Philippe Alcoy
Avec le début de la
crise économique mondiale en 2007-2008 qui touche particulièrement l’Europe, la
recherche de nouveaux débouchés pour les marchandises et les capitaux européens
devient fondamentale pour les entreprises et gouvernements du continent.
Beaucoup d’analystes indiquent que les pays dits « émergents »
peuvent jouer un rôle très important en ce sens.
La croissance de la Chine au milieu de la tourmente, même si
elle commence à connaitre un ralentissement, renforce cette idée. Or, il n’y a
pas que la Chine et d’autres pays asiatiques qui attirent l’attention des
capitaux européens. L’Amérique latine (AL) c’est une autre région où la crise
internationale ne s’est pas (encore ?) déployée avec toute sa force. Par
conséquent le sous-continent est vu de plus en plus comme un débouché pour les
capitaux de l’UE.
Cependant, les relations économiques et politiques entre
l’Amérique latine et l’Europe ne datent évidemment pas du début de la crise. Il
y a une longue histoire de domination coloniale européenne sur le continent et
d’échanges depuis le XVe siècle ; et plus récemment au XXe siècle des
entreprises de différents pays européens ont investi dans le sous-continent.
Néanmoins, c’est à partir du milieu des années 1980 que les relations ont
repris fortement, notamment à travers des anciennes puissances coloniales, le
Portugal et surtout l’Espagne. Divers facteurs assignent en effet à ce pays une
place centrale dans la relation entre les deux régions.
Les
investissements espagnols en Amérique latine
Admettons pour un instant que l’Union Européenne (UE) puisse
être prise comme un tout. Dans ce cas, l’UE serait le principal investisseur en
Amérique latine. Cependant, si l’on analyse les pays séparément ce sont les
Etats-Unis qui arrivent en premier, mais suivis ensuite par l’Espagne. En
effet, ce pays depuis le milieu des années 1980 a connu un développement très
important de son commerce extérieur, notamment avec l’Amérique latine. Ainsi, «
la croissance de l’activité
internationale des entreprises espagnoles après son intégration, en 1986, avec
le Portugal, à la CEE, aujourd’hui Union Européenne, a été vertigineuse (…) La
valeur de leurs investissements étrangers en 1985 était de moins de 1% du PIB
(…) Aujourd’hui (…) l’apport des entreprises espagnoles à l’étranger est de 37%
et la plupart de ces investissements en termes quantitatifs a été réalisé en
Amérique latine »[1].
L’AL a représenté, et représente encore, un important
débouché pour les entreprises et les capitaux espagnols. Face à la concurrence
internationale et à la saturation du marché national, les marchés
latino-américains offraient de « l’air frais » pour les investisseurs
espagnols. Durant les années 1990 on estime que les entreprises espagnoles ont
investi plus de 97 milliards de dollars en AL. Cela a également permis à des
entreprises espagnoles de devenir des multinationales et de jouer un rôle
important au niveau international : « la
présence d’entreprises espagnoles en AL a permis à plusieurs d’entre elles de
devenir des multinationales, comme c’est le cas de la Banque Santander qui
grâce à son financement en Amérique latine a pu dépasser les Etats-Unis et le
reste de l’Europe devenant une banque avec une présence et des opérations dans
toute la planète. ‘Les profits des entreprises espagnoles en AL varient
actuellement entre 20% et 50% de leurs profits totaux’ »[2].
Ainsi, six entreprises espagnoles représentent 95% des
investissements de ce pays en AL : Telefónica, Repsol, Santander, BBVA,
Endesa et Iberdrola. Les cinq entreprises les plus importantes de ce group ont
réalisé 28,9 milliards de dollars de profits en 2008, dont entre 16% et 51%
provient d’AL, comme l’indique le tableau suivant[3] :
Cependant, comme la nature de ces entreprises espagnoles
dans la région le laisse deviner, les investissements du pays ibérique se sont
centrés sur les services privatisés dans les années 1990, les infrastructures,
dans les finances et pas tant dans le secteur industriel.
Les
facteurs qui ont permis le déploiement des capitaux espagnols en AL
Il y a plusieurs facteurs qui ont permis aux capitaux
espagnols de prendre une place prépondérante en AL. On peut commencer par le
plus « banal », celui qui pointe une certaine culture, histoire et
langue partagées avec l’écrasante majorité des pays latino-américains.
Cependant, bien que ce facteur soit important, il n’est pas déterminant. Sinon,
comment expliquer que le principal investisseur dans le sous-continent ce soient
les Etats-Unis qui dans une certaine mesure partage plus d’éléments
socioculturels et historiques avec l’Europe anglo-saxonne qu’avec l’AL et
l’Europe ibérique ?
