Philippe Alcoy
Dans le chapitre « Place à la Jeunesse ! Place aux femmes travailleuses » du Programme de transition, Léon Trotsky écrivait : « Seuls
l’enthousiasme frais et l’esprit offensif de la jeunesse peuvent
assurer les premiers succès dans la lutte ; seuls ces succès peuvent
faire revenir dans la voie de la révolution les meilleurs éléments de la
vieille génération. Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ».
Non seulement la révolution des conseils ouvriers de 1956 en Hongrie
n’a pas échappé à cette règle, mais elle a été un exemple formidable de
ce rôle fondamental et héroïque de la jeunesse.
En effet, ce sont les étudiants qui ont les premiers convoqué une
manifestation en soutien au peuple polonais en lutte, le 23 octobre,
mais aussi établit une liste de revendications propres pour les masses
hongroises. Cette manifestation, devenue insurrection, marque le début
de la révolution. Les jeunes étudiants et intellectuels participaient
aussi massivement aux réunions du cercle Petöfi, qui était l’expression
pré-révolutionnaire la plus aboutie de l’agitation sociale en Hongrie.
Ces jeunes étudiants étaient profondément liés à la classe ouvrière
et à la paysannerie car ils étaient pour la plupart enfants d’ouvriers
et de paysans. En effet, la politique « égalitariste » du régime a eu
comme conséquence de faire passer le pourcentage d’étudiants d’origine
ouvrière et paysanne, dans la période de 1948-1950, d’environ 2,5 % à
50 %. Cela sera fondamental pour expliquer la facilité avec laquelle
s’est formée l’alliance ouvrière-étudiante-intellectuelle au cours de la
révolution.
Georges Kaldy, dans son livre Hongrie 1956, offre une image très claire de cette participation de la jeunesse dans la révolution : « La
jeunesse marqua les premiers jours de la révolution. Dans ces groupes
d’insurgés qui se constituèrent au hasard des rencontres, nombreux
furent les jeunes de quinze-seize ans, voire de quatorze ans. Parfois, à
dix-huit ans, on passait pour un ancien, à plus forte raison à trente
ans et au-delà. Le gros des combattants avait entre vingt et trente ans.
Ces jeunes, parfois à peine sortis de l’enfance, furent souvent en
première ligne pour tenter de détruire un char avec des cocktails
Molotov lancés à partir des fenêtres des immeubles, voire, en grimpant
sur un char immobilisé, pour jeter l’explosif par la tourelle ouverte.
La révolution les rendit adultes. Et d’ailleurs ils furent considérés
comme tels par la répression » (p. 97).
Mais quand nous parlons ici de jeunesse on ne se réfère pas seulement
à la jeunesse scolarisée voire universitaire, comme on peut se la
représenter souvent actuellement. Dans la Hongrie de 1956, la jeunesse
ouvrière jouera un rôle déterminant pour l’entrée dans la lutte du
prolétariat, dans l’auto-organisation et dans la direction du mouvement.
Elle saura s’allier aux plus anciens ; elle apprendra des militants
ouvriers qui avaient vécu la révolution des Conseils de Béla Kun en
1919. Ainsi, lors de la fondation du Conseil ouvrier central du Grand
Budapest le 14 novembre, près de la moitié des délégués étaient des
jeunes d’entre 23 et 28 ans. D’ailleurs le président du Conseil ouvrier
central du Grand Budapest sera un jeune ouvrier de 23 ans, Sando Racz.
Ces jeunes n’avaient pratiquement connu que le régime
Rakosi-stalinien. Pour beaucoup d’entre eux, sous ce régime ils avaient
pu faire des études universitaires ou devenir des ouvriers hautement
qualifiés parfois. Autrement dit, ils avaient connu une ascension
sociale par rapport à leurs parents ouvriers peu qualifiés ou paysans
pauvres. Cela les rendait très peu enclins à vouloir le retour du régime
des capitalistes et des propriétaires terriens.
