20.1.17

Conséquences de la Révolution d’Octobre, de sa dégénérescence et de la restauration capitaliste sur les rapports de genre et de classe




Philippe Alcoy

2017 marque le centenaire de la Révolution d’Octobre en Russie. Cent ans après, non seulement le même système ébranlé par les Bolcheviks, les ouvriers et les paysans russes est toujours là, mais la restauration du capitalisme dans l’ex URSS au début des années 1990 a signifié une grande défaite pour l’ensemble des opprimés et des exploités à l’échelle mondiale. L’une des expressions les plus claires de ce recul est sans aucun doute la situation des femmes des pays issus de l’ex URRS et de l’ancien « bloc socialiste ». C’est pour cela que je republie ci-dessous cet article écrit en 2010 sur les effets de la révolution et de la contre-révolution sur les rapports de genre et de classe vingt ans après le début de la restauration capitaliste. Il s’agit en effet d’une introduction à une réflexion essayant de mettre en lumière les liens étroits entre le capitalisme et l’oppression de genre à travers l’exemple de la révolution russe, sa dégénérescence et du processus de restauration capitaliste des années 1990 plutôt que d’une recherche achevée.

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En novembre 2009 s’est célébrée à Berlin une « grande fête de la démocratie » à laquelle ont pris part plusieurs chefs d’Etats et de gouvernement et dirigeants du monde entier pour commémorer les 20 ans de la chute du Mur de Berlin, l’effondrement des régimes staliniens dits « communistes » et le « retour de la démocratie en Europe ». Des litres d’encre, des centaines d’heures à la TV et à la radio et des millions d’euros ont été dépensés pour l’occasion. Tout le monde avait son mot à dire. La Commission Européenne a même fait une vidéo intitulée « 1989-2009 : 20 ans de liberté » où l’on « illustre les bienfaits d’une Europe unifiée. L’histoire est symbolique : un garçon naît alors que l’on démolit le mur de Berlin et va grandir dans une Union européenne sans frontières. Le film s’achève sur une image de la Porte de Brandebourg, devant laquelle un groupe de jeunes, issus de différents pays européens, se donnent rendez-vous pour fêter le vingtième anniversaire du jeune homme »[1].

Mais au-delà des beaux discours sur « l’unité », la « démocratie » et la « liberté », la réalité c’est que ces 20 ans de « transition vers des économies de marché » dans les ex Etats Ouvriers bureaucratisés d’Europe Centrale et de l’Est ont été avant tout un recul social, culturel et économique historique pour les classes populaires de ces pays. En effet, chômage de masse, augmentation inouïe des inégalités sociales, traite d’êtres humains, précarisation et dégradation des conditions de travail, baisse du niveau de vie, détérioration des services publics de la santé et de l’éducation, développement de classes dominantes locales enrichies à travers des privatisations corrompues et liées à des réseaux mafieux, montée du nationalisme et de conflits armés brutaux (ex-Yougoslavie), sont quelques unes des conséquences de ce processus.

Dans cette période les femmes ont été particulièrement touchées, notamment celles des classes populaires. En effet, la restauration capitaliste s’est accompagnée de la perte d’acquis sociaux et de droits démocratiques fondamentaux pour celles-ci : fermeture de crèches et garderies d’Etat, augmentation massive du chômage parmi les femmes et même remise en cause du droit à l’IVG gratuit et sûr. Précisément, concernant le droit des femmes à disposer de leurs corps, Wanda Nowicka de la Fédération pour les Femmes et le planning familial de Pologne, malgré une vision qui enjolive la démocratie capitaliste est obligée d’avouer : « c’est au moment où la Pologne retrouve sa liberté et la démocratie que les Polonaises, elles, perdent le droit de choisir leur destin »[2].

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Dans cet article, nous partons de quatre hypothèses. La première est que l’oppression de genre trouve ses sources dans les conditions matérielles de la vie sociale, c’est-à-dire dans les conditions matérielles de la transformation de la nature, de la production de richesses et de la reproduction sociale. En ce sens, sous le capitalisme, l’oppression de genre, bien qu’héritée du passé, est adaptée et prend une forme particulière et fondamentale pour le fonctionnement du capitalisme. C’est ainsi que l’oppression de genre et de classe s’entrecroisent et se combinent, parfois de manière contradictoire, tout comme avec d’autres types d’oppression (nationale, de race). De cette façon, la lutte contre l’oppression des femmes implique lutter contre le capitalisme et vice-versa, sans tomber pour autant dans l’idée fausse selon laquelle une fois le capitalisme renversé, tous les préjugés sexistes, racistes et autres disparaîtront mécaniquement. Le renversement du capitalisme c’est une condition nécessaire pour mettre fin à l’oppression de genre mais pas suffisante.

