5.12.14

Un livre pour mieux comprendre les errements du mouvement ouvrier en Russie, Ukraine et Biélorussie


Sur « Labour After Communism » de David Mandel

Philippe Alcoy
  
L’étude de l’évolution de la classe ouvrière dans trois des pays les plus industrialisés de l’ex URSS (Russie, Ukraine et Biélorussie) après la chute du Mur de Berlin comporte sans aucun doute un grand intérêt en soi. Mais l’actualité internationale qui place la crise en ukrainienne au centre des enjeux géopolitiques de plusieurs puissances impérialistes et d’un géant comme la Russie nous pousse à réfléchir sur le rôle qui y joue (ou qui pourrait jouer) le prolétariat d’Ukraine et des pays de la région. En ce sens, même si le livre de David Mandel, Labour After Communism, a été finalisé en 2004, il constitue un outil très riche pour comprendre l’état actuel du mouvement ouvrier dans ces pays.


(Le texte de Labour After Communism peut être téléchargé en PDF gratuitement ici)

En effet, nous avons souligné dans plusieurs articles sur la situation en Ukraine l’absence d’une politique indépendant de la classe ouvrière. On ne veut pas dire par là que des travailleurs et travailleuses n’ont pas pris part à des mobilisations ou autres actions de masses, mais ils le faisaient de façon dispersée, en tant que « citoyens », sans programme politique qui défende leurs intérêts de classe, et ainsi ils restaient coincés entre différentes alternatives bourgeoises.  

Cette situation doit nous interpeller surtout quand on sait que certains secteurs centraux du prolétariat d’Ukraine, comme les mineurs du Donbass, avaient joué un rôle fondamental dans des luttes sociales et politiques tout au long des années 1990. A l’époque, l’un de leurs problèmes fondamentaux avait été le manque d’indépendance politique vis-à-vis des courants bourgeois et des factions d’oligarques régionaux, ce qui avait plongé les mineurs dans une profonde démoralisation vers la fin de la décennie.

Mais cette évolution politique de la classe ouvrière n’était pas une fatalité inévitable. Certes il y avait des conditions objectives qui rendaient la situation très compliquée. Mais c’est surtout dans les conditions subjectives que se trouvent les clés de la situation. En effet, l’incapacité des mineurs, dont une grande partie était organisée dans des syndicats combattifs nés à la fin des années 1980, à présenter une alternative politique propre, indépendante des différentes variantes bourgeoises ainsi que de l’impérialisme, était dans une grande mesure le résultat de la période stalinienne.

Une période où la politique écrasante de la bureaucratie avait comme conséquence l’aliénation politique des travailleurs. Sous le stalinisme, les travailleurs n’avaient pas la possibilité de s’organiser politiquement et/ou syndicalement de façon indépendante des organisations officielles, ils n’avaient en général aucune idée de ce qui étaient les traditions de démocratie ouvrière.

En partant de cet héritage commun aux trois pays étudiés, David Mandel tout au long de son livre essaye de montrer la « tragédie » que représente pour le prolétariat de ne pas avoir pu développer une orientation d’indépendance de classe vis-à-vis du patronat, aussi bien au niveau syndical que politique, dans toute la période de restauration du capitalisme. Même les dirigeants et dirigeantes syndicaux combattifs se sont égarés ou trouvés politiquement déboussolés au cours de cette période.

David Mandel analyse notamment le prolétariat de l’industrie automobile des trois pays. En effet, dans le passé, ce secteur jouait un rôle clé dans la production industrielle de l’Union Soviétique. Mais durant les années 1990 il a en grande partie été détruit (au moins en Russie et en Ukraine, la Biélorussie étant partiellement épargnée). Ainsi, ces travailleurs et travailleuses de l’automobile deviennent en quelque sorte les témoins des errements de l’ensemble de leur classe depuis la restauration du capitalisme en ex URSS.  

La période stalinienne

Le livre commence par une analyse et quelques rappels des particularités de la période stalinienne (dite « socialiste ») qui auront des conséquences pour l’évolution du mouvement ouvrier après la dissolution de l’URSS. C’est le cas notamment du rôle des syndicats.

