Philippe Alcoy
« Face à l’offensive acharnée et bestiale des fascistes,
des féodaux et de leurs alliés, les princes de l’Eglise, pour restaurer
en Hongrie le régime terroriste de Horthy, il eût été inconcevable que
l’armée des ouvriers et des paysans de l’URSS ne répondît pas à l’appel
qui lui était adressé alors que les meilleurs fils de la classe ouvrière
hongroise étaient massacrés, pendus, ignoblement torturés ». Voilà
comment le Bureau Politique du PCF justifiait, le 4 novembre 1956, le
jour où commençait la seconde intervention militaire soviétique, son
soutien à l’action de l’Armée Rouge en Hongrie. Mais s’agissait-il
vraiment d’une « contre-révolution fasciste » ?
En effet, sur ce point, on trouve un certain paradoxe car, au-delà du
qualificatif (« fasciste », « anticommuniste »), aussi bien le
stalinisme que l’impérialisme, pour des raisons différentes, avaient
intérêt à présenter la révolution hongroise de 1956 comme une révolution
(ou « contre-révolution » pour les staliniens) pro-occidentale, une
« révolution pour le retour au capitalisme ». Les uns pour justifier
l’écrasement dans le sang par les 200.000 soldats soviétiques ; les
autres pour continuer à alimenter le mythe que toute lutte pour la
liberté était synonyme de souhait d’instaurer la démocratie bourgeoise
et le capitalisme.
Cependant, en analysant les méthodes de lutte et d’organisation, les
revendications mises en avant par les insurgés et la composition sociale
de ceux-ci, tout indique le contraire. Il ne s’agissait pas d’une
contre-révolution pro-capitaliste mais bien d’une révolution ouvrière et
socialiste, d’une révolution politique contre le stalinisme et pour le
vrai socialisme. C’est précisément pour cela, que malgré les apparences
et les discours, aussi bien le pouvoir stalinien que les gouvernements
impérialistes avaient intérêt à la défaite de la révolution.
« Anti-communistes »
Il y a des scènes de la Révolution des Conseils qui sont devenues
légendaires, à commencer par le déboulonnement de la statue géante de
Staline qui dominait Budapest ou le drapeau hongrois avec un trou au
milieu, exactement là où se trouvait le symbole « communiste » (du
régime) ajouté par Matyas Rakosi quelques années auparavant. Les
portraits de Staline et des drapeaux rouges brûlés, des étoiles
arrachées des bâtiments publics également. Même des images de Lénine
étaient brûlées.
Cependant, il serait très superficiel de déduire que les attaques de
la part des manifestants contre les symboles comme l’étoile rouge, le
drapeau rouge ou la faucille et le marteau exprimaient un profond
« anticommunisme ». En réalité, comme résultat de la déformation et la
falsification des idéaux communistes de la part du pouvoir stalinien,
tous ces symboles traditionnels du mouvement ouvrier révolutionnaire
étaient devenus des synonymes du régime policier hongrois et de
l’oppression nationale exercée par l’URSS sur le pays. S’en prendre à
eux signifiait en réalité s’attaquer aux symboles du pouvoir en place
qui, lui, était bel et bien haï et rejeté massivement par les
travailleurs et les masses.
Concernant les forces réactionnaires, avec l’éclatement de la
révolution, inévitablement, des tendances réactionnaires sont réapparues
et ont essayé de se mettre en avant. Cependant, la force sociale
centrale était la classe ouvrière alliée à la jeunesse qui mettait un
frein au développement et à l’influence de ces courants. Voici comment
abordait la question l’historien trotskyste Pierre Broué dans son texte dédié à la révolution hongroise :
« Les faits sont clairs. II est certain que des tendances
contre-révolutionnaires se sont exprimées. Il est non moins certain,
comme l’écrit le communiste Peter Fryer, envoyé spécial du Daily Worker,
dans sa lettre de démission au PC, que « le peuple armé était
parfaitement conscient du danger de la contre-révolution, mais qu’il
était parfaitement capable de l’écraser lui-même ». Après les dures
batailles de la première semaine, la Hongrie a connu une véritable
explosion de liberté qui s’est traduite par une fraternité de toutes les
classes qui s’étaient unies contre les Russes, et par une certaine
confusion (…) Dans cette atmosphère, des réactionnaires ont pu
s’infiltrer et pointer le bout de leur nez. Pas plus. Un seul journal
réactionnaire a paru : Virradat (l’Aurore). Il n’a publié qu’un seul
numéro, car les ouvriers ont refusé de l’imprimer le lendemain ».
