Philipe Alcoy
Source: Révolution Permanente
Nous présentons ici la deuxième partie de notre
analyse sur les mobilisations populaires et les crises politiques qui se
sont développés en Europe de l’Est ces dernières années dans un
contexte de crise capitaliste. Dans la première partie
nous avons abordé le resurgissement des luttes et révoltes à l’Est de
l’Europe après d’années de dégradations des conditions de vie et de
l’instauration de régimes politiques complètement corrompus, alors
qu’ils étaient présentés comme « la » démocratie. Dans cette partie nous
analyserons comment la crise économique mondial, en même temps que
pousse les masses à descendre dans les rues, ébranle le discours
triomphaliste que les capitalistes ont mis en place tout au long des
années 1990. Nous verrons également que les défaites antérieures
continuent à peser et que c’est surtout une grande confusion idéologique
qui domine en général ces mobilisations.
Crise économique mondiale et crise du discours triomphaliste capitaliste
La
crise économique qui a éclaté en 2007-2008 est une crise historique du
capitalisme. Celle-ci affecte des pays impérialistes centraux comme les
Etats-Unis et plusieurs puissances de l’Union Européenne (UE), même si
les impérialismes périphériques tels que la Grèce, l’Etat Espagnol, le
Portugal et l’Irlande ont été les plus touchés. Les pays semi-coloniaux
de la périphérie européenne ont aussi été fortement touchés par la
crise.
Face aux attaques des capitalistes à travers de leurs
plans d’austérité, la crise économique est devenue rapidement crise
sociale et politique dans plusieurs pays. Dans certains cas, comme en
Grèce et l’Etat Espagnol, la crise économique s’est traduite aussi par
une crise du régime politique.
Cela est aussi le cas de plusieurs pays arabes du
nord de l’Afrique où les processus révolutionnaires né en Tunisie ont
provoqué la chute de dictateurs qui se trouvaient au pouvoir depuis
plusieurs décennies : Ben Ali en Tunisie, Kadhafi en Libye, Moubarak en
Egypte. Même si ces processus connaissent des reculs importants, ils
restent ouverts.
Ces luttes et crises sont sans aucun doute un coup
dur pour le discours triomphaliste des capitalistes au niveau mondial.
N’oublions pas que dans les années 1990 l’impérialisme est arrivé à
parler de la « fin de l’histoire » et à affirmer « qu’il n’y avait autre
alternative » à la démocratie libérale et au capitalisme.
La crise de l’UE et des « vieilles démocraties »
c’est un élément supplémentaire de cette crise. Les immenses souffrances
que les « partenaires européens » imposent à aux masses en Grèce et
dans d’autres pays de l’UE, parallèlement au tournant de plus en plus
bonapartiste et liberticide de l’ensemble des régimes politiques du
continent, rend moins « attractive » la « perspective européenne » pour
les peuples de plusieurs pays de l’arrière cour européenne.
C’est dans ce cadre qu’ont commencé à se développer
des mobilisations massives et des luttes populaires dans différents pays
de l’Europe de l’Est ces dernières années. Dans aucune de ces révoltes
l’exigence d’avancer vers « l’intégration européenne » n’était un axe
central. Même en Ukraine où cette revendication était centrale au
départ, la dénonciation du gouvernement corrompu et répresseur de Viktor
Ianoukovitch a pris sa place (en tout cas jusqu’à ce qu’un gouvernement
pro-impérialiste s’installe à Kiev et que le conflit prenne la forme
d’une guerre civile).
Même si le rejet de la caste politicienne c’est
quelque chose qui revient de plus en plus dans différentes parties de la
planète et qui s’approfondit avec la progression de la crise, on
devrait signaler une particularité des pays d’Europe de l’Est. En effet,
étant donnée la forme dont la plupart des régimes politiques se sont
constitués tout au long de ces 25 dernières années dans ces pays
(c’est-à-dire en tant que régimes de « contre-révolution démocratique »
et restaurationnistes) la remise en question de partis politiques et de
gouvernements est intimement liée à tout le processus de restauration
capitaliste.
Autrement dit, dans ces pays on peut difficilement
remettre en question la caste politique au pouvoir depuis le début des
années 1990 sans remettre en cause les privatisations, les fermetures
d’entreprises, les licenciements, la destruction des services publics,
la perte d’acquis sociaux, la profonde dégradation des conditions de vie
de la population en général et des classes populaire en particulier.
