370 et 615 euros),
voire jusqu’à 4.000 zlotys (plus de 980 euros)[19]
(…) [Ainsi, on a créé] une discrimination entre [les femmes] qui disposent de
moyens financiers suffisants pour bénéficier de services de qualité, et les
autres »[20].
Cette législation patriarcale est le complément de la discrimination à
l’embauche pour les femmes. En effet, de plus en plus d’employeurs demandent
des certificats médicaux prouvant que la candidate n’est pas enceinte ou
demandent de signer des déclarations disant qu’elle ne prendra pas de congés
pour s’occuper de son enfant en cas de maladie.
Un autre fléau qui s’est développé ces 20
dernières années c’est le trafic d’êtres humains, destiné au travail esclave et
surtout à la prostitution : « Le trafic des femmes et la
contrebande, dans l’ensemble, sont des activités en expansion dans les pays du
Sud-Est de l’Europe. De mieux en mieux organisées, elles rapportent de plus en
plus de profits. La traite suit deux directions principales : l’une part de
Moldavie, de Roumanie et d’Ukraine et prend les routes du Nord à travers la
Roumanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et/ou la Croatie. L’autre route
passe par le Kosovo, l’Albanie, la Macédoine et le Monténégro vers l’Italie et
les autres pays occidentaux »[21].
Dans cette région où la restauration
capitaliste a été marquée par des conflits armées particulièrement violents,
l’intervention des « missions de paix », avec une présence prolongée
de milliers de soldats hommes, a contribué aussi au développement de réseaux de
prostitution : « Le bombardement du Kosovo et de la Serbie par
l’OTAN a eu lieu des années après la "résolution" d’autres conflits
sous la contrainte d’une présence militaire internationale. C’est un fait
corroboré par les militaires eux-mêmes, les soldats trouvent normal que des
femmes leur soient fournies et si les femmes du pays ne sont pas facilement
"accessibles", alors transporter des femmes d’ailleurs se justifie »[22].
20 ans ce n’est rien…
En effet, ce qui caractérise le monde
vingt ans après les évènements de 1989-91 ce n’est pas la « démocratie et
la liberté », mais la crise, le chômage, l’exploitation, les guerres, la
famine… Comme on a vu, les effets de la réintroduction du capitalisme dans les
ex Etats ouvriers bureaucratisés a été socialement, économiquement et
culturellement catastrophique. En ce sens, on peut la qualifier comme une
défaite historique pour la classe ouvrière non soviétique et est-européen mais
aussi mondiale.
En effet, la nationalisation des moyens de
production, la planification de l’économie (même bureaucratiquement) et le
monopole du commerce extérieur, entre autres, ont permis à ces Etats de se
développer économiquement et culturellement comme ils n’auraient jamais pu le faire sous le capitalisme dans le même laps
de temps. Seulement, ce développement était fortement entravé par
l’existence d’une bureaucratie qui, exerçant sa domination à travers des
méthodes brutales et antisocialistes, minait les bases progressistes de l’Etat
ouvrier. Cette oppression politique conjuguée aux difficultés économiques, ont
créé la volonté légitime parmi les masses de se débarrasser de l’appareil
stalinien. Regrettablement, cet objectif a pu être capitalisé au début des années
1990 par une partie de la bureaucratie stalinienne qui s’était résolue à passer
ouvertement dans le camp du capitalisme et par les courants pro-impérialistes.
Pour les femmes la détérioration de leurs
conditions de vie au niveau économique, des droits sociaux et démocratiques
fondamentaux, est l’une des démonstrations les plus claires de la brutalité
avec laquelle le capitalisme a fait irruption dans les ex Etats ouvriers
bureaucratisés de l’Est de l’Europe. Cela montre également l’intime relation qu’existe
entre exploitation capitaliste et oppression de genre où la restauration du
capitalisme n’a signifié que plus d’oppression pour les femmes. En même temps,
l’existence de bureaucraties staliniennes dans cet ensemble de pays a préparé
non seulement les conditions de la restauration du capitalisme mais aussi
celles de la montée des idées patriarcales et les préjugés sexistes.
Cependant, si l’on revient au jeune de 20
ans de la vidéo de la Commission Européenne, on pourrait presque lui dire : « ne
t’inquiètes pas, 20 ans ce n’est rien ! Ce n’est pas parce que tu as vu
pendant toute ta vie les travailleurs, les jeunes, les femmes être humiliés,
exploités, opprimés et subir de lourdes défaites, que cela va durer
éternellement. Les travailleurs se lèveront et lutteront pour récupérer tout ce
que l’on leur a volé… même leur histoire ! ».
Mai 2010.
NOTES
[1]
Newropeans Magazine, « Bulgarie : 20 ans après la chute du communisme, qui
veut danser une « Dernière valse » ? », 19/6/2009 (http://www.newropeans-magazine.org/content/view/9573/121/).
[2]
BONNET Amélie, « 17 ans de loi anti-avortement en Pologne : ça
suffit ! », 15/1/2010, in revue Regard sur l’Est, dossier N°
53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1042).