Il y a eu d’autres actions encore qui ont été pointées par le
stalinisme, mais aussi par les propagandistes impérialistes, pour
« démontrer » le caractère « anticommuniste » de la révolution
hongroise. Il s’agit des attaques physiques et même des lynchages des
agents de la police politique (AVH) et de certains responsables
communistes. En effet, ces actions brutales de revanche populaire sont
avant tout l’expression de la haine des masses contre la brutalité du
régime stalinien hongrois. Non seulement il s’agissait d’une réponse
violente après tant d’années d’oppression, mais ces mêmes agents que le
stalinisme présentait comme « les meilleurs fils de la classe
ouvrière », venaient de massacrer des civils, des jeunes et des
ouvriers, désarmés dans différentes actions populaires à travers le
pays. Et cela alors qu’une grande partie de l’armée et de la police
hongroise, face à la mobilisation populaire et la détermination des
masses, avait soit refusé de réprimer les manifestants, soit était
carrément passée du côté des insurgés.
C’est alors le caractère néfaste de ce corps de répression
impitoyable qui a provoqué la vengeance populaire. Beaucoup de ces
actions étaient spontanées et sans direction politique. D’ailleurs, si
une telle direction politique avait existé, il y aurait eu surement
moins de lynchages d’agents de l’AVH. Non parce qu’ils ne méritaient
d’être jugés et punis pour leurs crimes mais parce que ces lynchages
étaient utilisés par le pouvoir soviétique et ses satellites pour
justifier l’intervention militaire afin d’écraser la révolution, bien
avant que celle-ci ait eu le temps de s’affirmer et s’organiser à
l’intérieur du pays.
Un autre élément important à souligner sur cet aspect c’est que
beaucoup des dirigeants des conseils ouvriers et des combattants étaient
eux-mêmes membres connus du Parti Communiste et n’ont eu aucun problème
avec le reste des insurgés car ils étaient respectés par leurs
collègues de travail et de lutte et considérés comme des « communistes
honnêtes » auxquels on pouvait faire confiance.
Les insurgés voulaient-ils le retour des capitalistes et des propriétaires terriens ?
Une autre question intéressante à se poser est celle de savoir
qu’elles étaient les revendications des insurgés. Voulaient-ils le
retour au capitalisme ou laissaient-ils au moins ouverte la possibilité
de la restauration de la propriété privée et de la propriété foncière ?
En effet, dans les listes de revendications élaborées au cours de la
lutte ou en amont de l’éclatement de la révolution, on ne trouve aucune
trace de revendications de retour au capitalisme. Même parmi la fameuse
liste de 16 points élaborée par les étudiants la veille du début de la
révolution, le 22 octobre, qui était bien moins radicale que les
revendications ouvrières qui lui suivront, nulle part il n’est question
de restauration capitaliste. Au contraire, les revendications étudiantes
sont axées sur la démocratisation du parti et du régime exigeant la fin
du régime de parti unique et la liberté de presse et d’expression ; sur
l’exigence du retrait des troupes soviétiques du pays et
l’établissement de relations fraternelles d’égal à égal entre la Hongrie
et l’URSS ; sur la punition des responsables staliniens pour leurs
crimes ; sur la révision du plan économique ; sur le soutien aux
revendications ouvrières (salaires, droit de grève).