La deuxième hypothèse concerne le renversement du capitalisme et l’instauration d’Etats ouvriers dans l’histoire comme première tentative d’avancer vers la libération des femmes du joug patriarcal. En effet, on considère que malgré l’existence d’une caste bureaucratique privilégiée à la tête des ex Etats Ouvriers stalinisés de l’Est européen, ceux-ci par leurs caractéristiques (notamment la socialisation des moyens de production, la planification de l’économie et le monopole du commerce extérieur) représentaient une organisation sociale permettant de poser les bases matérielles pour une amélioration de la position des femmes dans la société (insertion des femmes dans le système productif, obtention de droits démocratiques fondamentaux comme l’IVG gratuit et sûr, accès aux crèches et garderies prises en charge par les entreprises d’Etat, abolition de la tutelle patriarcale et maritale, etc.).
           
La troisième hypothèse c’est que ces bureaucraties, ayant un caractère contre-révolutionnaire et ayant exproprié politiquement la classe ouvrière et les classes populaires devenait objectivement (et même subjectivement) les agents du capitalisme au sein de ces Etats ouvriers. Les bureaucraties constituaient en effet un danger pour les conquêtes sociales et économiques des travailleuses et des travailleurs. En ce sens, elles représentaient un obstacle pour aller plus loin dans l’émancipation des femmes et des opprimés et exploités en général. En effet, sur plusieurs aspects l’existence de la bureaucratie dirigeante favorisera la survie des idées patriarcales et la mise en place de politiques oppressives contre les femmes (interdiction de l’IVG, exaltation de la figure de la « mère », entre autres).
           
Enfin, la quatrième hypothèse est que la restauration du capitalisme, largement dirigée par des secteurs des bureaucraties elles-mêmes, dans l’ex URSS et dans les pays de l’Est européen a constitué une défaite historique pour les travailleurs et opprimés de ces pays et, en dernière instance, pour ceux du monde entier. Ainsi, les femmes ont été parmi les premières et principales victimes du chômage, de la pauvreté et du retour en force des idées réactionnaires comme le patriarcat.

Capitalisme, oppression de genre et la révolution Russe de 1917

Le capitalisme n’a évidemment pas « inventé » l’oppression des femmes, il l’a hérité du passé. Cependant, l’oppression des femmes prend un caractère particulier sous ce mode de production et en devient un élément fondamental. En effet, « le capitalisme, basé sur l’exploitation et l’oppression de millions d’individus autour de la planète (…) a intégré dans sa machine d’exploitation les femmes et les enfants. Et bien qu’il ait poussé des millions de femmes sur le marché du travail, mettant à terre les mythes obscurantistes qui les condamnaient à rester exclusivement dans la sphère privée du foyer, il l’a fait pour les exploiter doublement. (…) Le capitalisme, avec le développement de la technologie, a rendu possible l’industrialisation et, donc, la socialisation des tâches domestiques. Cependant, si cela n’est pas le cas aujourd’hui c’est, justement, parce qu’une partie des profits des capitalistes repose sur le travail domestique [nécessaire à la reproduction de la force de travail] non payé aux travailleurs et aux travailleuses. (…) Encourager la culture patriarcale selon laquelle les tâches ménagères sont « naturelles » aux femmes, permet que ce « vol » des capitalistes reste invisible et aussi que le travail domestique qui repose essentiellement sur les femmes et les petites filles devienne invisible »[3].

Bien que cette oppression touche l’ensemble des femmes, il serait cependant faux de considérer que les femmes des clases dominantes subissent l’oppression de genre de la même façon que les femmes des classes dominées. C’est pour cela que ce sont les femmes travailleuses les premières concernées par la lutte contre le patriarcat et contre la société capitaliste qui l’entretient. Ce n’est donc pas par hasard qu’« au moment où on commémorait le Jour International de la Femme en Russie, sept ans après sa création –en février 1917, d’après le calendrier orthodoxe-, les ouvrières textiles de Petrograd sont descendues dans la rue pour réclamer « du pain, paix et terre ». Cet évènement marquait le début de la révolution la plus importante du XXe siècle qui débouchera sur la prise du pouvoir par la classe ouvrière, dans le mois d’octobre de la même année »[4]. La révolution russe d’octobre 1917 a effectivement éveillé une grande sympathie parmi les opprimés dont beaucoup de femmes qui voyaient dans le gouvernement des soviets un pas en avant vers leur libération des chaînes du patriarcat et de la double oppression qui leur imposait le capitalisme.
           
