Philippe Alcoy
Source: Révolution Permanente
Il y a 25 ans, le groupe de musique allemand
Scorpions chantait « Wind of change » (Le vent du changement) pour fêter
la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union Soviétique et
du « bloc socialiste ». Avec cette douce mélodie on nous parlait de
fraternité, des rêves des nouvelles générations. A l’Est, 25 ans plus
tard il n’en est rien ; ou plutôt si : misère, chômage, corruption,
inégalités. Mais depuis quelques années, on assiste dans la région à des
crises sociales et politiques, et surtout à des mobilisations
populaires. Cette instabilité sociale et politique qui commence à
inquiéter les capitales occidentales est-elle en train de marquer la fin
d’une période de paralysie des classes populaires dans la région ?
La dernière crise en date est celle qui secoue actuellement la Macédoine
où des milliers de personnes ont défilé contre le gouvernement après un
énième scandale de corruption impliquant les hautes sphères de l’Etat.
Mais cette mobilisation, dans un pays qui ne nous avait pas habitué à
des mobilisations populaires ces dernières années, n’est pas un cas
isolé.
En effet, ces dernières années, toute une série de
pays a été touchée par des révoltes populaires, explosions sociales et
crises politiques. C’est le cas de la Slovénie, de la Bulgarie, de la Roumanie, de l’Ukraine, de la Bosnie-Herzégovine et de la Moldavie. En Hongrie, en Croatie, au Monténégro et en Albanie, on a aussi assisté à des mobilisations populaires, mais de moindre importance.
Evidemment, ces mouvements et crises ont eu des
degrés de profondeur et d’intensité différents selon le pays. Dans
certains cas, ils ont réussi à faire tomber des gouvernements locaux
et/ou nationaux ; dans d’autres cas ils n’ont pas été suffisamment forts
pour le faire. En même temps, nous devrions signaler que la crise en Ukraine,
bien qu’elle fasse partie de cette série de conflits dans la région,
par sa gravité, ses implications et conséquences géopolitiques,
constitue un cas à part.
Dans tous ces exemples nous avons pu voir des
dynamiques similaires se reproduire. Même si le mécontentement populaire
pouvait éclater pour des questions ponctuelles (des augmentations des
tarifs des services publics, une répression à une manifestation, des
scandales de corruption, des soupçons de fraude électorale, etc.) très
rapidement la remise en question de « l’élite » politique devenait l’un
des axes principaux de la lutte, voire le principal.
Au-delà des limites réelles de ces mouvements, la
première chose qu’il faudrait remarquer c’est que les masses de cette
région sont en train de prendre peu à peu « l’habitude » de l’action
directe, de la lutte dans les rues contre des gouvernements corrompus et
répressifs. On ne peut pas nier que cela soit, dans une large mesure,
le résultat d’un certain effet de contagion des mobilisations populaires
contre les attaques des capitalistes, qui ont eu lieu aussi bien dans
les pays du sud de l’Europe que dans le nord de l’Afrique.
Egalement, cet élément leur donne un caractère
différent de ce qui ont été les dites « révolutions de velours », qui
étaient fomentées par des ONGs et des fondations impérialistes afin
d’installer des gouvernements marionnettes favorables aux puissances
Occidentales. Evidemment, cela ne veut pas dire que les impérialistes au
travers de leurs institutions internationales, fondations et alliés
politiques et de la « société civile » au niveau local, n’essayent pas
de canaliser et dévier le mécontentement populaire vers ses propres
objectifs géopolitiques et économiques dans la région (sur ce point l’exemple ukrainien est emblématique).
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle tendance à la
mobilisation des masses en Europe de l’Est semble exprimer un début de
changement dans la prédisposition des masses à lutter. Et cela d’autant
plus si l’on prend en considération la grande démoralisation et la perte de confiance dans la force collective de la classe ouvrière en mouvement
qui se sont répandues dans la région tout au long des années 1990-2000.
Il est clair que l’héritage de la période stalinienne et du processus
de restauration capitaliste (qui a signifié un profond recul social,
culturel et économique pour les classes populaires) pèse encore. C’est
cela que les limites objectives et subjectives des mobilisations
récentes suggèrent. Mais il est important aussi de prendre en compte ce
que ce changement ouvre comme possibilités pour la classe ouvrière et
les opprimés de la région.