Néanmoins, un autre facteur très important qui a facilité
l’installation des multinationales espagnoles dans la région c’est le fait que
pour les capitaux des pays les plus importants de l’Europe l’AL ne représentait
pas un grand pôle d’attraction. En effet, l’AL n’était à leurs yeux ni un grand
marché, ni un centre productif capable de concurrencer les bas coûts de main
d’œuvre d’Asie de l’Est par exemple. Ainsi, les entreprises espagnoles,
incapables de concurrencer, par exemple, les multinationales allemandes sur le
sol européen, se sont tournées « tout naturellement » vers l’Amérique
latine.
Ici on pourrait presque faire un parallèle entre l’Espagne
et l’AL et la Grèce et les Balkans : dans la mesure où il s’agissait de
marchés qui attiraient peu les capitaux des puissances centrales de l’UE
(l’Allemagne et la France notamment), elles ont laissé les capitaux de ces pays
se déployer « tranquillement » dans ces régions.
Quant aux entreprises concurrentes dans le sous-continent venues
des Etats-Unis, elles n’étaient pas assez compétitives car pas assez
modernes : « Telefónica par exemple
avait l’habitude de répondre efficacement aux besoins des clients. Aux
Etats-Unis (…) bien que les réseaux de télécommunications existaient depuis
longtemps, les entreprises n’étaient pas compétitives car trop vétustes. ‘La
fraîcheur ou modernité des entreprises espagnoles devenait ainsi un avantage,
ainsi que l’expérience dans le développement de projets d’infrastructure
qu’elles venaient d’appliquer en Espagne elle-même »[4].
Cependant, malgré ce volume d’investissements venus
d’Espagne vers l’Amérique latine, certains analystes signalent qu’il n’y a pas
eu de grands transferts de technologie car aucune de ces entreprises n’est vraiment
un leader mondial dans leurs secteurs respectifs.
On ne peut pas oublier un élément fondamental de la période
qui a largement facilité l’action des capitaux espagnols et étrangers en
général : la phase dite néolibérale. Cette période s’est caractérisée dans
le sous-continent par l’ouverture des marchés nationaux aux capitaux venant
d’Europe et des Etats-Unis notamment ; par la privatisation accéléré des
entreprises et des services publics tels que l’éducation, la santé, les télécommunications,
les services d’approvisionnement d’eau, de gaz et d’électricité, les transports
ferroviaires, aériens et urbains, les ports… Sans de telles politiques il
aurait été très difficile aux capitaux espagnols de s’installer en AL dans la
mesure où ils l’ont fait.
Cependant, malgré ce flot d’investissements, ni les
populations latino-américaines ni les pays de la région en général n’ont tiré grand
profit. En effet, ces années ont été marquées par une augmentation notable des
inégalités et de la pauvreté.
UE-Amérique
latine : des relations d’égal à égal ?
En parlant des relations entre l’UE et l’AL on insiste
souvent sur l’aspect de la « coopération » bi-régionale. Or, il est
évident que dans un monde où tous les pays sont en concurrence permanente les
uns avec les autres, tout type d’alliance et/ou de coopération n’est que
temporelle et soumise à des intérêts de tout genre (politique, économique,
militaire, etc.).
Dans l’exemple de l’Espagne il est très clair que le but de
son intervention dans le sous-continent ne relevait nullement d’une quelconque
« solidarité romantique » entre peuples au passé commun. En effet,
l’Espagne « est le seul pays européen
qui ait construit une «relation spéciale» dans la région. Dès le début des
années 1990, on observait toutefois que cet intérêt pour l’Amérique latine
était instrumental et ne constituait pas une fin en soi dans la politique
extérieure espagnole. Il n’est pas erroné de dire que l’Amérique latine est
devenue l’axe fondamental de l’action extérieure espagnole dans la mesure où la
«relation spéciale» économique établie entre les deux parties favorisait le
processus d’internationalisation de l’économie espagnole et, au niveau
politique, donnait à Madrid davantage de poids dans les négociations avec des
pays tiers »[5].
La crise
peut mettre en cause la position de l’Espagne ?
Il est cependant évident que toute « coopération »
est conditionnée à des intérêts autres que la simple « solidarité ».