Après la Révolution d’Octobre en effet, les femmes russes ont obtenu, avant les femmes des pays capitalistes les plus avancés, le droit au divorce, le droit à l’avortement, l’élimination de la tutelle du mari, l’égalité entre le mariage légal et le concubinat, des congés de maternité et de maladie payés... « Mais la réussite la plus importante de la révolution n’ont pas été les lois, mais avoir posé les bases d’un complet et réel accès des femmes aux domaines de la culture et de l’économie. Le droit de vote des femmes aurait été peu utile si elles (…) étaient restées les seules chargées du travail domestique, les plus limitées dans l’accès à l’éducation, celles qui n’avaient aucun accès à la production »[5].
           
Cependant, l’Union Soviétique, comme toute société de transition entre le capitalisme et le socialisme où il reste encore beaucoup d’éléments de la vieille société, ne pouvait pas résoudre tous les problèmes liés à l’oppression de genre d’un seul coup : « Par malheur, la société se révéla trop pauvre et trop peu civilisée. Les ressources réelles de l'Etat ne correspondaient pas aux plans et aux intentions du parti communiste. La famille ne peut pas être abolie: il faut la remplacer. L'émancipation véritable de la femme est impossible sur le terrain de la "misère socialisée". L'expérience confirma bientôt cette dure vérité formulée par Marx quatre-vingt ans auparavant »[6].

L’arrivée de Staline au pouvoir en 1924 marque le début de la dégénérescence bureaucratique de l’Etat ouvrier en Union Soviétique. Le stalinisme a exproprié politiquement la classe ouvrière soviétique et a ébranlé tous les aspects de la vie quotidienne de la population. La domination du stalinisme aura également des conséquences profondes plis tard sur le reste des Etats du « bloc socialiste » d’Europe de l’Est après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale (DGM) car ils seront créés selon le « modèle » bureaucratique de l’URSS.

Concernant les droits des femmes, l’arrivée de Staline au pouvoir a été un coup très dur : « En 1936 il a interdit l’avortement, il a instauré l’octroi de médailles à la gloire maternelle pour les femme qui auraient plus de dix enfants, il a persécuté les homosexuels et les prostituées, il a exalté le modèle de la famille traditionnelle et la figure du Père (…) Il a créé d’énormes différences sociales entre les épouses des bureaucrates et les millions de femmes travailleuses »[7]. Mais comment et pourquoi s’est produite cette dégénérescence de l’URSS ?

Sur la dégénérescence de l’URSS
           
Il nous semble important de faire un petit détour pour définir clairement le caractère social des ex Etats du dit « bloc socialiste » pour mieux comprendre pourquoi après les évènements de 1989-1991, et  malgré la disparition des dictatures staliniennes, le niveau de vie des travailleurs en général et des femmes en particulier s’est profondément détériorée et pourquoi le résultat de ces évènements n’a nullement signifié une « fête de la démocratie et de la liberté » pour les masses populaires. En ce sens, la caractérisation faite par Léon Trotsky de l’Union Soviétique dirigée par Staline et son appareil bureaucratique dans les années 1930, en la définissant comme un Etat Ouvrier dégénéré[8], nous paraît un outil théorique fondamental.

En effet, la Révolution d’Octobre de 1917 avait instauré dans un pays semi-féodal, avec une économie majoritairement agricole et avec un retard culturel considérable (75% de la population de Russie était analphabète en 1917), un Etat ouvrier de transition au socialisme dont la caractéristique principale était la socialisation des principaux moyens de production. Marx dans ses écris avait toujours considéré que le socialisme, comme forme supérieure d’organisation sociale, devait se développer à partir du stade le plus élevé de la société capitaliste. Marx appelait cette phase « stade inférieur du communisme » car elle conserverait encore certains aspects de la société capitaliste à côté des éléments socialistes. Marx pensait en ce sens que la révolution allait démarrer dans un pays capitaliste avancé, même s’il n’a jamais estimé que celle-ci pouvait rester isolée et survivre. Pourtant, la première révolution prolétarienne victorieuse à l’échelle d’un pays a eu lieu en Russie qui n’était pas un pays capitaliste développé. Ainsi, le caractère contradictoire que devrait avoir tout Etat de transition était doublement renforcé dans l’URSS par son retard économique, social et culturel.

