Philippe Alcoy
« Les évènements de Hongrie sont (…) devenus pour le prolétariat
international un point crucial (…). Avant tout la tragédie des journées
d’Octobre à Budapest a dévoilé dans toute sa nudité le visage
antipopulaire du stalinisme. Ensuite elle a révélé dans le mouvement
communiste du monde entier deux tendances opposées : la tendance
stalinienne, c’est-à-dire réactionnaire, et la tendance antistalinienne,
communiste, c’est-à-dire celle qui peut mener à la résurrection du
mouvement ouvrier ». Ces mots ont été écrits le 4 novembre 1956,
jour de la seconde intervention militaire soviétique en Hongrie, par le
journal polonais Po Prostu qui est devenu par la suite l’organe de
l’opposition communiste antistalinienne en Pologne jusqu’à 1957.
En effet, alors que les propagandistes des capitalistes ont lié la
falsification stalinienne au communisme réel et à toute idée de
révolution, les secteurs les plus avancées de la jeunesse, des
intellectuels, de la classe ouvrière de la région arrivaient très
rapidement à des conclusions claires sur ce qui se passait vraiment dans
le « bloc socialiste ». Et ce n’est pas un hasard que ce soit un
journal communiste et antistalinien polonais qui arrive à ces
conclusions à la lumière de l’expérience hongroise. Car l’histoire de la
révolution des conseils en Hongrie est étroitement liée à la Pologne et
à la contestation ouvrière et populaire dans ce pays au cours de
l’année 1956.
Le précédent polonais
A la veille (littéralement) de l’insurrection hongroise l’agitation sociale était très forte en Pologne, attisée par l’ouverture des procès des insurgés de Poznan en septembre 1956. C’est dans ce contexte le 16 octobre, quelques jours avant le plenum du Parti Ouvrier de Pologne (POPU), qu’on annonce que son ancien secrétaire général, Wladyslaw Gomulka, emprisonné en 1949 pour « déviation nationaliste » (et libéré en 1954) allait y être invité. Il s’agissait clairement d’une tentative de la part de l’appareil du parti de calmer la situation.
Cependant, cette décision n’était pas regardée d’un bon œil par
Moscou. Le 19 octobre, jour du plénum du POPU, une tentative incroyable
d’intimidation se produit : une délégation russe, dont Nikita
Khrouchtchev lui-même était à la tête, arrive par surprise à Varsovie
pour empêcher la nomination de Gomulka à la tête du parti, et donc de
l’Etat, ou en tout cas pour essayer d’imposer ses conditions.
La réponse ouvrière est immédiate. Les ouvriers se mettent en
mouvement contre cette manœuvre du Kremlin, ce qui oblige les
soviétiques à céder. Finalement, le 21 octobre, Gomulka est nommé
premier secrétaire du POPU. Mais l’agitation dans les usines et les
universités continue. C’est une défaite/compromis importante pour la
direction stalinienne de l’URSS.
Hongrie : de la solidarité internationaliste à l’insurrection
En Hongrie la situation sociale et politique était devenue très agitée également. Les réunions du cercle Petöfi, regroupant l’intelligentsia, des étudiants et certains ouvriers, sont massives. La bureaucratie préparant une éventuelle solution « à la Gomulka » en Hongrie, réintègre secrètement le 14 octobre Nagy au PC hongrois. Les étudiants commencent à organiser des assemblées générales et votent des revendications défiant les autorités universitaires et politiques. C’est dans ce contexte que les étudiants décident de convoquer une manifestation à Budapest le 23 octobre en solidarité avec le peuple polonais contre la provocation soviétique mais aussi pour défendre leurs propres revendications.
Le pouvoir est hésitant et cela se voit. Ainsi, le jour de la
manifestation, le 23 octobre, il annonce le matin son interdiction.
Puis, sous la pression populaire il doit revenir sur sa décision. Cette
hésitation est un encouragement pour la population. La manifestation,
prévue pour le matin à 10h, commence finalement vers 15h, ce qui
coïncidait avec l’horaire de sortie des usines des ouvriers. La
manifestation prend un caractère ouvrier et étudiant, populaire. Elle
devient plus dangereuse pour le pouvoir en place. Elle devient massive.
On estime la foule à 200.000 personnes.
Le soir, Enro Gero, secrétaire général du parti, de retour de
Belgrade où il se trouvait en déplacement, parle à la radio et lance un
discours provocateur contre les manifestants. A cette heure là les
revendications des manifestants étaient devenues entièrement
politiques : retrait des troupes soviétiques, nomination d’Imre Nagy à
la tête du gouvernement, un procès contre Matyas Rakosi et les
dirigeants staliniens. La rage monte parmi les ouvriers et les jeunes.