Ces revendications étudiantes vont être reprises par les travailleurs
de tout le pays qui y ajoutent des revendications locales et en même
temps développent leurs conseils d’usine, de quartiers. Ainsi, le 12
novembre, les délégués ouvriers des usines du 11e arrondissement de
Budapest votent une liste de revendications de huit points, qui
inspirera les autres par la suite. Parmi ces revendications, la première
affirmait : « la classe ouvrière révolutionnaire considère les usines
et la terre comme propriété du peuple travailleur ». Plus loin, et pour
réaffirmer la volonté des ouvriers de préserver leurs acquis, on exige
« de fixer des élections libres où ne peuvent participer que des partis
ayant reconnu nos conquêtes socialistes basées sur la propriété sociale
des moyens de production ».
Une autre démonstration forte de la volonté ouvrière et populaire de
se battre pour le vrai socialisme en Hongrie et aucunement pour revenir
au capitalisme, a eu lieu dans la ville industrielle de Sztalinváros
(actuelle Dunapentele). Dans cette ville les ouvriers se sont battus
jusqu’au dernier jour contre la seconde offensive militaire soviétique.
Le 7 novembre, jour de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre et
quelques heures seulement avant la défaite militaire de la révolution,
le conseil ouvrier de la ville s’adressait comme ceci aux soldats
russes : « Soldats, votre Etat a été créé au prix d’un combat sanglant
pour que vous, vous ayez la liberté. Pourquoi vouloir écraser notre
liberté à nous ? Vous pouvez voir de vos yeux que ce ne sont pas les
patrons d’usine, ni les gros propriétaires, ni les bourgeois qui ont
pris les armes contre vous. Mais c’est le peuple hongrois qui combat
désespérément pour les mêmes droits pour lesquels vous avez, vous, lutté
en 1917 ».
Les exemples, les déclarations, articles de journaux et témoignages
sont très nombreux pour dévoiler les mensonges et les falsifications
staliniennes pour justifier l’écrasement dans le sang de la révolution
hongroise de 1956. Mais les mensonges et falsifications sont aussi du
côté des propagandistes et des « intellectuels » pro-impérialistes qui
dans leurs récits occultent même le rôle fondamental de la classe
ouvrière, les conseils ouvriers comme la plus puissante forme
d’auto-organisation et de démocratie socialiste, leurs revendications.
Car leur objectif aussi c’est de défigurer la vraie mémoire de cette
lutte héroïque du peuple hongrois pour la liberté, pour le socialisme.
La « main de l’impérialisme »
Mais, certains diraient, derrière ces « intentions louables » des
travailleurs et des masses peut toujours se cacher la main de
l’impérialisme pour essayer de tirer profit de l’affaiblissement de
l’influence de l’URSS sur la Hongrie et dans d’autres pays de la région
pour restaurer le capitalisme. Or, ces arguments ne tiennent pas la
route si on prend en considération la situation géopolitique de
l’époque. En effet, une telle intervention de la part des puissances
impérialistes signifierait ouvrir la porte du risque de guerre directe
avec l’URSS, voire de guerre nucléaire.
En ce sens, la politique des puissances était de procéder avec
beaucoup de prudence et d’éviter de « provoquer » l’URSS. Le processus
de déstalinisation venait de commencer et les occidentaux n’avaient pas
vraiment des forces fiables sur lesquelles s’appuyer sur place. Ainsi,
Gusztáv Kecskés dans le chapitre qu’il a écrit sur la politique des
puissances occidentales pendant la révolution hongroise dans l’ouvrage
collectif 1956, une date européenne, cite des archives de l’OTAN
déclassées récemment : « Selwyn Lloyd, ministre des Affaires étrangères
britanniques, attira l’attention de ses collègues sur la responsabilité
de l’Ouest. ‘‘Si des soulèvements analogues se produisent ailleurs de
fortes pressions s’exerceraient sur les puissances occidentales pour
qu’elles interviennent militairement’’. (…) Le ministre britannique
souligna qu’il fallait que les puissances occidentales évitent avec le
plus grand soin d’inciter les peuples des pays d’obédience communiste à
des révoltes armées contre le régime soviétique, révoltes qu’elles
n’étaient pas disposées à appuyer militairement » (p. 299-300).
