Philippe Alcoy
Si l’agitation restait forte en Hongrie vers la fin du mois
d’octobre 1956, l’enthousiasme parmi les ouvriers, la jeunesse et les
masses l’était tout autant. Après de durs et héroïques combats contre la
première intervention de l’armée soviétique, les insurgés avaient
réussi à imposer Imre Nagy à la tête du gouvernement, à chasser les
dirigeants staliniens les plus notoires de la tête du parti et des
postes-clés du gouvernement, ainsi que le retrait des troupes
soviétiques. Tout semblait indiquer que les dirigeants staliniens du
Kremlin avaient accepté d’avancer dans une « solution négociée » comme
en Pologne avec Gomulka. Cependant, rapidement, les travailleurs et les
masses hongroises allaient dramatiquement constater tout le contraire.
Pourquoi le Kremlin a décidé de lancer la seconde intervention ?
La bureaucratie du Kremlin était en train de préparer une
contre-offensive. Même si les dirigeants soviétiques avaient envisagé à
un moment une alternative plus « souple » pour dévier/écraser la
révolution en cours, c’est l’option de l’intervention armée directe qui a
prévalu.
En effet, pour accepter une solution négociée comme en Pologne,
c’est-à-dire pour que les nouveaux dirigeants « réformateurs » mettent
fin à la révolution eux-mêmes, il y avait besoin d’un appareil d’État et
d’un parti forts. Or, en Hongrie, la révolution avait provoqué un
effondrement de l’édifice totalitaire et le parti était divisé. En même
temps, les premiers discours de Nagy appelant au calme et à la
modération avaient créé une certaine méfiance entre celui-ci et les
masses. La bureaucratie soviétique se rendait compte que Nagy n’allait
pas pouvoir jouer le rôle que Gomulka jouait en Pologne.
Une autre raison, sur le terrain international, allait renforcer les
partisans d’une intervention militaire directe de l’URSS en Hongrie. Le
28 octobre 1956, les armées françaises, britanniques et israéliennes
lançaient une attaque contre l’Egypte après que le gouvernement de
Nasser ait nationalisé le canal de Suez. Après les concessions faites en
Pologne et l’attaque d’un allié par des forces impérialistes, reculer
en Hongrie était perçu comme un signal de faiblesse de la part de l’URSS
sur la scène internationale. Le Kremlin ne voyait pas d’autre solution
que d’imposer « l’ordre » par la force dans le pays magyar.
À cela, il fallait ajouter les déclarations du gouvernement de Nagy.
En effet, celui-ci constatant que les troupes soviétiques n’étaient pas
vraiment en train de partir, mais au contraire d’autres étaient en train
d’arriver, et sous la pression des masses, il décida de sortir du Pacte
de Varsovie et de déclarer la neutralité de la Hongrie. Nagy déposa une
plainte à l’ONU le 1er novembre. Mais la décision d’une seconde
invasion soviétique avait déjà été prise le 29 octobre à Moscou.
Les méthodes criminelles du stalinisme
Pour éviter tout type de fraternisation, comme lors de la première
intervention, cette fois les dirigeants soviétiques avaient mobilisé des
unités venues d’Asie centrale, ne parlant pas le russe, et donc rendant
plus difficile la communication avec la population locale dont une
partie parlait le russe, langue obligatoire à l’école.
D’un point de vue politique, le Kremlin avait besoin d’alliés locaux
et d’une « solution de rechange » pour Nagy et ses alliés. C’est ainsi
que l’on commença à comploter avec le nouveau secrétaire général du
parti, Janos Kadar, qui avait été torturé sous le régime de Rakosi et
avait une réputation de communiste non lié au stalinisme. Kadar partit
en secret vers l’Union soviétique à la fin du mois d’octobre et ne
revint en Hongrie que le 4 novembre, accompagné des blindés et des
200000 soldats soviétiques.
Un autre événement dans ces heures décisives et dramatiques a très
bien exprimé le caractère néfaste et les méthodes de criminels de la
bureaucratie stalinienne. Face aux révolutionnaires hongrois, la
supériorité militaire de l’URSS ne faisait pas doute. Cependant, pour
s’assurer de réduire presque à néant les possibilités de défense des
insurgés, la bureaucratie stalinienne tendit un piège au commandement
militaire du gouvernement Nagy. Ainsi, le 3 novembre, le ministre
hongrois de la Défense Pal Maleter et le chef de l’état-major major
Istvan Kovacs furent invités pour négocier. Tous deux furent séquestrés
par l’armée soviétique lors de la rencontre. C’était la veille de la
seconde invasion russe. Les appels désespérés de Nagy exigeant que
Maleter regagne son poste le soir du 3 novembre passèrent à l’Histoire
comme l’une des scènes les plus tragiques de l’impuissance du
gouvernement hongrois face à l’offensive soviétique.