C’est pour cette raison que les bolchéviks, tout en considérant que l’URSS était « la première tranchée de la révolution mondiale », pensaient que si la révolution dans les pays capitalistes avancés, notamment d’Europe, ne venait pas au secours de l’URSS, celle-ci serait condamnée à la perdition. La révolution en Europe ne s’est pas produite, mais l’URSS ne s’est pas écroulée non plus. Elle a plutôt dégénérée. Pourtant, comme disait Trotsky : « la dégénérescence ne réfute pas la prévision, car jamais les marxistes n'ont pensé que l'Etat ouvrier en Russie pouvait tenir indéfiniment. Nous prévoyions, il est vrai, l'écroulement de l'Etat ouvrier plutôt que sa dégénérescence, ou plus exactement nous ne distinguions pas nettement ces deux possibilités »[9].

Ce sont donc la misère héritée du passé et aggravée par les six ans de guerre (la guerre mondiale [1914-1918] d’abord et la guerre civile [1918-1920] ensuite) et l’isolement de la révolution russe qui ont préparé le terrain pour la formation d’une couche bureaucratique au sommet de l’Etat et l’arrivée de Staline au pouvoir en 1924. Cependant, « malgré le caractère profondément contre-révolutionnaire du régime stalinien, Trotsky maintenait la définition de l’URSS comme un Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré, dans lequel survivaient les conquêtes sociales de la Révolution d’Octobre, incarné dans l’économie nationalisée. Du point de vue méthodologique, cette conception se basait sur la distinction entre régime politique et Etat, courante dans les définitions du marxisme classique »[10].

Pour Trotsky la domination de la bureaucratie de Moscou se basait surtout sur le plan politique et était en forte contradiction avec l’organisation économique de l’Etat soviétique. C’est pour cela que son pronostic à la veille de la Seconde Guerre Mondiale était que celle-ci allait définir la situation de l’URSS : soit la bureaucratie stalinienne avançait définitivement sur les acquis de la Révolution d’Octobre ; soit une révolution politique renversait la bureaucratie et rétablissait le pouvoir des soviets. Cependant, « contre les prévisions de Trotsky, les conditions particulières que se sont établies à la fin de la Guerre ont permis un renforcement politique, géographique, économique et militaire de la domination bureaucratique du Kremlin. [La] caractérisation [de Trotsky] de l’URSS comme « régime transitoire » et son pronostique (…) [ne se sont] confirmés [qu’] à long  terme ». En effet, « si dans les années 1930 la crise mondiale limitait les possibilités de la bureaucratie stalinienne d’avancer sur les rapports de propriété hérités de la révolution d’Octobre ; lors des accords de Yalta, c’est l’élargissement de sa domination et de sa source de privilège, dans le cadre d’un accord contre-révolutionnaire global, qui lui a permis de se maintenir au pouvoir sans avancer dans la restauration du capitalisme »[11].

En fait, le stalinisme, dans toutes ses variantes existantes, a su étendre son influence aux  pays de l’Est européen, que l’Armée Rouge avait occupés à la fin de la DGM, et canaliser et capitaliser grandes victoires révolutionnaires des masses en Chine, en Yougoslavie, en Albanie, au Viêt-Nam, à Cuba[12], non sans contradictions et même ruptures. Ces processus ont donné naissance à des Etats ouvriers qui, à la différence de l’URSS, n’ont pas connu une période de démocratie ouvrière, avec des organes d’auto-organisation et de démocratie directe comme ont été les soviets en Russie en 1917. Dans ces cas, on ne peut pas parler d’Etats ouvriers dégénérés comme dans le cas de l’URSS, mais d’Etat ouvriers « déformés » car, calqués sur le modèle soviétique, ils naissent déjà déformés. Cependant, le caractère de classe de ces Etats était similaire à celui de l’Union Soviétique.

