3.6.14

L’impérialisme essaye de légitimer le pouvoir de ses alliés en Ukraine



Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA

Trois mois après la chute de Viktor Ianoukovitch, trois mois marqués par la montée des tensions à l’Est d’un pays au bord du gouffre, l’élection présidentielle a finalement eu lieu dimanche 25 mai dernier en Ukraine. C’est l’oligarque pro-impérialiste Petro Porochenko qui l’a emporté dès le premier tour avec 56% des voix. Malgré le fait que dans les régions de l’Est la participation a été très faible, l’impérialisme cherche à légitimer le pouvoir de ses alliés sur l’ensemble du pays. La Russie, de son côté, tout en essayant de garder ses positions, essaye de se montrer « coopérative », une attitude qui semble indiquer une volonté de la part aussi bien de cette dernière que de l’impérialisme d’œuvrer à une certaine « stabilisation » de la situation. Cependant, la situation tendue à l’Est, la crise politique et économique profonde du pays, les contradictions avec la Russie et entre les puissances impérialistes encore non résolues laissent planer beaucoup de doutes sur cette perspective.


A peine élu président, Petro Porochenko déclarait que ses trois objectifs centraux étaient : en finir avec la guerre dans l’Est du pays, réintégrer la Crimée au sein de l’Ukraine et avancer dans le rapprochement avec l’Union Européenne. Des objectifs qui, en plus d’être difficilement réalisables, constituent une déclaration d’opposition frontale avec la Russie. Cependant, ce discours n’est que de la rhétorique. Le vrai objectif pour les oligarques « pro-occidentaux » et l’impérialisme est de poser les bases de la reconstitution d’un pouvoir légitime, au moins sur la partie du territoire qui n’est pas sous contrôle des rebelles « pro-russes ».

Un tel pouvoir aurait des conséquences sur le terrain militaire et par conséquent sur celui des négociations avec la Russie. En effet, comme l’affirme un intellectuel pro-Kiev dans une interview : « Je crois que le nouveau président va adopter une approche plus agressive contre les terroristes que celle que le gouvernement actuel est capable d’avoir. Un président élu en aura l’autorité nécessaire » [1]. Ce n’est pas un hasard si dès le lendemain de l’élection de Porochenko et avant même que celui-ci assume ses fonctions, l’Armée ukrainienne a intensifié ses attaques contre les pro-russes, notamment à Donetsk où il y a eu plus de 40 morts lors des affrontements à proximité de l’aéroport de la ville.

Poutine et son gouvernement sont conscients du fait que ce n’est pas la même chose de négocier avec un gouvernement légitimé par des élections, et soutenu par l’impérialisme, que de le faire avec un gouvernement plus faible. C’est pour cela que les déclarations du ministre des affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, condamnant l’intensification des opérations de l’arméeukrainienne, prennent l’air d’un avertissement : « Si le calcul est (...) d’écraser la résistance dans le Sud-Est avant l’entrée en fonction de Petro Porochenko pour pouvoir aller dans le Donbass en vainqueur, cela ne créera sans doute pas de bonnes conditions pour un accueil hospitalier dans la région de Donetsk ».

Cette situation cependant ne préjuge pas du succès de Porochenko et ses alliés. Il doit faire face à beaucoup de défis et surtout appliquer de dures attaques contre les masses. En ce sens, rien ne peut garantir que son image ne sera pas elle-même dégradée très rapidement. En effet, même si à la différence d’autres personnages politiques comme Ioulia Timoshenko et les représentants de l’opposition libérale qui ont participé de Maïdan, Porochenko était plus discret, il a déjà exercé des responsabilités au plus haut niveau de l’Etat. Et cela d’un côté comme de l’autre : sous la présidence de Viktor Iouchtchenko, après la « révolution Orange », il a été responsable des affaires étrangères, puis sous celle de Viktor Ianoukovitch il a été à la tête du ministère du développement économique. A tout cela il faut ajouter que « Petro Porochenko, le « roi du chocolat », personnifie des traits typiques de la politique ukrainienne, où les intérêts publics et privés sont indissociables. Le nouveau président fait partie de la caste des oligarques, ce petit groupe de milliardaires qui utilisent leurs relais politiques et médiatiques pour accroître leur puissance. Difficile, dès lors, de l’imaginer en nettoyeur des mœurs dissolues des élites et de la corruption » [2].

