Philippe Alcoy
Au cours de ces 30 ou 40 dernières années, certaines phrases
chargées de sens politiquement sont devenues mondialement célèbres et
même une sorte « sens commun » durant toute une période. Le « There is
no alternative » (« Il n’y a pas d’autre alternative ») de Margareth
Thatcher, en parlant de la « mondialisation » et du néolibéralisme, en
est une très connue. Mais celle du politologue nord-américain Francis
Fukuyama au début des années 1990 sur « la fin de l’histoire » après la
dissolution de l’Union Soviétique et l’ouverture du processus de
restauration capitaliste en Europe de l’Est n’a pas moins marqué toute
une période. Mais ce même Fukuyama aujourd’hui alerte du danger que le
« pouvoir de l’argent » pose sur la « démocratie ». Qu’exprime cette
nouvelle posture bien moins arrogante et triomphaliste ?
C’est au cours d’un entretien pour le journal brésilien Folha de São Paulo
à propos de la crise politique au Brésil, où il participera d’un
colloque, et sur les élections présidentielles aux Etats Unis, que
Fukuyama lance cette alerte. Il y déclare notamment que la « corruption et l’impunité retirent toute crédibilité au système ».
Fukuyama dénonce également le traitement privilégié dont les
parlementaires ou ministres jouissent et qui leur permet d’échapper à la
justice, même si leur culpabilité face aux crimes a été démontrée.
Pour lui, cette règle du régime politique brésilien est une « très
mauvaise idée », et il conseille de « mettre fin à cette impunité pour les criminels qui occupent des postes dans le pouvoir législatif et exécutif ».
Pour Fukuyama, Dilma et le PT ont raté une opportunité en juin 2013
quand la jeunesse est descendue massivement dans la rue pour dénoncer la
corruption à la fois conjoncturelle, liée aux dépenses pour la Coupe du
Monde et les Jeux Olympiques, et celle davantage structurelle. Pour le
politologue américain, le PT aurait dû se lancer dans la « lutte contre la corruption » au lieu de parier sur la « polarisation idéologique ».
Mais maintenant que la crise ne fait que s’approfondir, et que le plus
probable est que Dilma Rousseff doive quitter son poste de présidente,
Fukuyama estime que « la grande tragédie de l’opportunisme politique,
c’est qu’il ne semble pas que celui qui succèdera à Dilma ait un grand
intérêt à mettre en place une réforme du système politique ».
Quand on l’interroge sur la situation politique aux Etats Unis, son constat n’est pas moins amer : « cela
fait dix ans que le Congrès n’a pratiquement plus voté de lois. Même
pas les budgets sont votés (…) L’opinion selon laquelle le poids de
l’argent sur la politique est scandaleux a également progressé (…) Il y a
des foyers de mécontentement dans le pays. Les afro-américains se
sentent injustement persécutés par la police et la classe ouvrière
blanche, sans diplômes universitaires, pense que les deux [principaux]
partis politiques n’ont rien à faire d’elle ».
Pour Fukuyama, « les plus grandes menaces pour la démocratie
libérale viennent de l’intérieur, de l’Occident lui-même. Le système
n’est pas en train de marcher bien (…) Dans le cas nord-américain, il
nous faut réduire le poids excessif de l’argent sur la politique,
notamment dans les campagnes électorales, [cela] discrédite le système ».
Ces discours alarmistes du père de « la fin de l’histoire »
contrastent énormément avec le triomphalisme que lui-même exprimait au
début des années 1990. Autant sa phrase arrogante exprimait l’état
d’esprit d’une grande partie de la bourgeoisie au niveau mondiale à
l’époque, on peut faire l’hypothèse qu’aujourd’hui sa posture révèle
également les craintes d’un secteur des classes dominantes mondiales :
que leur pouvoir économique commence à être perçu par les masses comme
étant de moins en moins légitime pour dicter les règles de la vie
politique.
En effet, les différentes mobilisations et mouvements qui se sont
développés depuis le début de la crise économique mondiale, des
Révolutions Arabes jusqu’à l’actuel mouvement Nuit Debout en France, en
passant par les Indignés, Occupy, Gezi Park en Turquie, et juin 2013 au
Brésil, à leur façon et malgré leurs limites, exprimaient cette remise
en cause de la domination du « 1% ». Ce n’est pas par hasard si Fukuyama
insiste autant sur l’importance de la « lutte contre la corruption » au
Brésil, qui avait été une obsession des politiciens impérialistes en
Europe de l’Est pour légitimer les nouveaux régimes nés à la suite de la
chute du « bloc soviétique ». En quelque sorte, la profonde crise
politique au Brésil présente un scénario cauchemardesque pour beaucoup
de classes dominantes à travers la planète, dont les régimes sont rongés
par une corruption structurelle.
Quand Fukuyama parlait de « la fin de l’Histoire » il répondait à la phrase de Marx selon laquelle « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes ».
Après la chute de l’URSS Fukuyama avait trouvé une formule littéraire
pour décréter la victoire définitive du capitalisme, la « fin de la
lutte de classes » et ainsi la « fin de l’Histoire ». Aujourd’hui, la
contestation de plus en plus massive de la légitimité des partis et des
régimes « de la fin de l’Histoire » pourrait ouvrir des brèches dans le
modèle de domination construit depuis plus de trente ans par la
bourgeoisie au niveau mondial, et en même temps rouvrir les débats « sur
le moteur de l’histoire ». Et c’est bien cela qu’ils craignent.
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