Evidemment, le rôle des syndicats dans l’URSS n’a pas toujours été le même. On peut dire que dans un premiers temps, du début des années 1920 jusqu’à 1928-1929, les syndicats étaient vus comme des défenseurs des droits des travailleurs, notamment face à certaines mesures « marchandes » introduites par la NEP. Les grèves étaient rares mais quand elles avaient lieu elles jouissaient de la sympathie de la presse. Même pendant les premières années du pouvoir stalinien, il y avait certaines marges de manœuvre pour les syndicats.

En effet, en 1928 s’opère le tournant dénommé de la « troisième période » au niveau de l’Internationale Communiste qui consolide le pouvoir de la bureaucratie stalinienne en Union Soviétique. On décrète la fin de la période spéciale de la NEP et on la substitue par la direction centralisée de l’économie. En même temps, on décide de la collectivisation forcée de l’agriculture.

Dans ce contexte, « les syndicats perdent leur part d’autonomie et sont complètement intégrés dans l’administration économique et sociale. Dans les entreprises, (…) les syndicats jouaient un rôle central pour discipliner les travailleurs (…)  et aussi dans l’encouragement de la concurrence « socialiste » entre eux. (…) Les grèves sont devenues illégales de fait (…) et un tabou dans la presse » (Page 3).

Après la mort de Staline et la soi-disant « déstalinisation » à partir de 1953, la situation de subordination des syndicats à l’Etat et au parti ne change pas vraiment. Même d’un point de vue de la défense « purement économique » de la situation des travailleurs, les syndicats ne jouaient aucun rôle. Cela s’explique par le fait que « la menace la plus immédiate était politique depuis que (…) les luttes économiques menaçaient de vite se politiser, ce qui était exacerbé par la nature très fortement centralisée du management » (p. 3).

Ainsi, les syndicats avaient « trois fonctions principales sous ce système : l’administration des avantages sociaux, l’assistance à la direction de l’entreprise pour atteindre les objectifs de production et, en dernier, la défense de leurs membres. (…) Mais l’assistance à la direction pour atteindre les objectifs de production était toujours prioritaire en cas de conflit avec les deux autres fonctions. (…) [Cela] était justifié par l’idéologie officielle : depuis que l’Etat soviétique était démocratique et la société harmonieuse, la préoccupation des syndicats pour la production était par définition une préoccupation pour le bien-être du peuple. Le progrès économique et social dépendaient avant tout de l’accomplissement des objectifs de production » (p. 4-5).

Quant à la position de la classe ouvrière, on peut dire qu’elle était semblable à celle des pays capitalistes : aliénée et sans avoir son mot à dire sur quoi ni comment produire. Cependant, il y avait des différences considérables entre les deux situations : « dans l’Union Soviétique le surplus produit n’était pas approprié par une classe de propriétaires mais par une administration d’Etat-parti qui ne possédait pas de titre de propriété des moyens de production. Ceux-ci, selon la Constitution soviétique, appartenait à l’ensemble du peuple soviétique. Même si la bureaucratie était libre de diriger l’économie dans son propre intérêt, elle ne pouvait s’approprier que d’une petite fraction de la richesse produite. Et cela sous la forme de privilèges de consommation qui ne pouvaient pas être légués à d’autres et qui devaient être cachés à la population du fait qu’ils étaient considérés comme illégitimes » (p. 8).

Concernant les conditions de vie des travailleurs on considère « qu’elles étaient en deçà de celles des pays capitalistes les plus riches mais bien supérieures au niveau de vie des pays du tiers-monde. Mais au-delà de ça, le plein emploi et le salaire socialisé (qui incluait la presque gratuité du logement, de la santé et de l’éducation, et des prix subventionnés pour les aliments de base, les transports et les loisirs) signifiait que même les travailleurs les plus pauvres étaient économiquement moins vulnérables que la plupart de leurs pairs à l’Ouest » (p. 8).

Quand au milieu des années 1990 les travailleurs de l’ex URSS constateront la violence de la dégradation de leurs conditions de vie, le souvenir de « l’époque soviétique » ne provoquera pas seulement une sorte de « nostalgie » mais également de la démoralisation chez une fraction importante du prolétariat. Cela aura aussi des conséquences pour organiser la résistance, même s’il ne sera pas non plus le seul facteur qui pèsera sur la capacité de défense des exploités.