L’arrivée de Staline au pouvoir en URSS a été profondément négative pour les femmes. Mais, là encore on constate la contradiction entre la nature sociale de l’Etat (Etat ouvrier où l’on a exproprié les capitalistes) et le régime politique (une dictature totalitaire où les travailleurs ont été expropriés politiquement). Si le régime totalitaire instauré par le stalinisme était une déformation de la Révolution d’Octobre, les acquis qui survivaient dans l’économie nationalisée avaient permis aux femmes de l’URSS et, par la suite, des autres Etats ouvriers bureaucratisés d’avoir une position sociale plus avantageuse par rapport à la plupart des pays capitalistes, y compris certains pays capitalistes avancés. Comme dit M. Foret, chercheur en science politique à l’IEP de Toulouse, ces sociétés « suivirent des évolutions communes au cours des années 1950 (modèle de la mère travailleuse, accès à l’IVG et, en principe, à la contraception) puis 1970 (allongement du congé maternité et/ou extension des systèmes de garde) (…) [Evidemment] les politiques sociales ne furent pas exemptes de bifurcations (restriction de l’accès à l’IVG dans les années 1970 face au déficit des naissances, sortie des femmes du monde du travail pour faire face à la fin de la croissance industrielle), voire de retours en arrière (interdiction de l’avortement à compter de 1968 en Roumanie) ». Cependant, c’est dans les années 1989-91 que l’on a registré les plus dures « atteintes aux droits «acquis» durant la période socialiste en matière de contraception, d’accès à l’IVG et à tout un ensemble de prestations et de services sociaux (systèmes de garde, cantines d’entreprises, allocations familiales), de nature à renvoyer les femmes à leurs fonctions traditionnelles dans la sphère familiale »[13].

La restauration capitaliste : défaite historique pour les travailleurs… notamment pour les travailleuses
           
Nous pouvons indiquer pour résumer trois éléments fondamentaux qui expliquent la chute des régimes staliniens et la restauration capitaliste dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés. La première répond à la stagnation de la croissance des forces productives au sein de ceux-ci. La direction bureaucratique de l’élaboration du plan économique et de la production était devenue une entrave absolue pour l’économie soviétique car elle rendait impossible tout droit de regard, de critique et/ou de suggestion-initiative de la part de la population travailleuse, ce qui est fondamentale pour qu’une économie socialisée développe ses forces productives.

Le deuxième facteur est lié au précédent. En effet, les problèmes économiques créaient  davantage un climat de malaise dans la société et une conflictualité importante, ce qui parfois pouvait se traduire par des révoltes de masses. Cela a provoqué, que face au danger de révolution politique, surtout après les évènements de Pologne en 1981, les bureaucraties s’appuient davantage sur les gouvernements Occidentaux.

Finalement, le troisième facteur est lié à la crise économique mondiale des années 70. En effet, « la chute du taux de profit a créé d’énormes masses de capitaux qui ne trouvaient pas de débouchés capables de les rentabiliser dans le circuit de production d’Occident (…) L’Amérique latine, l’Asie du Sud-est et les pays de l’Est et l’URSS sont devenus dans les années 70, les principaux pôles d’attraction de ces capitaux »[14]. Cela a créé une pression sur les bureaucraties staliniennes qui pour se financer se sont endettées auprès des banques occidentales, arrivant à appliquer même des « plans d’ajustement » très durs dictés par le FMI, comme dans le cas de la Yougoslavie dans les années 1980. Cette pression des capitaux a poussé une partie des bureaucraties dirigeantes à considérer la restauration du capitalisme.

Les évènements de 1989-91 ont finalement pu être contrôlés et canalisés justement par cette partie restaurationniste de la bureaucratie soviétique et des autres pays du « bloc socialiste ». La transition vers des « économies de marché » était inaugurée.

Les conséquences de ce processus ont été catastrophiques. Le chômage de masses a fait dramatiquement irruption dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés. Ainsi, « de presque nul qu'il était en Pologne, en Bulgarie, en Roumanie et en Hongrie, le taux de chômage [était en 1995] entre 10 et 16 p. 100. En Hongrie (…) le chômage a quintuplé en 1991. Du début de 1990 à mars 1992, le nombre de sans-emploi est passé de 100 000 à plus de 4 millions (…) Le fardeau du chômage retombe pour une large part sur les jeunes et les femmes, mais il y a aussi manifestement discrimination envers les minorités ethniques (…) Le chômage et l'inflation ont entraîné l'augmentation de la pauvreté au moment même où les généreux avantages sociaux du passé étaient réduits ou éliminés »[15].