Un tournant dans l’attitude de la Russie ?


Depuis la chute de Viktor Ianoukovitch l’attitude de Poutine a été d’attiser tous les mouvements susceptibles de déstabiliser l’Ukraine, notamment dans le Sud-est du pays. L’un de ses objectifs était justement d’empêcher la tenue des élections du 25 mai dans des conditions qui ne lui soient pas favorables. La formation de groupes armées « séparatistespro-russes » et, après l’annexion de la Crimée, l’annonce de l’organisation de référendums dans l’Est ukrainien semblaient indiquer une tendance à la « balkanisation de l’Ukraine », une perspective que l’on ne peut pas encore exclure.

Or, alors que le 11 mai se sont tenus des référendums sur le statut des régions de Donetsk et de Lougansk, le gouvernement russe en a surpris plus d’un en demandant aux « séparatistes », quelques jours avant la tenue de ces échéances électorales, de suspendre la votation. Même si finalement les référendums ont eu lieu, cela a permis à Poutine d’apparaitre comme un « dirigeant responsable » cherchant à faire baisser les tensions dans la région. On peut imaginer que derrière ces déclarations se cachait aussi la volonté d’essayer de ne pas perdre le contrôle de la situation à l’Est qui devenait très explosive.

L’attitude de la Russie vis-à-vis des élections présidentielles du 25 mai a aussi connu une certaine modification. Alors qu’à un moment Poutine les considérait comme complètement illégitimes étant donné le contexte d’agitation sociale, les déclarations de S. Lavrov après les résultats connus laissent entrevoir la possibilité d’une reconnaissance des nouvelles autorités de Kiev. En effet, Lavrov se déclarait prêt à soutenir l’action du nouveau président si celui-ci agissait pour « le bien de tous les ukrainiens ». Les déclarations depuis la Russie du président déchu V. Ianoukovitch disant « accepter les décisions du peuple » vont dans le même sens.

L’arme du gaz russe


Cependant, il ne faut pas croire que la Russie a abandonné la partie et renoncé à garder son influence sur, au moins, une partie de l’Ukraine. Poutine est seulement en train de changer de tactique en s’appuyant cette fois-ci davantage sur le « chantage du gaz ». En effet, ces derniers jours la Russie, sachant la situation économique désastreuse de l’Ukraine, a augmenté la pression sur celle-ci (et à travers elle sur l’UE) en la menaçant d’un arrêt de l’approvisionnement de gaz. La Russie exige de l’Ukraine le payement de ses dettes gazières depuis novembre 2013, c’est-à-dire près de 1,5 milliards d’euros, ce que le gouvernement actuel refuse de faire arguant un prix trop élevé. La date limite était le 2 juin pour empêcher la coupure de la livraison du gaz, mais finalement Kiev a payé une partie de sa dette, ce qui lui permet de gagner du temps.

Mais il ne faut pas se tromper, « ni les Ukrainiens ni les Russes ni les Européens n’ont intérêt à une « guerre du gaz » comme celles de 2006 et 2009. L’Europe importe le quart de son gaz de Russie (dont près de la moitié transite encore par l’Ukraine), et certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Bulgarie, pays baltes...) sont très dépendants des approvisionnements russes (…) Sur le long terme, Gazprom n’a aucun intérêt à une dégradation des relations avec les pays de l’UE, qui lui assurent l’essentiel de ses profits » [3]. On peut dire que ce qui pousse la Russie à employer cette « arme » c’est sa propre situation économique qui se trouve affectée par la crise ukrainienne. Selon des estimations la croissance russe pour cette année ne serait que de 0,5% du PIB et la banque la plus importante du pays, la Sberbank, annonce une chute de 18% de ses profits trimestriels par rapport à l’année dernière.