Cela ne veut évidemment pas dire que les
mobilisations populaires dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés
d’Europe de l’Est mènent mécaniquement à une remise en cause du
capitalisme. Cependant, il y a une tendance à établir très rapidement le
lien entre les questions du régime politique et les questions d’ordre
économique, presque comme s’il s’agissait d’une même question.
Ainsi, dans les mobilisations qui ont eu lieu ces
dernières années on a pu constater qu’avec l’exigence de démission de
tel ou tel gouvernement on parlait aussi de la révision des
privatisations qui ont eu lieu dans les décennies précédentes. Dans le
cas de la Bulgarie en 2013 par exemple, les manifestants face à
l’augmentation du prix de l’électricité exigeaient la renationalisation
des fournisseurs d’électricité et même de l’ensemble des privatisations
qui ont eu lieu ces 25 dernières années. Lors de l’explosion sociale en
Bosnie-Herzégovine en février 2014 on a même parlé de nationalisation
sous gestion ouvrière de certaines usines parallèlement à d’autres
revendications ouvrières.
« Société civile » et conciliation de classes
Cependant,
ce qui caractérise fondamentalement ces mouvements c’est la confusion
idéologique et le manque d’un programme alternatif qui réponde de façon
conséquente aux intérêts des classes populaires en toute indépendance
des courants politiques capitalistes et de l’impérialisme.
C’est ainsi que face au problème du régime politique
et d’une démocratie dégradée on propose souvent des revendications qui
vont dans le sens d’un « renforcement de la société civile » ; ou face
au problème des privatisations mafieuses il n’est pas rare d’entendre
que l’on exige des « privatisations transparentes ». En quelque sorte il
existe une illusion étendue sur la possibilité de construire un
« capitalisme sain » et une vraie démocratie libérale. C’est-à-dire une
vision de conciliation de classes selon laquelle des « bons patrons »,
les classes moyennes et les travailleurs auraient un objectif commun :
la lutte contre « la classe politique » corrompue.
ONGs, fondations et organismes internationaux
impérialistes contribuent à installer cette vision sur l’impossibilité
de dépasser la démocratie bourgeoise et le capitalisme et à présenter
« l’horizon européen » comme le seul « salut » pour les sociétés
d’Europe de l’Est. Cela facilite la déviation/contention bourgeoise du
mécontentement populaire.
Cependant, même si pour le moment les bourgeoisies
locales et l’impérialisme aient pu dévier et/ou contenir les différentes
révoltes populaires, cela ne signifie pas que les gouvernements qui se
forment soient stables et que les sources de révoltes aient disparu.
Bien au contraire. En réalité ces manifestations et révoltes sont un
coup pour les régimes et les affaiblissent laissant ouverte la
possibilité de plus d’agitation sociale dans le futur.
Un des problèmes qui se posent pour ces mobilisations
c’est qu’elles prennent une forme « citoyenne », c’est-à-dire
polyclassiste où la classe ouvrière participe de façon diluée dans la
masse. Ceci rend plus difficile le développement d’un politique ouvrière
et populaire et au contraire ce sont des secteurs des classes moyennes
qui donnent le ton politique aux revendications.
Le seul exemple qui a eu lieu ces dernières années où
les revendications ouvrières étaient vraiment au centre du mouvement a
été celui de l’explosion sociale de 2014 en Bosnie. Dans ce cas le
mouvement est né à partir de la répression contre une manifestation de
chômeurs et de la jeunesse précaire de la ville ouvrière de Tuzla
(nord-est du pays) et a gagné ensuite plusieurs villes importantes du
pays, y compris la capitale Sarajevo.
La limite qu’a eue ce mouvement c’est qu’il n’a pas
réussi à gagner s’étendre à l’entité serbe, Republika Srpska, et surtout
que les secteurs en lutte étaient notamment les chômeurs ou les
ouvriers dont les usines étaient dans un processus avancé de fermeture
et la jeunesse précaire. La classe ouvrière embauchée, tétanisée par la
peur au chômage, n’y a pas pris part activement. Les bureaucraties
syndicales liées au pouvoir ont même condamné les manifestations.
La question centrale c’est de savoir si la classe
ouvrière à côté des secteurs opprimés réussira à intervenir lors des
prochaines explosions sociales et imposer ses revendications propres
contre les classes dominantes locales et l’impérialisme.
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