12.11.16

Hongrie 1956. Une contre-révolution pro-capitaliste ou une révolution ouvrière et socialiste ?


Philippe Alcoy

« Face à l’offensive acharnée et bestiale des fascistes, des féodaux et de leurs alliés, les princes de l’Eglise, pour restaurer en Hongrie le régime terroriste de Horthy, il eût été inconcevable que l’armée des ouvriers et des paysans de l’URSS ne répondît pas à l’appel qui lui était adressé alors que les meilleurs fils de la classe ouvrière hongroise étaient massacrés, pendus, ignoblement torturés ». Voilà comment le Bureau Politique du PCF justifiait, le 4 novembre 1956, le jour où commençait la seconde intervention militaire soviétique, son soutien à l’action de l’Armée Rouge en Hongrie. Mais s’agissait-il vraiment d’une « contre-révolution fasciste » ?

En effet, sur ce point, on trouve un certain paradoxe car, au-delà du qualificatif (« fasciste », « anticommuniste »), aussi bien le stalinisme que l’impérialisme, pour des raisons différentes, avaient intérêt à présenter la révolution hongroise de 1956 comme une révolution (ou « contre-révolution » pour les staliniens) pro-occidentale, une « révolution pour le retour au capitalisme ». Les uns pour justifier l’écrasement dans le sang par les 200.000 soldats soviétiques ; les autres pour continuer à alimenter le mythe que toute lutte pour la liberté était synonyme de souhait d’instaurer la démocratie bourgeoise et le capitalisme.

Cependant, en analysant les méthodes de lutte et d’organisation, les revendications mises en avant par les insurgés et la composition sociale de ceux-ci, tout indique le contraire. Il ne s’agissait pas d’une contre-révolution pro-capitaliste mais bien d’une révolution ouvrière et socialiste, d’une révolution politique contre le stalinisme et pour le vrai socialisme. C’est précisément pour cela, que malgré les apparences et les discours, aussi bien le pouvoir stalinien que les gouvernements impérialistes avaient intérêt à la défaite de la révolution.

« Anti-communistes »

 

Il y a des scènes de la Révolution des Conseils qui sont devenues légendaires, à commencer par le déboulonnement de la statue géante de Staline qui dominait Budapest ou le drapeau hongrois avec un trou au milieu, exactement là où se trouvait le symbole « communiste » (du régime) ajouté par Matyas Rakosi quelques années auparavant. Les portraits de Staline et des drapeaux rouges brûlés, des étoiles arrachées des bâtiments publics également. Même des images de Lénine étaient brûlées.

Cependant, il serait très superficiel de déduire que les attaques de la part des manifestants contre les symboles comme l’étoile rouge, le drapeau rouge ou la faucille et le marteau exprimaient un profond « anticommunisme ». En réalité, comme résultat de la déformation et la falsification des idéaux communistes de la part du pouvoir stalinien, tous ces symboles traditionnels du mouvement ouvrier révolutionnaire étaient devenus des synonymes du régime policier hongrois et de l’oppression nationale exercée par l’URSS sur le pays. S’en prendre à eux signifiait en réalité s’attaquer aux symboles du pouvoir en place qui, lui, était bel et bien haï et rejeté massivement par les travailleurs et les masses.

Concernant les forces réactionnaires, avec l’éclatement de la révolution, inévitablement, des tendances réactionnaires sont réapparues et ont essayé de se mettre en avant. Cependant, la force sociale centrale était la classe ouvrière alliée à la jeunesse qui mettait un frein au développement et à l’influence de ces courants. Voici comment abordait la question l’historien trotskyste Pierre Broué dans son texte dédié à la révolution hongroise : « Les faits sont clairs. II est certain que des tendances contre-révolutionnaires se sont exprimées. Il est non moins certain, comme l’écrit le communiste Peter Fryer, envoyé spécial du Daily Worker, dans sa lettre de démission au PC, que « le peuple armé était parfaitement conscient du danger de la contre-révolution, mais qu’il était parfaitement capable de l’écraser lui-même ». Après les dures batailles de la première semaine, la Hongrie a connu une véritable explosion de liberté qui s’est traduite par une fraternité de toutes les classes qui s’étaient unies contre les Russes, et par une certaine confusion (…) Dans cette atmosphère, des réactionnaires ont pu s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal réactionnaire a paru : Virradat (l’Aurore). Il n’a publié qu’un seul numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer le lendemain ».

Il y a eu d’autres actions encore qui ont été pointées par le stalinisme, mais aussi par les propagandistes impérialistes, pour « démontrer » le caractère « anticommuniste » de la révolution hongroise. Il s’agit des attaques physiques et même des lynchages des agents de la police politique (AVH) et de certains responsables communistes. En effet, ces actions brutales de revanche populaire sont avant tout l’expression de la haine des masses contre la brutalité du régime stalinien hongrois. Non seulement il s’agissait d’une réponse violente après tant d’années d’oppression, mais ces mêmes agents que le stalinisme présentait comme « les meilleurs fils de la classe ouvrière », venaient de massacrer des civils, des jeunes et des ouvriers, désarmés dans différentes actions populaires à travers le pays. Et cela alors qu’une grande partie de l’armée et de la police hongroise, face à la mobilisation populaire et la détermination des masses, avait soit refusé de réprimer les manifestants, soit était carrément passée du côté des insurgés.