Mais c’est surtout après les premiers morts suite à la répression de la
part de la détestée police politique, l’AVH, devant le siège de la radio
que la manifestation devient insurrection. La révolution était en
marche. Les ouvriers fraternisent avec l’armée hongroise envoyée les
réprimer. Ils leur prennent les armes et ils vont aux casernes pour
s’armer.
Fait hautement symbolique mais important. Pendant que la nouvelle des
premiers morts se répand dans la ville et notamment dans les quartiers
ouvriers, les travailleurs commencent à se diriger vers la radio et vers
l’endroit où se trouvait une statue géante de Staline. La foule
commence à déboulonner la statue. Au bout de plusieurs heures elle
tombe ; il n’y restera que les bottes de Staline. Un travail de
professionnels, un travail d’ouvrier. Cela deviendra un symbole de la
révolution et on peut visiter jusqu’à nos jours cet endroit devenu « la
place des bottes de Staline ».
La nuit du 23 au 24 octobre, le pouvoir stalinien ne pouvait pas
compter sur l’armée hongroise qui fraternisait avec les manifestants ou
refusait de tirer. C’est alors que Gero fait appel à l’armée soviétique
pour lancer l’assaut contre l’insurrection en cours à Budapest. La
résistance est acharnée, notamment de la part de la classe ouvrière. Les
quartiers ouvriers sont les principaux foyers de résistance. Les
soldats russes, alors qu’ils étaient censés combattre une
« contre-révolution fasciste » se rendent compte qu’il s’agit en réalité
de la jeunesse et de la classe ouvrière de Budapest soulevées. La
majorité de ces soldats stationnait depuis des années en Hongrie et
avait tissé des liens avec la population locale. Dans ces conditions,
pour eux aussi la répression devient très difficile et eux aussi
fraternisent avec les masses.
Le 24 octobre on annonce que Nagy a été nommé à la tête du
gouvernement et que Gero quittait le poste de secrétaire général du
parti, remplacé par Janos Kadar. Celui-ci était une autre figure de la
dissidence au sein du parti mais deviendra par la suite tristement
célèbre comme l’un des principaux acteurs de la contre-révolution. Le
nouveau gouvernement, outre toutes les promesses de changement, essaye
de « rétablir l’ordre » et demande aux ouvriers et aux étudiants de
déposer les armes. Mais ceux-ci ne lui font pas confiance et exigent que
toutes leurs revendications soient satisfaites.
Naissance des conseils ouvriers
Le 24 octobre aussi naissent les premiers conseils ouvriers qui se développeront dans tout le pays et joueront un rôle déterminant dès le début. Les conseils vont organiser la lutte de la classe ouvrière mais aussi la vie quotidienne, même après l’écrasement militaire de l’insurrection début novembre.
En effet, alors qu’à Budapest le gouvernement de Nagy se mettait en
place et essayait de contrôler les institutions étatiques parallèlement
au développement des comités ouvriers, à l’intérieur du pays la
situation était bien différente. En effet, l’insurrection produit un
effondrement de l’appareil d’Etat et dans plusieurs villes importantes
de province les comités ouvriers assument le contrôle non seulement des
usines mais organisent la vie quotidienne.
Les ouvriers élisent des délégués mandatés et révocables à tout
moment. Dans les assemblées on discutait de tout : de l’organisation du
travail, de la politique, de la marche de la révolution, de l’armée. On y
élaborait les mandats et les revendications. Il s’agissait de
l’expérience de démocratie ouvrière la plus avancée de tous les pays du
« bloc socialiste ». Et après l’écrasement militaire de la révolution
ils répondent en déclenchant la grève générale et la résistance face au
gouvernement contre-révolutionnaire de Janos Kadar.
La première phase de la révolution se concrétisait. Le 29 octobre on
annonce le départ des troupes soviétiques. Nagy est au pouvoir, Rakosi
et Gero en ont été chassés, les russes commencent leur retrait du pays,
les ouvriers contrôlent leurs usines. C’est la victoire. C’est
« l’illusion de la victoire » en réalité. Les conseils ouvriers font
confiance au gouvernement Nagy (notamment à Budapest) mais pas
complètement. C’est pour cela qu’ils restent armés. Le gouvernement
soviétique, qui sait que Nagy ne peut pas contrôler totalement les
travailleurs, annonce son intention de négocier avec le gouvernement
hongrois. Ce sera un mensonge, tout comme le retrait des troupes
soviétiques.
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