La chute du régime stalinien

La détérioration de la situation économique en URSS tout au long des années 1980 rendait insupportable le manque de libertés démocratiques les plus élémentaires pour les travailleurs. Même si dans un premier temps ils ont vu avec bienveillance la politique de la Perestroïka lancée par Gorbatchev, très rapidement ils ont compris que la bureaucratie n’avait aucune intention de lâcher son contrôle sur l’appareil d’Etat.

Non seulement la « démocratisation » promise était très limitée mais encore les travailleurs n’étaient pas près de pouvoir exercer une influence sur les affaires économiques dans les entreprises et encore moins sur la politique.

C’est ainsi qu’en 1989 éclate une grande grève de mineurs au cours de laquelle les travailleurs s’organiseront dans des comités de grève et dont les revendications devenaient de plus en plus politiques. Durant la grève, les mineurs ont poussé à ce que l’on tienne des élections dans le syndicat pour expulser la vieille direction et la remplacer par les dirigeants des comités de grève. Constatant l’échec de cette tentative de « réformer » le syndicat, le secteur le plus actif a fini par fonder un nouveau syndicat défendant une ligne d’indépendance vis-à-vis du patronat.

Ainsi, « l’échec évident de la réforme pour la création d’un ‘marché socialiste’, l’opposition populaire grandissante contre la dictature bureaucratique et la chute des régimes communistes en Europe de l’Est, ont persuadé la plupart de l’élite soviétique à opter pour le capitalisme » (p. 14).

On peut dire que le mécontentement populaire et les luttes des travailleurs ont joué un rôle très important dans la chute du régime stalinien. Cependant, « alors que la majorité des travailleurs soviétiques restaient attachés aux valeurs de justice sociale, d’égalitarisme et de la démocratie populaire, en absence d’une vision alternative (…) le concept individualiste des libéraux sur la liberté économique apparaissait comme une réponse logique face au régime bureaucratique et oppressif. (…) [Même] les leaders des syndicats alternatifs, incapables de concevoir une société sans patrons ni propriétaires, ont adopté l’alternative libérale » (p. 21).  

Désastre économique

Le choc a été brutal. Sans pitié, le capitalisme a fait sentir toute sa voracité au prolétariat de l’ex URSS. Et les chiffres sont très clairs : entre 1990 et 1998 le PIB a chuté de 42,5%, plus que tout ce que la Russie avait perdu pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans la même période la production industrielle a chuté de 55%, alors que de 1940 à 1946 la chute avait été de 24%. Certains secteurs ont été très durement touchés. Ainsi, la production métallurgique en 1998 atteignait 37% de son niveau de 1990 ; la production de camions est tombée de 79% ; celle de tracteurs de 97% ; celle des fertilisants de 99,5% (p. 25-26) !

La Russie est ainsi passée d’être une puissance industrielle, certes avec de grands problèmes de modernisation, à un pays dépendant des exportations des richesses naturelles, notamment le gaz et le pétrole.

En Ukraine l’évolution a été très semblable à celle de la Russie sauf qu’à la différence de cette dernière l’Ukraine n’a pas de richesses naturelles aussi importantes. Elle est devenue un pays exportateur de matières premières très sensibles aux fluctuations du marché mondial.

L’Ukraine c’est le pays de l’ex URSS qui a subi la chute la plus importante de son économie après la dissolution de l’Union Soviétique : en 2000 son PIB était à 47,4% du niveau de celui de 1990 alors que la moyenne dans les autres pays de l’ex URSS était de 68% ; en 1999 la production industrielle atteignait 42,7% de son niveau de 1990 et même la production agricole dans un pays considéré anciennement comme « le grenier à blé » a chuté de 60% ; en 2002 la production de camions et de tracteurs était à 9% et 3% respectivement du niveau de 1990 (p. 154-155).

La Biélorussie est le pays qui a le plus résisté à la privatisation de son économie et le seul pays de l’ex URSS qui a refusé ledit « Consensus de Washington ». C’est pour cela d’ailleurs que le régime de ce pays est aussi mal vu par les dirigeants occidentaux et non tant par son « manque de démocratie ». Mais la clé pour comprendre cette « résistance » ne se trouve pas simplement dans la volonté des dirigeants mais plutôt dans la résistance des travailleurs, notamment après un grand mouvement de grève générale en avril 1991.