Quant à l’attitude des dirigeants des autres pays dits
« socialistes », malgré les nuances, l’opinion était unanime : il
fallait écraser la révolution. Et sur cela tous étaient d’accord, même
ceux qui apparaissaient comme les plus « indépendants » vis-à-vis de
Moscou (Mao, Tito et Gomulka lui-même). Comme l’affirme George Kaldy
dans son livre sur la révolution hongroise : « Au-delà du désir plus
ou moins clairement affirmé de rendre leur État national le plus
autonome possible vis-à-vis de Moscou, ils partageaient tous une même
crainte sociale. Ce n’est pas Nagy, bien sûr, qui les inquiétait : il
était l’un de leurs. Ce qui les inquiétait, c’est ce qu’il y avait en
dessous, le bouillonnement populaire, les conseils ouvriers, les
discussions politiques partout, la population en armes » (p. 196).
Une résistance ouvrière et populaire héroïque
Les troupes et les tanks soviétiques traversaient la Hongrie depuis
le Nord-est vers Budapest, et les insurgés n’avaient pratiquement
personne pour diriger la résistance face à la contre-révolution.
L’attaque fut brutale. Sans pitié. L’artillerie russe détruisit les
maisons et tout sur son passage. Elle tira même contre la population
civile.
Ce 4 novembre à 4 heures du matin, Nagy lança un message à la radio : « Ici
Imre Nagy, Président du Conseil. Aujourd’hui à l’aube, les troupes
soviétiques ont déclenché une attaque contre la capitale avec
l’intention évidente de renverser le gouvernement légal de la démocratie
hongroise. Nos troupes combattent. Le gouvernement est à son poste ».
Mais le gouvernement Nagy n’existait plus. Celui-ci se réfugia à
l’ambassade yougoslave, ce qui embarrassa énormément Tito et le
gouvernement yougoslave en plein rapprochement avec Moscou.
Janos Kadar, revenu de l’URSS, proclama la formation d’un
gouvernement « ouvrier et paysan ». Mais ce gouvernement n’avait
« d’ouvrier et paysan » que le nom. Les ouvriers étaient dans les
conseils, dans les quartiers, dans les villes, dans les montagnes,
partout dans le pays, les armes à la main, se battant contre l’armée
soviétique, dont Kadar n’était qu’une marionnette. En effet, si le
matériel militaire faisait défaut aux insurgés, la conviction de la
justesse de leur lutte et l’envie de se battre pour le vrai socialisme
étaient immenses. Malgré la férocité de l’attaque soviétique,
l’isolement de la révolution au niveau international et le manque de
préparation, les ouvriers et les masses hongroises résistèrent
militairement pendant plus d’une semaine. Des milliers de personnes
furent mortes et emprisonnées ; 200000 personnes furent obligées de
s’exiler.
Mais, malgré la défaite militaire, la classe ouvrière continua à se
battre à travers la grève générale. Les conseils ouvriers se
renforcèrent et développèrent. Leur coordination devint plus que jamais
une question de vie ou de mort, face à l’armée soviétique et au
gouvernement contre-révolutionnaire de Janos Kadar. C’est ainsi qu’est
né le 14 novembre le Conseil central ouvrier du Grand Budapest, sous le
nez de l’armée d’occupation soviétique. Celui-ci regroupait des délégués
élus dans toutes les entreprises de Budapest.
Ce fut après l’écrasement militaire de la révolution que l’on vit
clairement le rôle fondamental des conseils ouvriers qui, non seulement
décrétèrent une grève générale et empêchèrent pendant des semaines
entières le fonctionnement normal de l’économie, mais réorganisèrent
même la vie quotidienne pour satisfaire les besoins populaires les plus
urgents.
Il s’agissait d’une nouvelle phase de la révolution, dont l’objectif
central était devenu, pour le gouvernement de Kadar et l’armée
soviétique, de briser l’organisation ouvrière en mettant fin aux
conseils qui avaient littéralement pris le contrôle des usines et des
quartiers populaires de Budapest, où se trouvait le centre politique du
pays. En province, les conseils ouvriers s’étaient pratiquement
substitué à toutes les institutions étatiques, et ils étaient devenus
les organisateurs de la vie quotidienne dès le début de la révolution,
les 23 et 24 octobre.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le gouvernement Kadar et
l’armée soviétique aient déployé un dispositif militaire monstrueux pour
empêcher que la réunion, qui allait créer un conseil ouvrier central au
niveau national, ait lieu le 21 novembre. Aussi bien la bureaucratie
hongroise que les dirigeants du Kremlin savaient que les conseils
ouvriers représentaient un vrai danger pour leur pouvoir, même si les
conseils n’avaient jamais revendiqué clairement leur volonté de prendre
le pouvoir, c’est-à-dire la perspective de créer une pouvoir propre face
au pouvoir stalinien. En n’affichant pas de mot d’ordre tel que « tout
le pouvoir aux conseils », ils se limitèrent plutôt à exiger le retour
de Nagy à la tête du gouvernement.