Mais en même temps le régime policier du stalinisme hongrois étouffait les jeunes. Trotsky dans la Révolution trahie analyse ainsi la situation de la jeunesse soviétique sous le régime stalinien : « Ne
concevant pas le développement de la société socialiste sans
"dépérissement" de l’Etat, (…) Engels attribuait l’achèvement de cette
tâche à la jeune génération "qui grandira dans les conditions nouvelles
de la liberté et se trouvera en mesure de remiser tout le vieux fatras
de l’étatisme" (…) Mais [en URSS] ces jeunes générations, précisément,
ne se forment pas "dans les conditions de la liberté", comme le pensait
Engels ; elles se forment au contraire sous le joug intolérable de la
couche dirigeante (…) Dépourvus de l’expérience de la lutte des classes
et de la révolution, les jeunes générations ne pourraient se préparer à
une participation consciente à la vie sociale qu’au sein d’une
démocratie soviétique, en s’appliquant à l’étude des expériences du
passé et des leçons du présent. La pensée et le caractère personnels ne
peuvent se déployer sans critique. Or la plus élémentaire possibilité
d’échanger des idées, de se tromper, de vérifier et de rectifier les
erreurs, les siennes propres et celles d’autrui, est refusée à la
jeunesse soviétique. Toutes les questions, y compris celles qui la
concernent, sont tranchées sans elle ».
En Hongrie, la situation d’oppression de la jeunesse était exactement
la même, voire pire qu’en URSS. Ce n’est pas étonnant alors que lors de
la montée d’agitation sociale et de l’explosion révolutionnaire, la
jeunesse se trouvait en première ligne.
Pour finir, nous voudrions rendre hommage à l’héroïsme de cette
jeunesse révolutionnaire en citant un témoignage d’un combattant de la
ville de Pecs. Dans cet extrait, on peut lire toute la tragédie et en
même temps tout l’héroïsme de ces jeunes qui voulaient se battre
jusqu’au bout pour la révolution. Pour le socialisme. La situation est
parfaitement décrite. Réaliser qu’on a perdu et qu’on risque gros en
plus. Ils pleurent de tristesse. Ils pleurent d’impuissance. Isolés,
dans une montagne froide, humide, où ils ont décidé d’aller combattre
pour éviter que l’armée soviétique dévaste la ville. Ils étaient en
effet entourés de chars et de soldats soviétiques, envoyés par la
bureaucratie du Kremlin, démasquée, pour écraser la révolution
hongroise :
- Les gars, il est inutile de discuter longuement, vous savez que
la situation est sans espoir. Les autres groupes sont presque tous
dispersés, nous sommes peu nombreux, nous n’avons plus de munitions,
plus de vivres et, ce qui est pire, nous ne pouvons attendre aucune
aide. Les mineurs et les ouvriers ont beau continuer la grève, les
Russes et les communistes hongrois tiennent solidement le pouvoir. Il
reste trois possibilités. L’une, c’est que vous alliez dans l’est des
monts Mecsek où il y a encore un groupe qui fonctionne, celui des
« invisibles ». Ceux-là gardent encore l’espoir. Moi non. L’autre
possibilité, c’est de partir à l’ouest. Moi, c’est ce que je compte
faire, je ne veux pas tomber entre leurs mains. La troisième, celle que
je préfère pour vous, c’est que vous rentriez à la maison.
Je m’arrêtai pour attendre la réponse.
- Nous continuerons à nous battre, s’écria un jeune mineur. Il n’avait guère plus de dix-sept ans.
Nous étions là, sous les arbres dont les feuilles laissaient
tomber les gouttes de pluie. De l’est de la montagne, on entendait de
temps en temps le bruit des canons russes. Les vallées en répétaient
l’écho jusqu’à ce que la forêt le noie. Un des insurgés se mit à
pleurer, avec des hoquets, à la manière des adolescents.
-Ne jouez pas les héros, dis-je – pourtant je savais que ces
garçons au regard amer étaient réellement des héros – votre mère vous
attend.
Je tendis la main à celui qui était le plus proche. Ils
s’avancèrent l’un après l’autre. Nous nous serrâmes la main. Ils
posèrent leurs armes contre les arbres, jetèrent leurs dernières
munitions loin derrière les buissons. Ils firent un tas avec les
grenades derrière un buisson d’églantines et le couvrirent d’herbes
sèches. Puis ils saluèrent militairement, car enfin ils étaient des
soldats dans une unité d’insurgés hongrois. Puis ils se retournèrent et,
les uns derrière les autres, ils partirent.
« Faites attention à vous », allais-je leur crier ; mais rien ne sortit de ma gorge.
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