Pourtant, ce contexte de crise a également eu comme conséquence un rapprochement entre la Russie et la Chine, ce qui a abouti à la signature d’un « méga-contrat » qui était en négociations depuis ni plus ni moins que 15 ans ! Celui-ci porte sur l’approvisionnement en gaz de la Chine sur 30 ans et on estime qu’il rapportera près de 300 milliards d’euros à la Russie. Ainsi, « ce méga-contrat est donc l’opportunité pour la Russie de moins dépendre des commandes de l’Europe, son premier client. Côté UE, ce contrat est une menace de plus pour les approvisionnements. Si la France dépend à 16% du gaz russe (et à 42% du gaz norvégien ou à 16% du gaz algérien), d’autres pays comme la Slovaquie ou la Bulgarie en dépendent à 100% » [4].

Combats, décomposition sociale et division des rebelles à l’Est de l’Ukraine


Le « réajustement » de la politique de la Russie en Ukraine demande également un réajustement de l’attitude de ses alliés sur place. Cela est d’autant plus nécessaire pour Moscou que la situation commence à devenir chaotique à l’Est et le comportement de certains combattants relève plutôt de la décomposition sociale. Ainsi : « ‘Plusieurs fourgons blindés transportant des fonds bancaires ont été saisis par les pro-russes. De nombreuses banques ont cessé d’envoyer des fonds à Donetsk, jugeant que c’est trop risqué. C’est pourquoi il est de plus en plus difficile de trouver de l’argent en ville’, indique encore un retraité qui vient de trouver porte close à la DeltaBank » [5]. Ou encore, au moment même où l’Armée ukrainienne attaquait l’aéroport de Donetsk, « les combattants les plus sérieux restaient à l’aéroport pour combattre les forces de Kiev [mais] certains des civils séparatistes profitaient du chaos pour s’embarquer dans une frénésie de pillage massif dans un des plus grands hypermarchés de la ville » [6].

Dans ce contexte, les fractions des rebelles les plus liées et contrôlées par Moscou comme le Bataillon Vostok, dirigé par un ancien combattant de la Tchétchénie Igor Strelkov, sont en train de se débarrasser des rebelles les moins disciplinés. C’est ainsi que les nouvelles autorités de la « République populaire » de Donetsk ont évacué le quartier général des rebelles. Selon les dirigeants il s’agissait de transformer ce QG en un lieu d’exercice du pouvoir et non plus une sorte de « dortoir ». Elles ont également démantelé les barricades aussi bien des pro-Maïdan que des pro-russes. Certains parlent même d’un « coup d’Etat interne ». En effet, il pourrait s’agir justement d’une « adaptation » du comportement des rebelles à la nouvelle posture de Poutine mais en même temps d’une meilleure préparation des autorités de la ville pour faire face à une offensive des forces de Kiev.

Quoi qu’il en soit, la dégradation de la situation sociale à l’Est exprime également les difficultés économiques de la population. Des difficultés auxquelles les nouvelles autorités de Kiev devront d’une façon ou d’une autre répondre au risque de voir de nouvelles explosions sociales se développer. Pour le moment la seule réponse des dirigeants pro-impérialistes a été d’annoncer des mesures d’austérité et des attaques contre les conditions de vie des classes populaires. La dernière annonce, c’est la privatisation, voire la fermeture, de près de 30% des mines appartenant à l’Etat et jugées « non rentables ». Du côté des dirigeants « pro-russes » leurs agissements à la tête des villes qu’ils contrôlent ne présagent rien de bon pour les travailleurs. Il devient de plus en plus urgent pour les exploités et les opprimés de trouver une issue indépendante des différents camps capitalistes avant qu’ils ne leur imposent encore plus de misère et des souffrances supplémentaires.

2/6/2014.

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NOTES
 
[1] Spiegle, “Europe’s New Status Quo : ’Ukraine Is Fighting Our Battle’”, 23/5/2014.
[2] Le Monde, « Petro Porochenko, un oligarque rusé et opportuniste à la tête de l’Ukraine », 26/5/2014.
[3] Le Monde, « Crise du gaz : l’Europe, la Russie et l’Ukraine cherchent un terrain d’entente », 20/5/2014.
[4] Le Parisien, « Energie : la Russie et la Chine signent un méga-contrat gazier », 21/5/2014.
[5] Le Monde, « A Donetsk, l’anarchie rampante entre groupes séparatistes », 29/5/2014.
[6] Financial Times, « Ukraine crisis : Paramilitaries seize Donetsk rebels’ HQ », 29/5/2014.

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