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Les femmes sont le groupe social qui a sans doute souffert les plus grands reculs économiques mais aussi sur le plan de leurs droits sociaux et démocratiques fondamentaux. Cette dégradation des conditions de vie se voit aussi dans les chiffres du chômage parmi les femmes. A ce propos V. Moghadam signale : « En Pologne, en avril 1992, les femmes représentaient 53 p. 100 des personnes en chômage, tandis qu'elles ne constituaient que 45 p. 100 de la main-d'œuvre. (…) À partir du milieu de 1989 jusqu'au milieu de 1991, l'augmentation a été de 500 p. 100 chez les femmes contre 300 p. 100 chez les hommes. Le niveau de chômage chez les femmes en ex-RDA est deux fois supérieur à celui qui [était] observé chez les hommes [en 1995]. Parmi toutes les personnes officiellement sans emploi en Roumanie, en septembre 1990, de 85 à 90 p. 100 étaient des femmes. En Bulgarie et en Albanie, les femmes représentaient environ 60 p. 100 des sans-emploi. (…) à Moscou, 80 p. 100 des sans-emploi étaient des femmes »[16]. L’explication que l’auteure avance pour comprendre les raisons de ce chômage féminin élevé tourne autour de trois axes : a) les secteurs économiques touchés par les fermetures d’usines d’Etat a été celui de l’industrie légère où la main-d’œuvre féminine était très importante ; b) avec la réintroduction du capitalisme et de la loi de la valeur comme directrice de la production, le travail des femmes fut considéré plus cher que celui des hommes à cause notamment des « congés de maternité », des dépenses liées à la garde des enfants, qui dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés étaient à la charge des entreprises d’Etat ; c) l’économie capitaliste rend possible la discrimination sexuelle et ethnique sur le « marché de l’emploi ».

Ce fort chômage féminin a eu des conséquences beaucoup plus lourdes pour les femmes de pays comme l’Albanie où en 1995 on estimait que 25% de la population active avait émigrée dont 83% étaient des hommes et 70% des jeunes de moins de 30 ans. Du coup, beaucoup de femmes se sont trouvées à la tête de familles monoparentales sans pouvoir trouver un emploi. Ces conditions matérielles de vie ont eu des conséquences sur le plan personnel et familial. Par exemple, « D’après un rapport du National Committee of Women and family et de l’UNICEF (octobre 2000), la violence envers les femmes (caractérisée par la violence physique du conjoint, harcèlement et intimidations voire abus sexuels dans l’environnement professionnel, prostitution forcée), s’est accentuée durant les dix premières années de la transition. L’apparition des réseaux de prostitution en est un exemple »[17].

Quant au droit des femmes à disposer de leur corps, le cas de la Pologne est paradigmatique. Le droit à l’IVG, pourtant acquis depuis 1956, a été déclaré illégal en 1993 après la restauration capitalise en Pologne. Le rôle de l’Eglise a été déterminant : « Bénéficiant d’une aura considérable à la chute du communisme, celle-ci s’était fortement impliquée en faveur du «droit à la vie» et de l’entrée en vigueur d’une loi restrictive en matière d’IVG »[18]. Cette atteinte contre ce droit fondamental des femmes, a favorisé le surgissement de pratiques clandestines au détriment des plus pauvres. En effet, « outre le risque d’escroquerie (vente de fausses pilules par exemple), l’avortement clandestin a un coût: celui-ci varierait de 1.500 à 2.500 zlotys environ dans le cas d’un avortement chirurgical (soit entre 370 et 615 euros), voire jusqu’à 4.000 zlotys (plus de 980 euros)[19] (…) [Ainsi, on a créé] une discrimination entre [les femmes] qui disposent de moyens financiers suffisants pour bénéficier de services de qualité, et les autres »[20]. Cette législation patriarcale est le complément de la discrimination à l’embauche pour les femmes. En effet, de plus en plus d’employeurs demandent des certificats médicaux prouvant que la candidate n’est pas enceinte ou demandent de signer des déclarations disant qu’elle ne prendra pas de congés pour s’occuper de son enfant en cas de maladie.

Un autre fléau qui s’est développé ces 20 dernières années c’est le trafic d’êtres humains, destiné au travail esclave et surtout à la prostitution : « Le trafic des femmes et la contrebande, dans l’ensemble, sont des activités en expansion dans les pays du Sud-Est de l’Europe. De mieux en mieux organisées, elles rapportent de plus en plus de profits. La traite suit deux directions principales : l’une part de Moldavie, de Roumanie et d’Ukraine et prend les routes du Nord à travers la Roumanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et/ou la Croatie. L’autre route passe par le Kosovo, l’Albanie, la Macédoine et le Monténégro vers l’Italie et les autres pays occidentaux »[21].