Restauration capitaliste et démocraties en décomposition
Cette nouvelle situation d’agitation sociale, à
laquelle les dirigeants des puissances occidentales doivent s’adapter,
contraste avec la période antérieur de triomphalisme bourgeois, au cours
de laquelle l’impérialisme a utilisé la restauration capitaliste dans
l’ex-« bloc soviétique » comme l’un des éléments centraux de sa
propagande. La restauration capitaliste en Europe de l’Est a représenté
en effet une des plus grandes victoires du capitalisme dans le XXe
siècle, dont les conséquences ont encore un poids considérable sur les
masses.
Dans les pays de l’ex-« bloc socialiste », ou ce que
l’on pourrait appeler plus correctement les ex-Etats ouvriers
bureaucratisés, la réintroduction du capitalisme a impliqué un profonde
dégradation des conditions de vie des classes populaires ; des
privatisations (mafieuses ou non) qui ont eu comme conséquence des
fermetures d’entreprises et des licenciements massifs. Dans des pays
comme l’ex-Yougoslavie, ce processus a déclenché en outre les conflits
armés les plus sanglants dans le continent européen depuis la fin de la
Seconde Guerre Mondiale.
Ce processus de restauration capitaliste a eu lieu
parallèlement à l’instauration de régimes de démocratie bourgeoise. Cela
a aussi été un élément important de la propagande politique de
l’impérialisme étant donné que l’on affirmait qu’il y avait une
corrélation entre le capitalisme (néolibéral) et la « démocratie ». En
même temps, le communisme, et tout régime qui ne soit pas la démocratie
bourgeoise, était (et est encore) assimilé au totalitarisme, à la
dictature.
Mas ces régimes de démocratie bourgeoise qui ont été
instaurés dans les ex-Etats ouvriers bureaucratisés (ainsi que dans
d’autres régions du monde) étaient d’une qualité pitoyable. Et cela même
du point de vue des capitalistes. Le caractère dégradé et décomposé de
ces « démocraties » peut être constaté non seulement par la corruption
endémique et le clientélisme qui règne, mais par la qualité même des
institutions.
Ce que l’on appelle habituellement « l’Etat de
droit » est complètement faible dans ces pays. Non seulement les
travailleurs, mais les masses en général, ne peuvent pas faire confiance
aux institutions (Justice, parlement) qui sont complètement inféodées à
des gouvernements ou oligarques.
La complicité qui existe entre, par exemple, la
Justice et les grandes fortunes locales et les entreprises
multinationales se présente complètement ouvertement, sans aucun
scrupule. Ainsi, face aux violations répétées des droits déjà faibles
des travailleurs de la part du patronat national et étranger, les
travailleurs savent qu’il est pratiquement inutile d’avoir recours à la
Justice.
Un autre exemple de ce lien direct entre la
bourgeoisie et l’Etat se reflète dans les nombreux cas où des magnats de
tel ou tel secteur de l’industrie sont en même temps députés ou
ministres, au niveau local ou national (pour reprendre un exemple
ukrainien, l’actuel président, Petro Porochenko, est à la tête d’un
grand groupe chocolatier). Autrement dit, la bourgeoisie locale, qui est
issue essentiellement de l’ancien appareil bureaucratique stalinien,
exerce souvent elle-même le pouvoir politique.
A tout cela il faudrait ajouter le contrôle total des
grands médias par des groupes oligarchiques liés directement au
gouvernement et/ou à l’impérialisme… Sans parler des cas de répression
directe contre des journalistes d’opposition ou simplement critiques des
autorités.
Cette situation représente un problème même pour les
capitalistes, étant donné que la corruption et l’absence tout
indépendance, ne serait-ce que de forme, entre les institutions de
l’Etat, les gouvernements et les classes dominantes locales crée les
bases pour des possibles crises de légitimité de l’Etat. Et cela
pourrait se développer non seulement parmi les travailleurs, mais aussi
parmi les classes moyennes, y compris ses couches les plus privilégiées.
Ce n’est pas par hasard que des ONGs, des fondations et des dirigeants
impérialistes insistent autant sur l’importance de renforcer « l’Etat de
droit » et la lutte contre la corruption dans ces pays.
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