C’est alors le caractère néfaste de ce corps de répression impitoyable qui a provoqué la vengeance populaire. Beaucoup de ces actions étaient spontanées et sans direction politique. D’ailleurs, si une telle direction politique avait existé, il y aurait eu surement moins de lynchages d’agents de l’AVH. Non parce qu’ils ne méritaient d’être jugés et punis pour leurs crimes mais parce que ces lynchages étaient utilisés par le pouvoir soviétique et ses satellites pour justifier l’intervention militaire afin d’écraser la révolution, bien avant que celle-ci ait eu le temps de s’affirmer et s’organiser à l’intérieur du pays.

Un autre élément important à souligner sur cet aspect c’est que beaucoup des dirigeants des conseils ouvriers et des combattants étaient eux-mêmes membres connus du Parti Communiste et n’ont eu aucun problème avec le reste des insurgés car ils étaient respectés par leurs collègues de travail et de lutte et considérés comme des « communistes honnêtes » auxquels on pouvait faire confiance.

Les insurgés voulaient-ils le retour des capitalistes et des propriétaires terriens ? 

 

Une autre question intéressante à se poser est celle de savoir qu’elles étaient les revendications des insurgés. Voulaient-ils le retour au capitalisme ou laissaient-ils au moins ouverte la possibilité de la restauration de la propriété privée et de la propriété foncière ?

En effet, dans les listes de revendications élaborées au cours de la lutte ou en amont de l’éclatement de la révolution, on ne trouve aucune trace de revendications de retour au capitalisme. Même parmi la fameuse liste de 16 points élaborée par les étudiants la veille du début de la révolution, le 22 octobre, qui était bien moins radicale que les revendications ouvrières qui lui suivront, nulle part il n’est question de restauration capitaliste. Au contraire, les revendications étudiantes sont axées sur la démocratisation du parti et du régime exigeant la fin du régime de parti unique et la liberté de presse et d’expression ; sur l’exigence du retrait des troupes soviétiques du pays et l’établissement de relations fraternelles d’égal à égal entre la Hongrie et l’URSS ; sur la punition des responsables staliniens pour leurs crimes ; sur la révision du plan économique ; sur le soutien aux revendications ouvrières (salaires, droit de grève).

Ces revendications étudiantes vont être reprises par les travailleurs de tout le pays qui y ajoutent des revendications locales et en même temps développent leurs conseils d’usine, de quartiers. Ainsi, le 12 novembre, les délégués ouvriers des usines du 11e arrondissement de Budapest votent une liste de revendications de huit points, qui inspirera les autres par la suite. Parmi ces revendications, la première affirmait : « la classe ouvrière révolutionnaire considère les usines et la terre comme propriété du peuple travailleur ». Plus loin, et pour réaffirmer la volonté des ouvriers de préserver leurs acquis, on exige « de fixer des élections libres où ne peuvent participer que des partis ayant reconnu nos conquêtes socialistes basées sur la propriété sociale des moyens de production ».

Une autre démonstration forte de la volonté ouvrière et populaire de se battre pour le vrai socialisme en Hongrie et aucunement pour revenir au capitalisme, a eu lieu dans la ville industrielle de Sztalinváros (actuelle Dunapentele). Dans cette ville les ouvriers se sont battus jusqu’au dernier jour contre la seconde offensive militaire soviétique. Le 7 novembre, jour de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre et quelques heures seulement avant la défaite militaire de la révolution, le conseil ouvrier de la ville s’adressait comme ceci aux soldats russes : « Soldats, votre Etat a été créé au prix d’un combat sanglant pour que vous, vous ayez la liberté. Pourquoi vouloir écraser notre liberté à nous ? Vous pouvez voir de vos yeux que ce ne sont pas les patrons d’usine, ni les gros propriétaires, ni les bourgeois qui ont pris les armes contre vous. Mais c’est le peuple hongrois qui combat désespérément pour les mêmes droits pour lesquels vous avez, vous, lutté en 1917 ».

Les exemples, les déclarations, articles de journaux et témoignages sont très nombreux pour dévoiler les mensonges et les falsifications staliniennes pour justifier l’écrasement dans le sang de la révolution hongroise de 1956. Mais les mensonges et falsifications sont aussi du côté des propagandistes et des « intellectuels » pro-impérialistes qui dans leurs récits occultent même le rôle fondamental de la classe ouvrière, les conseils ouvriers comme la plus puissante forme d’auto-organisation et de démocratie socialiste, leurs revendications. Car leur objectif aussi c’est de défigurer la vraie mémoire de cette lutte héroïque du peuple hongrois pour la liberté, pour le socialisme.

