Philippe Alcoy
Publié le 23 octobre 2015
Nous ne pouvons pas échapper à notre temps. Nous vivons une époque
profondément réactionnaire : exploitation, oppression et souffrance
font partie du quotidien de l’écrasante majorité des milliards de
personnes qui habitent cette planète.
Les patients schizophrènes, et tous celles et ceux qui
subissent des troubles de la santé mentale en général, n’échappent
évidemment pas à cela. Bien au contraire. Souvent, ils la payent au prix
de profondes souffrances, voire de leur propre vie. Rares. Ultra-rares
sont celles et ceux qui ont la chance de pouvoir suivre des traitements
plus sophistiqués, qui sortent du simple « bourrage avec des
médicaments ». Des traitements que certains qualifient « d’alternatifs »
et qui permettent aux patients schizophrènes d’avoir la possibilité de
mener une vie « comme tous les autres ». Même s’il faudrait se demander
quelle vie mènent « tous les autres » ?
En France, on estime que 600.000 personnes sont atteintes de
schizophrénie. Autrement dit, 1% de la population totale du pays. Il
s’agit d’une maladie très complexe qui trouve partiellement son origine
dans le domaine de la génétique, bien qu’on en soit loin d’en trouver
les causes précises. En effet, entre 10% et 20% de la population
mondiale serait génétiquement vulnérable à cette maladie, mais seulement
1% la développe.
Ce qui amène beaucoup de chercheurs à se poser la question de savoir
si les facteurs sociaux pourraient favoriser le déclenchement de la
schizophrénie chez certains individus. Ainsi, des recherches indiquent
que les habitants des zones urbaines auraient entre 1,5 et 3 fois plus
de chances de développer la schizophrénie que ceux des zones rurales. Un
autre groupe social particulièrement vulnérable serait celui des
migrants, et parmi ceux-ci les immigrés venus de pays où la population
est majoritairement noire.
Cela s’expliquerait par le fait que ces individus sont exposés à une
forte « concurrence sociale » où une expérience de long-terme dans une
position sociale subordonnée (« défaite sociale ») pourrait faciliter le
développement de la maladie. Jean-Paul Selten et Elizabeth Cantor-Graae
écrivent dans le The British Journal of Psychiatry en 2005 que « la
discrimination pourrait certainement contribuer à l’expérience de
défaite [sociale] vécue par les migrants. Il est à noter qu’une étude
aux Pays-Bas a estimé que la discrimination perçue était un facteur de
risque pour le développement de symptômes psychotiques ».
Quant aux traitements, le New York Times a publié récemment un article
sur les résultats d’une recherche d’un groupe de psychiatres aux
Etats-Unis (où deux millions de personnes sont diagnostiquées
schizophrènes). Cette recherche pointe l’importance des traitements
basés sur l’échange et le dialogue avec le patient, sur l’engagement de
la famille, la compréhension par celle-ci de la maladie et la réduction
des doses des médicaments antipsychotiques, qui ont souvent des effets
indésirables très lourds pour les patients.
Selon les conclusions de l’étude, « les patients qui reçoivent de
plus petites doses d’antipsychotiques et un traitement mettant plus
d’emphase dans la thérapie de discussion un à un et un soutien plus
grand de la famille, font des plus grands progrès dans la récupération
au cours des deux premières années de traitement que les patients qui
reçoivent l’habituel traitement axé sur les médicaments ».
Evidemment, ces recherches sont encourageantes et permettent de
trouver de meilleurs traitements pour les patients schizophrènes, avec
le moins d’effets indésirables. Mais encore une fois, il s’agit de
traitements qui impliquent beaucoup de facteurs sociaux très difficiles à
réunir, notamment dans une société aussi brutale et violente que le
capitalisme.
Le premier serait une politique de la part des Etats et des
gouvernements qui donne les moyens financiers aux hôpitaux et cliniques
publics pour faire face à cette question de santé publique, et qui
permette aux patients de suivre des traitements adaptés – et de qualité –
totalement gratuits. En temps de crise économique, c’est tout le
contraire que l’on observe. Et cela sans dire que les questions liées à
la santé mentale sont très souvent traitées non pas sous l’angle de la
santé publique, mais sous celui de la « sécurité » : aux Etats Unis,
cette question est posée régulièrement suite aux fusillades qui ont lieu
dans les campus universitaires ou dans les lycées… Il s’agirait donc
d’empêcher que les « fous tuent des innocents ».
D’autre part, l’implication des familles dans le traitement peut
aussi devenir un obstacle important. Evidemment, cela vise à lutter
contre le fait que, parfois, des familles abandonnent le parent
schizophrène. Or, souvent (très souvent) c’est aussi à l’intérieur de la
famille elle-même que naissent les traumatismes. Sans parler des tabous
liés aux maladies psychiatriques.
Nous vivons effectivement dans une société où l’exploitation et
l’oppression sont des éléments structurels. En ce sens, ces facteurs ne
peuvent pas être négligés dans le traitement des maladies psychiatriques
dont une partie repose sur des facteurs sociaux (même si des recherches
sont encore à approfondir dans ce domaine).
Cependant, face à une société qui nous détruit physiquement et
psychologiquement (comme tant de cas de souffrance au travail et autres
peuvent en témoigner), on ne peut que faire l’hypothèse qu’une
élimination des sources de souffrance et de traumatismes liées à
l’exploitation et aux oppressions, intrinsèques au capitalisme, pourrait
réduire largement les facteurs rendant la vie des schizophrènes et
autres patients psychiatriques aussi difficile. Se débarrasser du
capitalisme, ce serait en ce sens un premier pas très significatif du
traitement social des maladies psychiatriques.
Alors oui, nous sommes prisonniers de notre temps, mais cela ne veut
pas dire que nous ne pouvons pas nous battre pour bouleverser ce temps,
pour bouleverser notre époque. Renverser l’existant. Construire un temps
nouveau. Une société nouvelle débarrassée de l’exploitation et des
oppressions. C’est une question de survie...
Source: RP
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