Dans cette région où la restauration capitaliste a été marquée par des conflits armées particulièrement violents, l’intervention des « missions de paix », avec une présence prolongée de milliers de soldats hommes, a contribué aussi au développement de réseaux de prostitution : « Le bombardement du Kosovo et de la Serbie par l’OTAN a eu lieu des années après la "résolution" d’autres conflits sous la contrainte d’une présence militaire internationale. C’est un fait corroboré par les militaires eux-mêmes, les soldats trouvent normal que des femmes leur soient fournies et si les femmes du pays ne sont pas facilement "accessibles", alors transporter des femmes d’ailleurs se justifie »[22].
           
20 ans ce n’est rien… 

En effet, ce qui caractérise le monde vingt ans après les évènements de 1989-91 ce n’est pas la « démocratie et la liberté », mais la crise, le chômage, l’exploitation, les guerres, la famine… Comme on a vu, les effets de la réintroduction du capitalisme dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés a été socialement, économiquement et culturellement catastrophique. En ce sens, on peut la qualifier comme une défaite historique pour la classe ouvrière non soviétique et est-européen mais aussi mondiale.

En effet, la nationalisation des moyens de production, la planification de l’économie (même bureaucratiquement) et le monopole du commerce extérieur, entre autres, ont permis à ces Etats de se développer économiquement et culturellement comme ils n’auraient jamais pu le faire sous le capitalisme dans le même laps de temps. Seulement, ce développement était fortement entravé par l’existence d’une bureaucratie qui, exerçant sa domination à travers des méthodes brutales et antisocialistes, minait les bases progressistes de l’Etat ouvrier. Cette oppression politique conjuguée aux difficultés économiques, ont créé la volonté légitime parmi les masses de se débarrasser de l’appareil stalinien. Regrettablement, cet objectif a pu être capitalisé au début des années 1990 par une partie de la bureaucratie stalinienne qui s’était résolue à passer ouvertement dans le camp du capitalisme et par les courants pro-impérialistes.

Pour les femmes la détérioration de leurs conditions de vie au niveau économique, des droits sociaux et démocratiques fondamentaux, est l’une des démonstrations les plus claires de la brutalité avec laquelle le capitalisme a fait irruption dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés de l’Est de l’Europe. Cela montre également l’intime relation qu’existe entre exploitation capitaliste et oppression de genre où la restauration du capitalisme n’a signifié que plus d’oppression pour les femmes. En même temps, l’existence de bureaucraties staliniennes dans cet ensemble de pays a préparé non seulement les conditions de la restauration du capitalisme mais aussi celles de la montée des idées patriarcales et les préjugés sexistes.
             
Cependant, si l’on revient au jeune de 20 ans de la vidéo de la Commission Européenne, on pourrait presque lui dire : « ne t’inquiètes pas, 20 ans ce n’est rien ! Ce n’est pas parce que tu as vu pendant toute ta vie les travailleurs, les jeunes, les femmes être humiliés, exploités, opprimés et subir de lourdes défaites, que cela va durer éternellement. Les travailleurs se lèveront et lutteront pour récupérer tout ce que l’on leur a volé… même leur histoire ! ». 

Mai 2010.



NOTES

[1] Newropeans Magazine, « Bulgarie : 20 ans après la chute du communisme, qui veut danser une « Dernière valse » ? », 19/6/2009 (http://www.newropeans-magazine.org/content/view/9573/121/).

[2] BONNET Amélie, « 17 ans de loi anti-avortement en Pologne : ça suffit ! », 15/1/2010, in revue Regard sur l’Est, dossier N° 53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1042).

[3] A. D’Atri, « Pan y Rosas », Ediciones las Armas de la crítica, 2004, page 22.

[4] Idem, p. 16.

[5] Idem, page 89.


[7] A. D’Atri, “Patriarcado, capitalismo y socialismo”, 9/3/08 (http://www.pyr.org.ar/spip.php?article324).

