Philippe Alcoy
La Hongrie faisait partie des pays occupés par l’Armée
Rouge à la fin de la guerre. Et malgré l’enthousiasme que l’arrivée de
l’Armée Rouge avait produit parmi les masses ouvrières et paysannes, les
agents staliniens sur place ont tout fait pour empêcher que les organes
d’auto-organisation, qui commençaient à apparaître dans le pays, se
développent. Alors que les paysans occupaient les terres et les ouvriers
mettaient en place des conseils dans les usines, le but du stalinisme
était de reconstruire un « État fort » sous sa direction, allié à des
secteurs capitalistes locaux. Pour ce faire, il a mis en place un
« front populaire » formé de partis paysans, le parti social-démocrate
mais aussi des partis pro-capitalistes comme les démocrates-libéraux.
Entre 1945 et 1948, les différents gouvernements procédèrent à la
réforme agraire et à la nationalisation des secteurs clé de l’économie
(plus par nécessité pour le redémarrage de l’économie que par conviction
idéologique). Il y eut des progrès dans l’éducation, la santé et les
conditions de vie de manière plus générale.
Cependant, en 1948 le stalinisme opéra un tournant politique brusque.
Le régime de parti unique fut instauré, les libertés démocratiques
bannies. Sur le plan économique, le régime dirigé par Matyas Rakosi, le
« Staline hongrois », et Enro Gero, impose la collectivisation forcée
dans les campagnes. On favorisera ensuite le développement de
l’industrie lourde au détriment de l’industrie légère et de la
production de biens de consommation quotidiens de la population. Le
résultat fut une dégradation des conditions de vie des masses.
Le tournant est brutal et la répression aussi. Des centaines de
milliers de personnes sont emprisonnées, des camps d’internement sont
créés dans tout le pays. Dans cet état de terreur, des dirigeants
politiques sont exécutés, des opposants réels ou supposés à l’intérieur
du Parti Communiste aussi. Le rôle de la police politique, la détestée
AVH (Allam Védelmi Hatoság), était central : dans les années 1950, elle
comptait près de 100.000 membres pour un pays de 9,5 millions de
personnes.
L’un des événements politiques marquants de l’époque, et qui exprime
clairement le climat de terreur existant, fut l’exécution de Laszlo
Rajk, dirigeant communiste accusé de « titisme », en 1949. Peter Fryer
était l’envoyé spécial en Hongrie du Daily Worker, le journal du Parti
Communiste Britannique. Plus tard, à la suite de ce qu’il vit au cours
de la Révolution des Conseils et à la censure de ses articles par le
stalinisme britannique, il rompra avec le PC. Dans son livre dédié à la
Révolution des Conseils, Hungarian Tragedy, il expose les méthodes que le stalinisme a utilisées contre Rajk pour le tromper et l’exécuter : « d’abord
il a été torturé (…) Ensuite, quand le processus d’adoucissement
l’avait rendu convenablement réceptif, un communiste soviétique (…) lui a
dit que l’Union Soviétique avait besoin de son aveu comme arme contre
Tito. S’il acceptait de mener cette importante œuvre politique, bien
qu’officiellement il serait mort, on prendrait soin de lui dans l’Union
Soviétique pour le reste de sa vie et on donnerait à son fils une bonne
éducation. Il a accepté. Quand on l’a amené pour l’exécution, à laquelle
son épouse Julia a été forcée d’assister, on lui a mis un morceau de
bois dans la bouche pour empêcher qu’il explique aux soldats comment il
avait été trompé. (…) Et cerise sur le gâteau, on a enlevé la garde de
son fils à son épouse et il a été élevé par des inconnus sous un autre
nom ».
En effet, la légitimité des « bureaucraties staliniennes satellites »
était faible. Elles ne jouissaient pas par exemple du prestige
populaire de la bureaucratie titiste qui avait dirigé la résistance des
peuples yougoslaves contre l’occupant nazi et les forces réactionnaires
locales. Les frictions entre Staline et Tito étaient devenues trop
fortes et la rupture s’est consommée. Même si la direction titiste était
plus proche du stalinisme que d’une direction révolutionnaire, son
exemple était « trop dangereux » pour le pouvoir soviétique et ses
bureaucraties satellite. Le pouvoir de celles-ci reposait en dernière
instance sur la force militaire soviétique. C’est pour cela que leur
rôle dans la campagne internationale stalinienne contre Tito fut très
violent. Et le procès de Rajk en Hongrie s’inscrivait dans cette
campagne.
Mais la terreur stalinienne en Hongrie était dans chaque détail de la
vie, au quotidien, et touchait l’ensemble de la population. Marika
Kovacs, témoin et surtout actrice de la révolution hongroise, exilée en
France par la suite et devenue trotskyste plus tard, décrit l’ambiance
de pression et d’intimidation sur la population dans un recueil
autobiographique et sur la révolution. Elle y raconte ce qui se passait à
l’université : « Dès notre retour [des vacances] au début de l’année
scolaire, des professeurs triés sur le volet, et les responsables du
parti mettaient tout en œuvre pour nous convaincre que ce que nous
avions vu et vécu n’avait rien à voir avec la réalité. Tout devait être
conforme à la pensée officielle. Les idées reçues étaient répétées,
elles s’imposaient à nous et nous n’osions plus dire que dans nos
villages, chez nos parents nous vivions autre chose. Les bureaucrates de
l’université n’hésitaient pas, si besoin était, de qualifier nos
parents de contre-révolutionnaires… Les rentrées scolaires étaient pour
nous un véritable traumatisme. Ils nous présentaient la société
organisée en catégories figées dans une hiérarchie immuable (…) Nous
étions pris de panique devant l’éventualité de voir nos parents
qualifiés de contre-révolutionnaires, c’est pourquoi nous nous
censurions nous-mêmes (…) Nous étions tous fichés. Pour chaque citoyen
était établie une carte où la position sociale de sa famille était
inscrite (…) Cette place dans la hiérarchie sociale comptait autant que
les résultats scolaires pour entrer et suivre l’université. C’est
pourquoi l’un des premiers actes révolutionnaires en 1956 sera de
retrouver et de brûler ces cartes » (page 91).