[3] A. D’Atri, « Pan y Rosas », Ediciones las Armas de la crítica,
2004, page 22.
[4]
Idem, p. 16.
[5]
Idem, page 89.
[6]
L. Trotsky, « La révolution trahie » (http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp7.htm).
[7] A. D’Atri, “Patriarcado, capitalismo y socialismo”, 9/3/08 (http://www.pyr.org.ar/spip.php?article324).
[8]
Trotsky a développé cette conception surtout dans « La révolution
trahie » (1936 ; http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp.htm)
et en « Défense du marxisme » (1939 ; http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/defmarx/dmtitle.htm).
Pour une polémique sur le caractère social de l’Etat soviétique avec notamment
les conceptions de « capitalisme d’Etat » et de « collectivisme
bureaucratique », voir C. CInatti, « La actualidad del análisis de
Trotsky frente a las nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al
socialismo », Estratégia Internacional, 25/11/2005 (http://www.ft-ci.org/article.php3?id_article=118?lang=es).
[9]
L. Trotsky, “L’URSS dans la guerre”, 1937 ; in « Défense du
marxisme ».
[10] C. Cinatti, « La actualidad del análisis de Trotsky frente a las
nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al socialismo ».
[11] Juan Chingo et Emilio Albamonte, « Restauración capitalista y
‘carrera de velocidad’ entre revolución y contrarevolución a fines del siglo
XX”, Estrategia Internacional N° 8, mai-juin 1998 (http://www.ft.org.ar/estrategia/ei8/ei8dossier.html).
[12]
Cela ne voulait pas dire que le stalinisme était devenu une force progressiste
révolutionnaire car son rôle a consisté surtout en contenir ces mouvements
révolutionnaires pour qu’ils ne puissent pas échapper à son contrôle et étendre
la révolution au-delà des frontières nationales et remettre en question l’ordre
mondial établi à Yalta. En outre, il est aussi très important de remarquer le
rôle ouvertement contre-révolutionnaire du stalinisme dans plusieurs processus
révolutionnaires avant et après la DGM. Quant à la nationalisation des moyens
de production dans les pays occupés par l’Armée Rouge, Trotsky considérait déjà
en 1937 que : « Il est plus vraisemblable (…) que dans les
territoires qui doivent être incorporés à l'U.R.S.S., le gouvernement de Moscou
procédera à l'expropriation des grands propriétaires et à l'étatisation des
moyens de production. Cette orientation est plus probable non parce que la
bureaucratie reste fidèle au programme socialiste, mais parce qu'elle ne veut
ni ne peut partager le pouvoir et les privilèges qui en découlent avec les
anciennes classes dirigeantes dans les territoires occupés. Ici une analogie se
présente d'elle-même. Le premier Bonaparte arrêta la révolution au moyen d'une
dictature militaire. Toutefois, lorsque les troupes françaises envahirent la
Pologne, Napoléon signa un décret stipulant: "Le servage est aboli".
Cette mesure n'était dictée ni par les sympathies de Napoléon pour les paysans,
ni par des principes démocratiques, mais par le fait que la dictature
bonapartiste s'appuyait sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux.
Etant donné que la dictature bonapartiste de Staline s'appuie sur la propriété
d'Etat et non sur la propriété privée, l'invasion de la Pologne par l'Armée
rouge doit, dans ces conditions, entraîner l'abolition de la propriété privée
capitaliste, afin d'aligner le régime des territoires occupés sur celui de
l'U.R.S.S. » (« L’URSS dans la guerre »).
[13]
Maxime FOREST; « Transition et genre en Europe centrale :
chronique d’une régression annoncée ? », 15/1/2010, in revue Regard
sur l’Est, dossier N° 53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1047).
[14] Juan Chingo et Emilio Albamonte,
« Restauración capitalista…”, Op. Cit.
[15]
Valentine MOGHADAM, « Restructuration économique, politiques identitaires
et rapports sociaux de sexe en Europe centrale de l’Est et au
Moyen-Orient-Afrique du Nord » ; Recherches féministes, vol. 8, n° 1,
1995, p. 35-49 (http://id.erudit.org/iderudit/057818ar).
[16]
Valentine MOGHADAM,
« Restructuration économique, politiques identitaires… », Op. cit.
[17]
Fatime NEZIROSKI, « Les femmes en Albanie : actrices du développement
en devenir ? » ; 15/1/2010, in revue Regard sur l’Est,
dossier N° 53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1041).
[18]
Amélie BONNET, « 17 ans de loi
anti-avortement… », op.cit.
[19]
Le salaire mensuel moyen s’élevait à
3.190 zlotys bruts (784 euros) en 2009, le salaire minimum à 1.276 zlotys bruts
(soit 351 euros).
[20]
Idem.
[21]
Corrin C., Le trafic des femmes dans l’Europe du Sud-Est. Particularités
locales, généralités internationales, Travail, genre et sociétés 2003/2,
N° 10, p. 83-106 (http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=TGS&ID_NUMPUBLIE=TGS_010&ID_ARTICLE=TGS_010_0083).
[22]
Idem.
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