Le même auteur cite plus loin un rapport de l’OTAN d’avril 1957 qui
va aussi en ce sens : « ‘‘L’Occident ne retirerait aucun avantage en
encourageant le sabotage, l’émeute ou les opérations de guérilla dans
tel ou tel pays satellite. Les grèves et les manifestations pacifiques,
si elles se produisaient, pourraient jouer un rôle appréciable en
cristallisant l’opposition populaire aux régimes actuels dans les
satellites qui sont demeurés relativement calmes (Tchécoslovaquie,
Bulgarie et Roumanie)’’. En ce qui concerne la Hongrie, on voulait se
garder d’y encourager des manifestations, fussent-elles pacifiques ».
Mais au-delà de ces considérations politico-militaires il y a un
autre aspect fondamental qui a conduit les puissances impérialistes à ne
pas intervenir en Hongrie et en fin de compte, malgré les
gesticulations et discours à l’ONU, laisser les mains libres à l’URSS
pour écraser la révolution. En effet, le message que les ouvriers et la
jeunesse envoyaient avec leur révolution, son contenu politique et ses
méthodes, était trop subversif. L’exemple de la révolution hongroise
représentait un danger trop grand non seulement pour la bureaucratie du
Kremlin et des pays satellites mais aussi pour les capitalistes
occidentaux.
Hongrie 1956. Une révolution ouvrière, une révolution politique
En réalité, ce qui a eu lieu entre octobre et décembre 1956 en
Hongrie n’était ni une contre-révolution fasciste ni un mouvement
pro-capitaliste. Il s’agissait peut-être de l’exemple concret le plus
grandiose d’un processus de révolution politique contre le stalinisme.
Trotsky analysant dans les années 1930 la dégénérescence de l’URSS
considérait que la seule façon de régénérer les bases de l’Etat ouvrier
bureaucratiquement déformé en URSS était une révolution politique
dirigée par la classe ouvrière. Dans son ouvrage La Révolution trahie,
Trotsky définit la « révolution politique » contre la bureaucratie
stalinienne comme ceci : « La révolution que la bureaucratie prépare
contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d’octobre 1917 : il ne
s’agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer
une forme de propriété par une autre. L’histoire a connu, outre les
révolutions sociales qui ont substitué le régime bourgeois à la
féodalité, des révolutions politiques qui, sans toucher aux fondements
économiques de la société, renversaient les vieilles formations
dirigeantes (1830 et 1848 en France, février 1917 en Russie). La
subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes
conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d’une
transformation politique ».
Aussi bien les falsificateurs staliniens que les propagandistes
pro-impérialistes n’avaient aucun intérêt à évoquer ce processus de
révolution politique, ouvrière et socialiste. C’est pour cela que tous
deux présentent, sous des angles différents, la révolution hongroise de
1956 comme une « révolution pro-capitaliste ». Les falsificateurs des
deux côtés avaient tout intérêt à présenter le régime policier de la
bureaucratie du Kremlin comme « le communisme ».
Mais la jeunesse, les travailleurs et les masses de Hongrie avec
leurs actions, leurs revendications, leur organisation démentaient ces
discours. Le phénoménal processus de révolution politique entamé en
Hongrie a été interrompu. Il a été brisé. Dans le sang et le feu. C’est
un processus qui s’est vu limité aussi parce que sa direction était
faible, pratiquement pas préparée et très peu consciente des objectifs
politiques qui se sont imposés aux travailleurs hongrois. En réalité, il
n’y a pas eu de direction révolutionnaire en Hongrie capable
d’organiser et canaliser toute l’énergie des travailleurs et des masses
vers la substitution du régime policier stalinien par la vraie
démocratie socialiste, basée sur les conseils que les travailleurs ont
mis sur pied. Pourtant, rien que ces tendances puissantes à la
révolution politique qui commençaient à se développer ont été
suffisantes pour effrayer le stalinisme et les gouvernements
impérialistes.
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