[8] Trotsky a développé cette conception surtout dans « La révolution trahie » (1936 ; http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp.htm) et en « Défense du marxisme » (1939 ; http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/defmarx/dmtitle.htm). Pour une polémique sur le caractère social de l’Etat soviétique avec notamment les conceptions de « capitalisme d’Etat » et de « collectivisme bureaucratique », voir C. CInatti, « La actualidad del análisis de Trotsky frente a las nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al socialismo », Estratégia Internacional, 25/11/2005 (http://www.ft-ci.org/article.php3?id_article=118?lang=es).
[9] L. Trotsky, “L’URSS dans la guerre”, 1937 ; in « Défense du marxisme ».

[10] C. Cinatti, « La actualidad del análisis de Trotsky frente a las nuevas (y viejas) controversias sobre la transición al socialismo ».

[11] Juan Chingo et Emilio Albamonte, « Restauración capitalista y ‘carrera de velocidad’ entre revolución y contrarevolución a fines del siglo XX”, Estrategia Internacional N° 8, mai-juin 1998 (http://www.ft.org.ar/estrategia/ei8/ei8dossier.html).

[12] Cela ne voulait pas dire que le stalinisme était devenu une force progressiste révolutionnaire car son rôle a consisté surtout en contenir ces mouvements révolutionnaires pour qu’ils ne puissent pas échapper à son contrôle et étendre la révolution au-delà des frontières nationales et remettre en question l’ordre mondial établi à Yalta. En outre, il est aussi très important de remarquer le rôle ouvertement contre-révolutionnaire du stalinisme dans plusieurs processus révolutionnaires avant et après la DGM. Quant à la nationalisation des moyens de production dans les pays occupés par l’Armée Rouge, Trotsky considérait déjà en 1937  que : « Il est plus vraisemblable (…) que dans les territoires qui doivent être incorporés à l'U.R.S.S., le gouvernement de Moscou procédera à l'expropriation des grands propriétaires et à l'étatisation des moyens de production. Cette orientation est plus probable non parce que la bureaucratie reste fidèle au programme socialiste, mais parce qu'elle ne veut ni ne peut partager le pouvoir et les privilèges qui en découlent avec les anciennes classes dirigeantes dans les territoires occupés. Ici une analogie se présente d'elle-même. Le premier Bonaparte arrêta la révolution au moyen d'une dictature militaire. Toutefois, lorsque les troupes françaises envahirent la Pologne, Napoléon signa un décret stipulant: "Le servage est aboli". Cette mesure n'était dictée ni par les sympathies de Napoléon pour les paysans, ni par des principes démocratiques, mais par le fait que la dictature bonapartiste s'appuyait sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux. Etant donné que la dictature bonapartiste de Staline s'appuie sur la propriété d'Etat et non sur la propriété privée, l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge doit, dans ces conditions, entraîner l'abolition de la propriété privée capitaliste, afin d'aligner le régime des territoires occupés sur celui de l'U.R.S.S. » (« L’URSS dans la guerre »).

[13] Maxime  FOREST; « Transition et genre en Europe centrale : chronique d’une régression annoncée ? », 15/1/2010, in revue Regard sur l’Est, dossier N° 53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1047).

[14] Juan Chingo et Emilio Albamonte, « Restauración capitalista…”, Op. Cit.

[15] Valentine MOGHADAM, « Restructuration économique, politiques identitaires et rapports sociaux de sexe en Europe centrale de l’Est et au Moyen-Orient-Afrique du Nord » ; Recherches féministes, vol. 8, n° 1, 1995, p. 35-49 (http://id.erudit.org/iderudit/057818ar).

[16] Valentine MOGHADAM, « Restructuration économique, politiques identitaires… », Op. cit.

[17] Fatime NEZIROSKI, « Les femmes en Albanie : actrices du développement en devenir ? » ; 15/1/2010, in revue Regard sur l’Est, dossier N° 53 « Femmes à l’Est » (http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1041).

[18] Amélie BONNET, « 17 ans de loi anti-avortement… », op.cit.

[19] Le salaire mensuel moyen s’élevait à 3.190 zlotys bruts (784 euros) en 2009, le salaire minimum à 1.276 zlotys bruts (soit 351 euros).

[20] Idem.

[21] Corrin C., Le trafic des femmes dans l’Europe du Sud-Est. Particularités locales, généralités internationales, Travail, genre et sociétés 2003/2, N° 10, p. 83-106 (http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=TGS&ID_NUMPUBLIE=TGS_010&ID_ARTICLE=TGS_010_0083).

[22] Idem.

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