Ainsi, en 1998 seulement 28% de l’économie biélorusse se trouvait privatisée. En 2001, 95% de la production industrielle provenait d’entreprises d’Etat ou dont l’Etat possédait une part des actions lui permettant de contrôler la production. En 2001 aussi, l’Etat contrôlait 30% des prix, notamment des biens de consommation.

Quant à son PIB il atteignait en 2002 98,4% de celui de 1991 ; la même année la production industrielle était à 113% du niveau de celle de 1991 et entre 1991 et 2002 la production de camions a chuté de 55% alors qu’en Russie elle chutait de 72% et en Ukraine de 91%. Cependant, l’économie biélorusse reste très dépendante des exportations vers le marché russe et des importations depuis ce pays (p. 213-214).

Démoralisation et décomposition sociale

Cette destruction de l’économie et des acquis sociaux des travailleurs dans les pays de l’ex Union Soviétique a laissé des traces importantes au sein de notre classe. Comme nous l’avons vu, le manque d’alternatives aux politiques prônées par les anciens apparatchiks staliniens devenus néolibéraux avait aligné derrière eux une partie du prolétariat. Le choc avec la dure réalité de la restauration capitaliste allait avoir sur eux un effet dévastateur de démoralisation.

Même parmi les fractions les plus conscientes de la classe ouvrière on trouvait un grand scepticisme vis-à-vis de l’idée que les travailleurs pouvaient offrir une alternative politique indépendante des variantes bourgeoises. L’accumulation de défaites et humiliations pendant toute cette période ne faisait que renforcer ce sentiment.

Cette démoralisation était accompagnée d’importants signes de décomposition sociale dont le vol dans les entreprises et surtout l’alcoolisme parmi les ouvriers. L’expansion « épidémique » de ces phénomènes a été sans aucun doute facilitée par l’attitude « indulgente » des dirigeants des entreprises, voire par une politique consciente de la part du patronat et du gouvernement : « tout le monde reconnait que la direction des entreprises était beaucoup plus stricte sur ces questions sous le système soviétique. Bien sûr, il est difficile d’imposer la discipline quand le travail et le payement des salaires est irrégulier. En plus, beaucoup de managers sont eux-mêmes mêlés à des affaires illégaux (…) Cependant, parmi les travailleurs activistes il y a une idée répandue selon laquelle l’indulgence de la direction des entreprises relève d’une politique consciente : un travailleur qui boit ou vole est « pris au piège », c'est-à-dire la menace de licenciement pend en permanence sur sa tête et il fera pratiquement tout ce que la direction lui demandera de faire. C’est une forme de flexibilisation de la force de travail » (p. 48).

Quant à l’alcoolisme, il est un vrai fléau pour la classe ouvrière de ces pays. Il a pris des proportions très inquiétantes. Sous le gouvernement d’Eltsine la vodka, monopole d’Etat, est devenue moins chère et on pouvait l’acheter à n’importe quel moment de la journée, même au sein des entreprises ! Selon des chiffres la consommation dans les années 1990 a augmenté de 50% par rapport au régime assez laxiste de Brejnev, 25 ans auparavant (p. 49).

Le militantisme des travailleuses, une voie de recomposition du mouvement ouvrier ?

Il faudrait signaler cependant que la démoralisation et l’alcoolisme n’ont pas affecté également les ouvriers et les ouvrières. En effet, « les travailleurs des deux sexes sont d’accord pour dire que la démoralisation a frappé plus fortement les hommes que les femmes (…) Cet impact différent de la crise est peut-être lié à une plus forte identification des hommes avec leur travail et avec leur rôle de responsable « d’apporter le pain à la maison ». Deux éléments qui ont été sérieusement dégradés » (p. 47-48).

Cette situation aura aussi des conséquences sur la composition des équipes militantes et des activistes ouvriers dans les années 1990 : « dans des conditions économiques et politiques relativement favorables à la fin de l’ère Gorbatchev et au début des années 1990, le cœur du militantisme ouvrier dans les usines automobile et de fabrication de tracteurs était composé d’hommes des lignes de montage. (…) Mais dans la seconde moitié des années 1990, partout où des conflits éclataient –presque toujours autour de la question des salaires non payés- les ouvrières étaient disproportionnellement plus actives » (p. 49).

