Philippe Alcoy
Publié le 9 décembre 2015
Depuis le 11 novembre se développe à travers toute la Russie un
fort mouvement de contestation de la part des conducteurs de poids
lourds. Des blocages d’autoroutes, des « opérations escargot » et des
manifestations dans tout le pays ont été organisées. Les transporteurs
contestent une nouvelle taxe que le gouvernement veut leur imposer, une
nouvelle qui ne passe pas dans un secteur déjà fortement touché par la
récession de l’économie russe.
Le mois dernier, le gouvernement russe a mis en place la
taxe « Platon » (Payez par Tonne). Elle implique une taxation par
kilomètre parcouru pour les camions de plus de 12 tonnes. Le
gouvernement justifie ce nouvel impôt en affirmant que l’argent récolté
sera utilisé pour l’entretien des autoroutes. Cependant, les
transporteurs estiment qu’étant donné le vaste territoire russe cela va
ajouter un poids économique à une situation déjà très délicate et en
même temps, ils ne comprennent pas l’argument du gouvernement puisque
les impôts qu’ils payent servent déjà à l’entretien des autoroutes. Pour
compléter le tableau du mécontentement, c’est une entreprise privée,
dont l’un des propriétaires est le fils d’un milliardaire très proche de
Poutine, qui s’occupera de facturer la taxe.
Une lutte collective malgré l’atomisation du secteur
En Russie, on compte environ deux millions de personnes travaillant
dans ce secteur. Bien qu’il y ait quelques grandes entreprises, pour
lesquelles la nouvelle taxe représente un coût marginal, une très grande
partie du secteur est composée de travailleurs possédant leur seul et
unique camion. Souvent il s’agit d’une affaire familiale dans des
régions économiquement faibles comme au Daguestan, près de la Géorgie,
d’où est partie la lutte actuelle. Même si de petites organisations
locales existent, les transporteurs ne sont pas syndicalisés et sont
fortement atomisés.
Cependant, ils ont réussi à organiser des manifestations massives à
travers le pays, le plus importante ayant réunie 17.000 personnes au
Daguestan. Les transporteurs ont aussi obtenu le soutien de travailleurs
de secteurs auxquels ils sont liés comme les salariés des ports. Des
partis politiques comme le Parti Communiste ont aussi manifesté leur
soutien aux travailleurs.
A la différence d’autres secteurs de travailleurs humiliés et
démoralisés tout au long des années dits de « transition »
(réintroduction du système capitaliste) en Russie, les transporteurs
sont un secteur qui a profité des années de la croissance économique et
du développement du commerce. C’est peut-être cela leur « réservoir
subjectif » de force pour se battre.
Ainsi, face à l’ampleur que prend peu à peu la contestation, le
pouvoir à fait quelques concessions comme baisser le montant à payer par
kilomètre parcouru de la nouvelle taxe, ce qui n’est pas suffisant car
les transporteurs exigent l’abandon du nouvel impôt.
Les dirigeants russes sont conscients de ce danger et c’est pour cela que face à la contestation des transporteurs ils combinent les concessions - tout en laissant (pour le moment) en place la nouvelle taxe - et la répression (ces derniers jours pour éviter qu’un manifestation se déroule à Moscou bloquant la circulation de la capitale russe, la police a utilisé tout type de prétexte pour arrêter les camions sur la route, y compris des soi-disant « actions antiterroristes »). Eviter que la contestation gagne d’autres secteurs est une priorité pour le gouvernement.
Une faille dans le « pacte social » du régime poutinien
La rage des transporteurs, pour le moment, est principalement dirigée
contre les oligarques proches du pouvoir chargés de la collecte de la
nouvelle taxe qu’ils voient comme ceux qui vont bénéficier de ce nouvel
impôt, tel Igor Rotenberg, fils du milliardaire et ami personnel de
Poutine Arkady Rotenberg.
Malgré le fait que la crise ait affecté leur niveau de vie, cela ne
se semblait pas se traduire mécaniquement à travers un mécontentement
avec le gouvernement et encore moins avec Poutine. Et cela est valable
pour le reste de la société. Ainsi, après le début de la crise
ukrainienne la popularité de Poutine et son gouvernement a monté en
flèche (85% d’opinions favorables). Cependant, cette nouvelle mesure
semble avoir été l’élément de trop pour les travailleurs de ce secteur
et cela pourrait avoir des conséquences bien au-delà.
Andrey Pertsev, un analyste du journal économique russe Kommersant, l’explique comme ceci dans un article publié par le Centre
Carnegie de Moscou : « avant le mouvement, les transporteurs étaient
supposés être des citoyens normaux, apolitiques. Un sur quatre portait
sur sa cabine un drapeau soutenant les russes d’Ukraine, un sur trois y
avait mis un portrait de Poutine. Le gouvernement a provoqué leur colère
en violant le contrat social qui sous-tend le régime de Poutine selon
lequel les gens doivent rester en dehors de la politique en échange de
bénéfices sociaux pourvus par le gouvernement – ou au moins de ne pas
vider les poches des citoyens. Parallèlement aux transporteurs, d’autres
groupes sociaux sont en train de sentir la rigueur. Les salariés du
secteur public ne reçoivent pas leurs salaires à temps. Les conducteurs
sont en train de payer des péages pour l’utilisation de l’autoroute
Moscou-Zelenograd. Dans les banlieues de Moscou, des parkings payants
sont en train d’être introduits, ce qui a provoqué des manifestations.
Pendant des années, les autorités ont évité de prendre des décisions
désagréables. (…) Mais au moment où l’on connait un resserrement
budgétaire, l’Etat change son fusil d’épaule tout d’un coup et dit que
l’on doit payer pour tout ».
Vers où ira le mouvement ?
Certains estiment que le gouvernement a sous-estimé la portée de la
contestation des transporteurs et se demandent si le mouvement pourrait
prendre des airs d’un « Solidarnosc » comme en Pologne au début des
années 1980 ou des grèves des mineurs à la fin des années 1980 et début
des années 1990 avant la chute de l’URSS. D’autres estiment que le
mouvement actuel n’a aucune chance de déboucher sur ce type mobilisation
sociale.
A l’heure actuelle il semble difficile de dire vers où se dirige
exactement le mouvement et s’il sera capable de se rallier à d’autres
secteurs de la société, des travailleurs, de la jeunesse ou s’il va
s’essouffler. Cependant, on ne peut pas exclure qu’indépendamment du
résultat de la contestation actuelle, la lutte des transporteurs puisse
devenir un premier point d’inflexion dans la popularité du gouvernement
et du président russe. Et qu’au fur et à mesure que la crise économique
avance, les luttes deviennent de plus en plus importantes et les
affrontements avec le pouvoir local et fédéral de plus en plus frontaux.
La Russie se trouve impliquée dans des interventions militaires
couteuses (Syrie, Ukraine), son économie est frappée par la récession,
qui est à son tour aggravée par les sanctions économiques imposées par
les Etats-Unis et l’UE. Rien ne semble indiquer pour le moment que ces
sanctions vont être levées ni que la situation économique va
s’améliorer. En ce sens, même s’il n’y a pas de relation mécanique, les
risques d’un plus grand mécontentement social vont croissants. Dans les
prochains mois, on verra si d’autres secteurs de travailleurs et/ou la
jeunesse suivent l’exemple des transporteurs et si le régime sera
capable de les empêcher, de les canaliser ou si l’on se dirigera vers
l’ouverture de brèches dans un régime que certains présentent comme très
« solide ».
Source: RP
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