La « main de l’impérialisme » 

 

Mais, certains diraient, derrière ces « intentions louables » des travailleurs et des masses peut toujours se cacher la main de l’impérialisme pour essayer de tirer profit de l’affaiblissement de l’influence de l’URSS sur la Hongrie et dans d’autres pays de la région pour restaurer le capitalisme. Or, ces arguments ne tiennent pas la route si on prend en considération la situation géopolitique de l’époque. En effet, une telle intervention de la part des puissances impérialistes signifierait ouvrir la porte du risque de guerre directe avec l’URSS, voire de guerre nucléaire.

En ce sens, la politique des puissances était de procéder avec beaucoup de prudence et d’éviter de « provoquer » l’URSS. Le processus de déstalinisation venait de commencer et les occidentaux n’avaient pas vraiment des forces fiables sur lesquelles s’appuyer sur place. Ainsi, Gusztáv Kecskés dans le chapitre qu’il a écrit sur la politique des puissances occidentales pendant la révolution hongroise dans l’ouvrage collectif 1956, une date européenne, cite des archives de l’OTAN déclassées récemment : « Selwyn Lloyd, ministre des Affaires étrangères britanniques, attira l’attention de ses collègues sur la responsabilité de l’Ouest. ‘‘Si des soulèvements analogues se produisent ailleurs de fortes pressions s’exerceraient sur les puissances occidentales pour qu’elles interviennent militairement’’. (…) Le ministre britannique souligna qu’il fallait que les puissances occidentales évitent avec le plus grand soin d’inciter les peuples des pays d’obédience communiste à des révoltes armées contre le régime soviétique, révoltes qu’elles n’étaient pas disposées à appuyer militairement » (p. 299-300).

Le même auteur cite plus loin un rapport de l’OTAN d’avril 1957 qui va aussi en ce sens : « ‘‘L’Occident ne retirerait aucun avantage en encourageant le sabotage, l’émeute ou les opérations de guérilla dans tel ou tel pays satellite. Les grèves et les manifestations pacifiques, si elles se produisaient, pourraient jouer un rôle appréciable en cristallisant l’opposition populaire aux régimes actuels dans les satellites qui sont demeurés relativement calmes (Tchécoslovaquie, Bulgarie et Roumanie)’’. En ce qui concerne la Hongrie, on voulait se garder d’y encourager des manifestations, fussent-elles pacifiques ».

Mais au-delà de ces considérations politico-militaires il y a un autre aspect fondamental qui a conduit les puissances impérialistes à ne pas intervenir en Hongrie et en fin de compte, malgré les gesticulations et discours à l’ONU, laisser les mains libres à l’URSS pour écraser la révolution. En effet, le message que les ouvriers et la jeunesse envoyaient avec leur révolution, son contenu politique et ses méthodes, était trop subversif. L’exemple de la révolution hongroise représentait un danger trop grand non seulement pour la bureaucratie du Kremlin et des pays satellites mais aussi pour les capitalistes occidentaux.

Hongrie 1956. Une révolution ouvrière, une révolution politique

 

En réalité, ce qui a eu lieu entre octobre et décembre 1956 en Hongrie n’était ni une contre-révolution fasciste ni un mouvement pro-capitaliste. Il s’agissait peut-être de l’exemple concret le plus grandiose d’un processus de révolution politique contre le stalinisme.

Trotsky analysant dans les années 1930 la dégénérescence de l’URSS considérait que la seule façon de régénérer les bases de l’Etat ouvrier bureaucratiquement déformé en URSS était une révolution politique dirigée par la classe ouvrière. Dans son ouvrage La Révolution trahie, Trotsky définit la « révolution politique » contre la bureaucratie stalinienne comme ceci : « La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d’octobre 1917 : il ne s’agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. L’histoire a connu, outre les révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements économiques de la société, renversaient les vieilles formations dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d’une transformation politique ».

Aussi bien les falsificateurs staliniens que les propagandistes pro-impérialistes n’avaient aucun intérêt à évoquer ce processus de révolution politique, ouvrière et socialiste. C’est pour cela que tous deux présentent, sous des angles différents, la révolution hongroise de 1956 comme une « révolution pro-capitaliste ». Les falsificateurs des deux côtés avaient tout intérêt à présenter le régime policier de la bureaucratie du Kremlin comme « le communisme ».

Mais la jeunesse, les travailleurs et les masses de Hongrie avec leurs actions, leurs revendications, leur organisation démentaient ces discours. Le phénoménal processus de révolution politique entamé en Hongrie a été interrompu. Il a été brisé. Dans le sang et le feu. C’est un processus qui s’est vu limité aussi parce que sa direction était faible, pratiquement pas préparée et très peu consciente des objectifs politiques qui se sont imposés aux travailleurs hongrois. En réalité, il n’y a pas eu de direction révolutionnaire en Hongrie capable d’organiser et canaliser toute l’énergie des travailleurs et des masses vers la substitution du régime policier stalinien par la vraie démocratie socialiste, basée sur les conseils que les travailleurs ont mis sur pied. Pourtant, rien que ces tendances puissantes à la révolution politique qui commençaient à se développer ont été suffisantes pour effrayer le stalinisme et les gouvernements impérialistes.

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