Les ouvrières se sont montrées non seulement les plus militantes et décidées dans les grèves et manifestations, prêtes à s’affronter à la répression policière en première ligne, mais aussi à l’initiative de luttes pour leurs droits spécifiques, comme l’égalité des salaires et conditions de travail. Or, lors de certaines de ces luttes, les travailleuses reprenaient aussi à leur compte la lutte contre l’alcoolisme, phénomène majoritairement masculin, qui affectait les capacités de résistance de l’ensemble de la classe. De cette façon, au milieu d’un panorama assez obscur pour la classe ouvrière, la participation active des travailleuses dans les syndicats et les luttes posait en quelque sorte les bases d’une possible voie de recomposition du mouvement ouvrier.

Le « partenariat social », un cancer pour le mouvement ouvrier

Ici on touche à l’un des principaux axes critiques du livre de David Mandel : la politique de « partenariat social » adoptée par l’écrasante majorité des syndicats des trois pays étudiés, même si certaines particularités peuvent être signalées. Autrement dit, une politique ouvertement de conciliation de classes.

Selon cette conception, les ouvriers, les patrons et l’Etat « partagent des intérêts fondamentaux, ce qui permet la réconciliation de leurs différences pour le bénéfice de tout le monde » (p. 61). Il s’agit d’un « système d’accords négociés dont l’alternative est l’anarchie et la guerre de classes permanente, ce qui est destructif pour les deux côtés. (…) [C’est pour cela que] les syndicats doivent coopérer avec la direction quand la question de la survie des entreprises est posée » (p. 78). Comme on voit, cette conception s’oppose clairement à l’indépendance de classe ; les ouvriers et le patronat n’auraient pas des intérêts irréconciliables mais plutôt partageraient des intérêts communs. Il faut donc « travailler ensemble pour le bien de tous », « partager les efforts » pour sauver les entreprises et les emplois, entretenir de bonnes relations avec la hiérarchie dans les entreprises…

Bien que cette conception s’accorde parfaitement à l’héritage de la période stalinienne où les syndicats étaient totalement intégrés à l’appareil d’Etat et collaboraient directement avec la direction des entreprises, « avec la chute du régime communiste, l’idéologie et les formes du ‘partenariat social’ ont été fortement promues par les organisations internationales telles que l’ILO [Organisation Internationale du Travail, un organisme de l’ONU]… » (p. 61).

Cependant, le « partenariat social » s’est montré totalement incapable d’empêcher la moindre fermeture d’entreprise, les privatisations (pour la plupart mafieuses), les licenciements massifs, la pratique systématique et scandaleuse des arriérés de salaires de la part du patronat, les attaques contre les droits syndicaux élémentaires et la dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière et des couches populaires en général.

Par contre, il a été un succès pour engendrer des dirigeants syndicaux « allergiques » aux luttes ouvrières. En effet, « le conflit n’a pas une place légitime [pour les dirigeants syndicaux] dans la relation entre les syndicats et le patronat, laquelle doit être basée sur le ‘partenariat social’. Quand les luttes se produisent, le conflit est vu comme un évènement malheureux, anormal, qui doit rapidement être oublié. (…) Les tactiques basées sur la pression à travers la mobilisation des travailleurs de base, les blocages de routes et voies ferrées, manifestations, sont de fait perçues avec dégoût et considérées contreproductives (…) Même le recours aux actions en justice est limité par souci de ne pas ‘tendre les relations’ avec la direction des entreprises » (p. 68).

Peut-être l’exemple le plus clair et néfaste de cette orientation de conciliation de classes de la part des directions syndicales bureaucratiques c’est la participation des membres de la direction des entreprises dans les syndicats ! Et cela se répète dans les trois pays étudiés. Ainsi, « l’identification des syndicats avec les intérêts de la direction de l’entreprise est soulignée et renforcée par la présence du personnel de la direction dans les syndicats. Cela inclut non seulement les cadres de direction intermédiaires mais aussi la haute hiérarchie, y compris le directeur de l’entreprise. Les cadres dirigeants peuvent postuler et postulent pour des positions éligibles dans les syndicats ; ils sont délégués aux conférences du syndicat, l’organe de prise de décision le plus important au niveau d’une entreprise » (p. 70).