Pour citer encore Peter Fryer, en parlant de la relation entre la
population et le régime, il explique que « la plupart des hongrois, bien
qu’ils ne veuillent pas le retour du capitalisme ou des propriétaires
terriens, ils détestent aujourd’hui, légitimement, le régime de
pauvreté, de saleté et de peur que l’on leur a présenté comme le
communisme ».
Une lutte contre l’oppression nationale aussi
Mais l’oppression stalinienne sur le peuple hongrois, ainsi que sur
les autres peuples de la région, ne s’exprimait pas seulement à travers
une dictature policière interne. Elle se manifestait également à travers
une véritable oppression nationale exercée par l’URSS stalinisée sur
les « États satellites ». C’est d’ailleurs en grande partie le refus de
se subordonner complètement à la bureaucratie du Kremlin qui avait
provoqué en 1948 la rupture entre Staline et Tito.
En effet, malgré le fait que l’Armée Rouge ait occupé toute la région
orientale du continent européen, permettant à Staline d’élargir son
influence et domination, ces pays n’ont pas été intégrés directement à
l’Union Soviétique. Ensemble, ils sont devenus une sorte de « zone
d’amortissement » face à d’éventuelles attaques militaires des
puissances impérialistes occidentales. Mais en même temps ils étaient
séparés les uns des autres. La bureaucratie stalinienne s’opposait à
tout projet de fédération socialiste, comme elle l’avait démontré dans
le cas yougoslave et les pays balkaniques.
Pour s’assurer de sa domination sur les « États satellites », la
bureaucratie du Kremlin leur imposa de lourdes réparations de guerre. La
Hongrie par exemple devait payer 600 millions de dollars, ce qui était
une fortune à l’époque pour une petite nation de près de 10 millions
d’habitants complètement ruinée par la guerre. Autrement dit, les
travailleurs et les masses paysannes pauvres devaient payer pour les
décisions et alliances politiques des classes dominantes locales. Une
aberration totale.
Mais le stalinisme ne s’arrêtait pas là. En Hongrie et ailleurs, il
imposa la fermeture des usines les plus importantes, créa des
« entreprises mixtes » où l’URSS contrôlait à 50% les décisions prises.
Le Kremlin imposait des conditions d’échange commercial totalement
défavorables pour les pays « partenaires ». De cette façon la dépendance
économique vis-à-vis de l’URSS était complète.
Cette oppression nationale avait sa traduction aussi sur le plan
culturel. L’art devait respecter strictement la doctrine du « réalisme
socialiste ». La science était soumise aux savoirs développés en Union
Soviétique. L’apprentissage de la langue russe était obligatoire et
celle-ci est pratiquement devenue la seule langue étrangère enseignée
dans les écoles, les lycées et les universités. Le tout était en outre
encadré par la présence permanente de l’Armée Rouge sur le territoire
hongrois.
Il faudrait mentionner ici comment le stalinisme a exploité la
« théorie du socialisme dans un seul pays » ou l’idée utopique et
réactionnaire de la construction d’un « socialisme national ». En effet,
dans une région traversée par des questions nationales non résolues, à
la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le discours sur la construction du
« socialisme national » semblait conforme à l’état d’esprit des peuples
d’Europe centrale et de l’Est. Il permettait de construire l’État
national, avec ses frontières délimitées, au prix de nettoyages
ethniques si nécessaire, au nom du « socialisme ». Cependant, cette
soi-disant construction nationale du socialisme devait être subordonnée
aux intérêts de la bureaucratie stalinienne de Moscou. Comme le dit
Georges Kaldy dans son livre Hongrie 1956 : « les États des
démocraties populaires, tout en semblant bâtis sur le même modèle,
étaient cependant restés indépendants. Ils étaient ressemblants mais, en
même temps, coupés les uns des autres. Détail significatif : s’il était
inimaginable pour les citoyens ordinaires de ces pays de se rendre en
Occident, il restait extrêmement difficile même de se rendre d’une
démocratie populaire à l’autre (…) Et si la moindre manifestation de
sentiments anti-russes attirait les foudres, la tolérance était plus
souple vis-à-vis des ressentiments nationaux des uns vis-à-vis des
autres » (p. 40).
De cette façon, le Kremlin s’assurait qu’aucun type d’union entre ces
pays ne surgirait et qu’ils resteraient atomisés face à l’URSS. La
remise en cause, même très partielle, de cette subordination était
qualifiée de « déviation nationaliste », de « titisme ». Effectivement,
la haine populaire, les frustrations, la misère, étaient vers 1956 trop
grandes, contre un régime dirigé littéralement par des criminels et des
contre-révolutionnaires.
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