Le gouvernement Kadar et le Kremlin ne purent mettre fin au mouvement
qu’à la mi-décembre, même si des grèves et des explosions sporadiques
continuaient à avoir lieu. Mais ce n’est qu’en septembre 1957 que le
gouvernement hongrois put définitivement en finir avec les conseils. La
répression contre les insurgés fut extrêmement forte. Plusieurs furent
condamnés à mort, d’autres passèrent des années en prison, une grande
partir durent s’enfuir du pays.
La faillite de la stratégie « réformatrice » du gouvernement Nagy
Une des caractéristiques de la révolution hongroise de 1956 fut que
les insurgés ne firent pas complètement confiance à Imre Nagy, même si
l’une de leurs principales revendications était la formation d’un
gouvernement avec Nagy à sa tête, et qu’après sa destitution le 4
novembre les ouvriers exigèrent son retour.
Pour les dirigeants staliniens, l’objectif de mettre Nagy à la tête
du gouvernement, après l’insurrection du 23-24 octobre, était de calmer
les manifestants et de ramener « l’ordre ». Nagy lui-même espérait
pouvoir arriver à un accord avec l’URSS sur certaines revendications,
comme le retrait des troupes soviétiques de la Hongrie pour mettre fin à
l’agitation sociale.
Mais, malgré les signes évidents et concrets que les Soviétiques
n’étaient pas du tout prêts à négocier et encore moins à se retirer, car
ils étaient au contraire en train d’avancer vers Budapest, Nagy
continuait à espérer d’arriver à un accord. Car, dans la perspective de
« réformer » le régime stalinien, Nagy voulait à tout prix éviter de
résister les armes à la main pour « éviter la guerre ». Les tanks
soviétiques étaient déjà en train d’encercler la ville et son ministre
de la Défense fut arrêté par l’URSS quand Nagy décida finalement donner
l’ordre de « résister ». Or, dans une lettre de Tito datée du 8 novembre
et adressée à Khrouchtchev, il est affirmé que dès le 2 novembre, des
membres du gouvernement Nagy allèrent négocier avec l’ambassade
yougoslave pour s’y réfugier. Tito affirme dans cette lettre : « dans
l’esprit de cette conversation, notre représentant a répondu (…) que
nous étions prêts à les aider à condition que cela se fasse
immédiatement. Nous nous attendions à ce qu’ils répondent le dimanche (4
novembre). Mais dès le matin, l’armée soviétique est entrée en action,
et, au lieu de cette réponse, nous avons vu, aux premières heures de la
matinée, arriver à notre ambassade Nagy et quinze autres dirigeants de
son gouvernement avec leurs familles » (reproduit dans les Cahiers du mouvement ouvrier n° 32, CERMTRI, 2006).
L’asile dans l’ambassade yougoslave finira le 22 novembre quand,
suite à une promesse de la part du gouvernement de Kadar, Nagy et ses
proches acceptèrent de partir et furent tout de suite arrêtés par les
Soviétiques et envoyés en Roumanie. En juin 1958, Nagy et Maleter furent
pendus avec d’autres, et enterrés dans une fosse commune. Ce fut la fin
tragique des ex-membres du gouvernement Nagy et de son orientation
« réformatrice ». Cette orientation de conciliation avec la bureaucratie
fut précisément un des éléments qui pesèrent lourdement dans la
préparation de la défense militaire de la révolution.
Malgré cela, les ouvriers continuèrent la résistance et à se battre
par tous les moyens disponibles. Mais ils étaient isolés
internationalement. Les ouvriers des autres pays du « bloc socialiste »
et de l’URSS suivaient déconcertés les événements hongrois, mais ils
n’étaient pas capables de venir en aide à leurs frères et sœurs
hongrois. Pourtant, la solidarité du prolétariat international, à l’Est
comme à l’Ouest, aurait été fondamentale pour tordre le bras de la
contre-révolution stalinienne et ouvrir la voie à la régénération
révolutionnaire des États ouvriers bureaucratisés et avancer vers la
révolution internationale. Et la révolution politique contre la
bureaucratie était effectivement la seule voie réaliste pour le faire.
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