Il n’y a aucun doute que l’état de démoralisation profond d’importants secteurs de la classe ouvrière dans ces pays facilite le développement de cette orientation conciliatrice par les bureaucraties syndicales. En même temps, cette politique constitue à son tour un facteur important de démoralisation car tout en refusant de résister aux attaques du patronat et du gouvernement et d’encourager le militantisme ouvrier, elle était incapable d’offrir une amélioration minime des conditions de vie des travailleurs.

En effet, « la subordination des syndicats au patronat et à l’Etat n’aurait pas été possible si la base ouvrière avait été un minimum active et avait eu au moins un modeste degré de confiance en ses propres forces (…) Mais cela n’explique pas pourquoi les leaders syndicaux n’ont même pas essayé de renverser cette situation de démoralisation et de passivité des travailleurs. Au contraire, leurs actions souvent renforçaient ces tendances » (p. 80).

Effectivement, l’explication à cela il faudrait la chercher ailleurs, plutôt dans les privilèges matériels et les « perspectives de carrière » de certains dirigeants syndicaux : « malgré son incapacité à défendre les intérêts des travailleurs, le ‘partenariat’ reste attractif pour les leaders syndicaux car celui-ci expose les leaders avec le moins de risques personnels et en même temps leur offre des gains personnels considérables. (…) Il est très courant pour les dirigeants syndicaux locaux d’arriver à des postes de direction, qui sont très bien rémunérés de nos jours. L’ancien dirigeant de l’usine [automotrice] VAZ [en Russie] est devenu assistant de la direction pour le personnel. (…) L’ancien vice-président de la Confédération Générale des Syndicat [une organisation de liaison des syndicats des anciennes républiques soviétiques] (…) est devenu le vice-président de l’Union des Industriels et Entrepreneurs de Russie. (…) Les dirigeants syndicaux qui ont des inclinations vers l’indépendance [de classe] se voient offrir parallèlement à la perspective d’un travail administratif tranquille, un meilleur logement, de l’argent, des actions dans l’entreprise, etc. Les dirigeants syndicaux coopératifs jouissent souvent de ces faveurs. Au moins pour ces dirigeants le ‘partenariat’ est payant » (p. 80-81).

Malgré un grand nombre d’affiliés, une existence presque exclusivement formelle des syndicats

Comme on disait plus haut, l’application du « partenariat social » est largement plus simple si la base des syndicats est passive. C’est pour cela que la passivité des travailleurs est entretenue et encouragée par la bureaucratie syndicale. C’est pour cela aussi que les grèves et les autres formes de mobilisation ouvrière sont mal vues car susceptibles de déclencher un certain degré d’activisme ouvrier.

Le taux de syndicalisation dans les trois pays est assez impressionnant, même si au cours des années 1990 certains syndicats ont perdu beaucoup de membres et qu’il y a des différences entre le secteur public/entreprises d’Etat et le secteur privé, où parfois les syndicats sont complètement inexistants. En effet, la Fédération de Syndicats Indépendants de Russie (FNPR) en novembre 2001 revendiquait 35 millions de membres, soit 54% de la force de travail (contre 70% en 1990 au moment de sa fondation). La Fédération des Syndicats d’Ukraine (FPU) en 2001 déclarait regrouper 14,4 millions de membres, soit 89,4% des salariés. Enfin, la Fédération des Syndicats Biélorusses (BFP) avait en 2002 quatre millions d’affiliés (près de 90% de la force de travail). 

Cependant, si l’on juge les organisations syndicales par leur volonté de défendre les intérêts du prolétariat et de faire participer activement les travailleurs de la vie syndicale, on pourrait affirmer que, sauf certaines exceptions, les syndicats dans ces pays ont une existence purement formelle. En général, les responsables des syndicats ne discutent pas avec les salariés dans les ateliers, ils ne les croisent même pas ; les salariés ne sont pas au courant de la vie du syndicat ; les journaux ou bulletins d’entreprise sont très rares ; et sur la plupart des problèmes des ouvriers (arriérés de salaires, licenciements, etc.) les syndicats ne se prononcent pas. Pour beaucoup de salariés c’est comme s’ils n’existaient pas !