Tout transfert de technologie est limité ou marchandé à un prix très élevé. Les
multinationales se livrent une guerre permanente et sans merci concernant les
brevets et la propriété intellectuelle, dépensant des milliards d’euros. Il est
donc inconcevable de les voir transférer gracieusement ces savoirs à des pays dont
certaines entreprises pourraient même devenir des concurrents à moyen terme.
Avec la crise économique mondiale ces tendances à la
compétition entre les différents pays et régions ne peuvent que s’approfondir.
Le statut même de « pont » entre l’Europe et l’AL de l’Espagne pourrait
être remis en cause.
En effet, au moment des négociations pour l’adhésion à la
CEE, l’Espagne avait mis en avant cette relation soi-disant spéciale avec l’AL
pour convaincre les autres puissances européennes de l’intérêt pour l’Europe à
l’intégrer comme membre ; elle deviendrait justement le « pont »
et le « représentant » du continent en AL. Or, « l’Espagne n’est pas un passage obligatoire pour les échanges, quelle
que soit leur nature, entre l’Europe et l’Amérique latine. En réalité, cela n’a
jamais été le cas -même pas il y a 200 ans. (…) ‘L’idée de pont vient de la
période dans laquelle l’Espagne négociait sont entrée à la CEE (…) mais déjà à
l’époque les autres pays membres qui, comme par exemple l’Allemagne, entretenaient
des relations avec l’Amérique latine qui dépassaient celles de l’Espagne, se
demandaient ‘pont… pont de quoi ?’ (…) Jusqu’à la fin des années 1980
et début des années 1990, l’Espagne était un pays dont l’investissement dans
des marchés tiers se maintenait généralement à un niveau bas, dont l’Amérique
latine n’était pas une exception, alors que l’Allemagne, la France, les
Pays-Bas, la Grande-Bretagne ou même l’Italie avaient des intérêts et avaient
su bien se positionner dans la région »[6].
Si dans les années 1980-1990 les entreprises espagnoles
n’ont pas rencontré beaucoup de concurrence en AL, avec la crise économique
internationale cette situation peut commencer à changer. En effet, des pays
tels que l’Allemagne pourraient s’intéresser à la région en tant que débouché
pour les marchandises, les capitaux, mais aussi pour la production :
« au milieu d’une Europe en Crise,
l’économie d’exportation allemande regarde avec espoir un sous-continent
[l’Amérique latine] qui connait une forte expansion régionale, qui est mieux
insérée dans les marchés internationaux et qui malgré la crise économique
internationale a réussi à remonter son marché du travail et maintient de très
bons taux de croissance. La croissance de ses classes moyennes et de ses
marchés intérieurs (…) transforment la région en un zone d’opportunités »[7].
Il faudrait ajouter à cela, le fait que l’Allemagne est le
troisième investisseur dans la région après les Etats-Unis et l’Espagne et que
durant la dernière décennie les IDE allemands dans la région ont atteint plus
de 72 milliards d’euros. En outre, « le
sous-continent est la seule région au niveau mondial où les entreprises
allemandes ont des positions clé dans des secteurs comme l’industrie
automobile, chimique et pharmaceutique, dans la technologie hydraulique et dans
la construction de machines-outils »[8].
L’affaiblissement actuel de l’économie espagnole, dont les
grandes multinationales dépendent de plus en plus des profits réalisés en AL,
pourrait être utilisé par les entreprises d’autres « partenaires
européens » pour les déplacer peu à peu de la place qu’elles occupent
actuellement. Et cet affaiblissement se voit même dans l’attitude de certains
gouvernements latino-américains vis-à-vis de certaines multinationales
espagnoles.
Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr c’est que la crise est
déjà en train d’ébranler beaucoup de situations qui étaient présentées comme
« allant de soi » dans le monde tel qu’on le connaissait depuis au
moins 35 ans. La position de l’Espagne et ses capitaux en AL peut aussi devenir
une « victime » de cette crise historique.
Mai 2013.
[1] DW.de, « Mercados latinoamericanos, de nuevo tabla de salvación de España »,
21/3/2010.
[2]
Idem.
[3] Voir : The Economist, « A
good bet? », 30/4/2009.
[4] DW.de, “Mercados latinoamericanos...”, article déjà cité.
[5]
Hugo Fazio Vengoa, « Union
européenne et Amérique latine : des partenaires distants ? », Revue internationale et stratégique, 2005/3 N°59, p. 107-118.
[6] DW.de, « América Latina - Europa: ¿relaciones que todavía pasan por España? »,
21/3/2010.
[7] DW.de, “América Latina es la gran esperanza de empresas y bancos alemanes”,
30/11/2011.
[8]
Idem.
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