Indépendance de classe

C’est dans le contexte de ce paradoxe apparent entre un taux de syndicalisation très élevé et une activité syndicale presque inexistante que sont nés des syndicats « alternatifs ». En effet, beaucoup d’activistes cherchaient dans ces syndicats une organisation militante qui défende réellement leurs intérêts, de façon indépendante du patronat, sans hésiter à se mobiliser contre celui-ci.

C’est le cas par exemple du syndicat russe Edinstvo qui « a été fondé par des travailleurs qui voulaient un syndicat indépendant du patronat et qui concentrerait ses efforts dans la défense des intérêts de ses membres et non à administrer les avantages sociaux ou à organiser des activités sociales. Ses statuts interdisaient l’affiliation au syndicat de membres de l’encadrement et de la direction. (…) [Le syndicat considère qu’il y a] des intérêts fondamentalement contradictoires qui séparent le patronat et les travailleurs » (p. 129).

Au sein des confédérations majoritaires il peut y avoir aussi des dirigeants locaux qui défendent une orientation complètement opposée à celle du « partenariat social ». En général, il s’agit de dirigeants qui ont été propulsés à la tête des syndicats locaux ou des instances régionales par leur rôle dans des luttes ouvrières importantes. Ceux-ci peuvent en même temps constituer un point d’appui fondamental pour les équipes militantes qui décident de s’opposer au patronat ou à l’Etat. Il arrive même qu’ils travaillent ensemble avec les syndicats alternatifs.

Bien qu’il y ait des exemples de syndicats « alternatifs » majoritaires dans certaines branches, comme celui des mineurs en Ukraine, la plupart de ces organisations restent marginales quant à leur nombre et influence sur la classe ouvrière. Cependant, leurs membres sont beaucoup plus actifs que la plupart des adhérents des syndicats majoritaires.

Néanmoins, même ces syndicats alternatifs se montraient assez sceptiques sur le fait que la classe ouvrière puisse devenir un acteur politique indépendant, un sujet de transformation sociale. Cela les a amenés en Russie par exemple à soutenir jusqu’au milieu des années 1990 Boris Eltsine et son gouvernement néolibéral. Ainsi, « l’orientation politique de ces dirigeants syndicaux pourrait être qualifiée de sociale-démocrate de gauche : ils voient l’Etat comme inévitablement du côté des patrons. Mais d’autre part, le socialisme n’est pas un objectif stratégique pour eux, seulement un rêve distant qui n’a pas de vrai impact sur leur action » (p. 149).

La Biélorussie mérite une mention spéciale quant au rôle politique de la classe ouvrière organisée. En effet, dans ce pays ce sont deux syndicats industriels les principaux opposants politiques au gouvernement, le syndicat du secteur automobile (ASMB) et le syndicat des travailleurs de l’électroménager. Cette situation explique en partie pourquoi « l’Etat biélorusse a soumis les syndicats biélorusses à une répression beaucoup plus systématique. Ces deux éléments, l’influence des syndicats et la répression contre eux, sont étroitement liés à l’orientation économique du gouvernement. La classe ouvrière [de Biélorussie] n’a pas été soumise au même niveau d’insécurité économique ou de décomposition sociale qu’en Russie et en Ukraine. (…) En outre, la stratégie économique de l’Etat en Biélorussie le rend plus vulnérable à la pression du mouvement ouvrier car il assume une responsabilité plus directe dans le sort des entreprises et des conditions de vie des travailleurs » (p. 217-218).

Cependant, que les syndicats soient les principaux opposants politiques au gouvernement ne voulait pas dire qu’ils défendaient une politique indépendante des variantes politiques bourgeoises. Bien au contraire, souvent ces organisations se retrouvaient à faire directement ou indirectement des alliances avec le patronat et les directeurs d’entreprises opposés à la politique du président Alexandre Loukachenko : « le problème n’était pas que les syndicats s’attaquaient au gouvernement mais plutôt qu’au nom de la lutte contre le gouvernement, la direction nationale relâchait la pression sur le patronat et sur les syndicats locaux qui se subordonnaient à la direction des entreprises. En même temps, cela était lié à un problème plus profond : malgré son opposition à la politique économique du gouvernement, l’ASMB [syndicat du secteur automobile] n’avait pas un programme alternatif cohérent propre, ou en tout cas un qui soit susceptible de gagner l’adhésion de ses membres. Dans la mesure où il présentait une alternative, celle-ci était essentiellement libérale… » (p. 231-232).

On pourrait dire que certains de ces syndicats ont une approche « étapiste »… vers un « vrai capitalisme » ! En effet, il faudrait d’abord se débarrasser de « l’ingérence de l’Etat » dans l’économie (héritage du vieux régime) qui empêche le développement d’une « vrai classe d’entrepreneurs » à laquelle les syndicats pourraient ensuite s’opposer. C’est cela qui explique leurs alliances régulières avec le « patronat opposant ».

La démoralisation et défaitisme étaient-elles des voies inéluctables pour le prolétariat postsoviétique ?

On peut légitimement se demander si le chemin emprunté par le prolétariat de ces trois pays était inévitable. Mais aussi on peut se poser la question de savoir comment essayer de renverser cette situation.

Evidemment, les conditions objectives dans lesquelles se trouvait le prolétariat postsoviétique étaient particulièrement dures. Comme on a pu voir plus haut, la restauration du capitalisme a eu des conséquences néfastes : dégradation du niveau de vie de la classe ouvrière et des couches populaires (seule la Biélorussie a réussi à entraver partiellement cette évolution) ; une destruction de forces productives formidable ; un grand degré de décomposition sociale qui a gagné les rangs de la classe ouvrière.

Cependant, il ne faudrait pas sous-estimer l’élément subjectif. C'est-à-dire ne pas perdre de vue la relation entre les éléments objectifs et subjectifs et comment l’un peut avoir une influence sur l’autre et vice-versa. Dans l’expérience des trois pays que David Mandel analyse dans son livre on trouve beaucoup d’exemples qui vont en ce sens. Ainsi, on a vu que la politique de « partenariat social » se développait sur le terrain de la démoralisation de la classe ouvrière et qu’en même temps le « partenariat social » renforce cette démoralisation. Mais aussi, on trouve des exemples de secteurs de la classe ouvrière qui résistent et partiellement réussissent à constituer une contre-tendance à cette démoralisation.

A ce propos on peut lire : « la résistance menée même localement donne souvent des résultats, bien qu’ils soient inévitablement partiels et fragiles. Par ailleurs, les concessions faites par les syndicats sans aucune résistance (…) n’ont sauvé aucun emploi ou amené à des augmentations de salaires et meilleures conditions de travail. Cela a cependant miné le potentiel pour améliorer la situation des membres des syndicats une fois que la situation était devenue plus favorable. Le ‘partenariat’ a aidé à effacer toute confiance que les travailleurs auraient pu avoir en leur capacité de lutter collectivement pour une vie meilleure à travers l’action syndicale. Les rares syndicats qui ont résisté ont au moins préservé le potentiel de lutte. Même quand ils n’ont pas réussi à empêcher les licenciements, les travailleurs et travailleuses qui ont résisté en sont sortis transformés par leur expérience. (…) Ils ont montré qu’ils voulaient et pouvaient être acteurs de leur propre destin » (p. 267-268).

On peut affirmer donc, que l’une des voies possibles de recomposition du mouvement ouvrier postsoviétique se trouve dans ses luttes et résistances. Celles-ci peuvent surgir des secteurs les plus exploitées et opprimés, comme la participation active des travailleuses dans plusieurs luttes ouvrières tout au long des années de restauration capitaliste le montre. Ce serait sans doute le terrain sur lequel la classe ouvrière pourrait chercher à renouer avec les meilleures traditions du mouvement ouvrier et le marxisme révolutionnaire après tant d’années d’écrasement de la conscience et de la capacité d’action par le stalinisme et ensuite par les politiques dévastatrices des agents locaux de la restauration capitaliste.

Dans cette recomposition du mouvement ouvrier postsoviétique, il est sûr que le prolétariat international, à commencer par celui des pays capitalistes développés d’Europe, aura un rôle très important à jouer. Ainsi, les derniers mots du livre de David Mandel sont les suivants : « comme en 1917, le sort de la lutte [du prolétariat postsoviétique] dépend des luttes similaires dans le reste du monde, notamment dans les pays les plus développés, dont la pression –militaire, économique et idéologique- a toujours été un facteur déterminant pour la société russe (et maintenant aussi biélorusse et ukrainienne) » ! On ne peut qu’être d’accord avec cela.

29-11-2014.





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