Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA
Trois mois après la chute de Viktor Ianoukovitch,
trois mois marqués par la montée des tensions à l’Est d’un pays au bord
du gouffre, l’élection présidentielle a finalement eu lieu dimanche 25
mai dernier en Ukraine. C’est l’oligarque pro-impérialiste Petro
Porochenko qui l’a emporté dès le premier tour avec 56% des voix. Malgré
le fait que dans les régions de l’Est la participation a été très
faible, l’impérialisme cherche à légitimer le pouvoir de ses alliés sur
l’ensemble du pays. La Russie, de son côté, tout en essayant de garder
ses positions, essaye de se montrer « coopérative », une attitude qui
semble indiquer une volonté de la part aussi bien de cette dernière que
de l’impérialisme d’œuvrer à une certaine « stabilisation » de la
situation. Cependant, la situation tendue à l’Est, la crise politique et
économique profonde du pays, les contradictions avec la Russie et entre
les puissances impérialistes encore non résolues laissent planer
beaucoup de doutes sur cette perspective.
A peine élu
président, Petro Porochenko déclarait que ses trois objectifs centraux
étaient : en finir avec la guerre dans l’Est du pays, réintégrer la
Crimée au sein de l’Ukraine et avancer dans le rapprochement avec
l’Union Européenne. Des objectifs qui, en plus d’être difficilement
réalisables, constituent une déclaration d’opposition frontale avec la
Russie. Cependant, ce discours n’est que de la rhétorique. Le vrai
objectif pour les oligarques « pro-occidentaux » et l’impérialisme est
de poser les bases de la reconstitution d’un pouvoir légitime, au moins
sur la partie du territoire qui n’est pas sous contrôle des rebelles
« pro-russes ».
Un tel pouvoir aurait des conséquences sur le terrain
militaire et par conséquent sur celui des négociations avec la Russie.
En effet, comme l’affirme un intellectuel pro-Kiev dans une interview :
« Je crois que le nouveau président va adopter une approche plus
agressive contre les terroristes que celle que le gouvernement actuel
est capable d’avoir. Un président élu en aura l’autorité nécessaire » [1].
Ce n’est pas un hasard si dès le lendemain de l’élection de Porochenko
et avant même que celui-ci assume ses fonctions, l’Armée ukrainienne a
intensifié ses attaques contre les pro-russes, notamment à Donetsk où il
y a eu plus de 40 morts lors des affrontements à proximité de
l’aéroport de la ville.
Poutine et son gouvernement sont conscients du fait
que ce n’est pas la même chose de négocier avec un gouvernement légitimé
par des élections, et soutenu par l’impérialisme, que de le faire avec
un gouvernement plus faible. C’est pour cela que les déclarations du
ministre des affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, condamnant
l’intensification des opérations de l’arméeukrainienne, prennent l’air
d’un avertissement : « Si le calcul est (...) d’écraser la résistance
dans le Sud-Est avant l’entrée en fonction de Petro Porochenko pour
pouvoir aller dans le Donbass en vainqueur, cela ne créera sans doute
pas de bonnes conditions pour un accueil hospitalier dans la région de
Donetsk ».
Cette situation cependant ne préjuge pas du succès de
Porochenko et ses alliés. Il doit faire face à beaucoup de défis et
surtout appliquer de dures attaques contre les masses. En ce sens, rien
ne peut garantir que son image ne sera pas elle-même dégradée très
rapidement. En effet, même si à la différence d’autres personnages
politiques comme Ioulia Timoshenko et les représentants de l’opposition
libérale qui ont participé de Maïdan, Porochenko était plus
discret, il a déjà exercé des responsabilités au plus haut niveau de
l’Etat. Et cela d’un côté comme de l’autre : sous la présidence de
Viktor Iouchtchenko, après la « révolution Orange », il a été
responsable des affaires étrangères, puis sous celle de Viktor
Ianoukovitch il a été à la tête du ministère du développement
économique. A tout cela il faut ajouter que « Petro Porochenko, le
« roi du chocolat », personnifie des traits typiques de la politique
ukrainienne, où les intérêts publics et privés sont indissociables. Le
nouveau président fait partie de la caste des oligarques, ce petit
groupe de milliardaires qui utilisent leurs relais politiques et
médiatiques pour accroître leur puissance. Difficile, dès lors, de
l’imaginer en nettoyeur des mœurs dissolues des élites et de la
corruption » [2].
Un tournant dans l’attitude de la Russie ?
Depuis la chute de Viktor Ianoukovitch l’attitude de
Poutine a été d’attiser tous les mouvements susceptibles de déstabiliser
l’Ukraine, notamment dans le Sud-est du pays.
L’un de ses objectifs était justement d’empêcher la tenue des élections
du 25 mai dans des conditions qui ne lui soient pas favorables. La
formation de groupes armées « séparatistespro-russes » et, après
l’annexion de la Crimée, l’annonce de l’organisation de référendums dans
l’Est ukrainien semblaient indiquer une tendance à la « balkanisation de l’Ukraine », une perspective que l’on ne peut pas encore exclure.
Or, alors que le 11 mai se sont tenus des référendums
sur le statut des régions de Donetsk et de Lougansk, le gouvernement
russe en a surpris plus d’un en demandant aux « séparatistes », quelques
jours avant la tenue de ces échéances électorales, de suspendre la
votation. Même si finalement les référendums ont eu lieu, cela a permis à
Poutine d’apparaitre comme un « dirigeant responsable » cherchant à
faire baisser les tensions dans la région. On peut imaginer que derrière
ces déclarations se cachait aussi la volonté d’essayer de ne pas perdre
le contrôle de la situation à l’Est qui devenait très explosive.
L’attitude de la Russie vis-à-vis des élections
présidentielles du 25 mai a aussi connu une certaine modification. Alors
qu’à un moment Poutine les considérait comme complètement illégitimes
étant donné le contexte d’agitation sociale, les déclarations de S.
Lavrov après les résultats connus laissent entrevoir la possibilité
d’une reconnaissance des nouvelles autorités de Kiev. En effet, Lavrov
se déclarait prêt à soutenir l’action du nouveau président si celui-ci
agissait pour « le bien de tous les ukrainiens ». Les déclarations
depuis la Russie du président déchu V. Ianoukovitch disant « accepter
les décisions du peuple » vont dans le même sens.
L’arme du gaz russe
Cependant, il ne faut pas croire que la Russie a
abandonné la partie et renoncé à garder son influence sur, au moins, une
partie de l’Ukraine. Poutine est seulement en train de changer de
tactique en s’appuyant cette fois-ci davantage sur le « chantage du
gaz ». En effet, ces derniers jours la Russie, sachant la situation
économique désastreuse de l’Ukraine, a augmenté la pression sur celle-ci
(et à travers elle sur l’UE) en la menaçant d’un arrêt de
l’approvisionnement de gaz. La Russie exige de l’Ukraine le payement de
ses dettes gazières depuis novembre 2013, c’est-à-dire près de 1,5
milliards d’euros, ce que le gouvernement actuel refuse de faire arguant
un prix trop élevé. La date limite était le 2 juin pour empêcher la
coupure de la livraison du gaz, mais finalement Kiev a payé une partie
de sa dette, ce qui lui permet de gagner du temps.
Mais il ne faut pas se tromper, « ni les
Ukrainiens ni les Russes ni les Européens n’ont intérêt à une « guerre
du gaz » comme celles de 2006 et 2009. L’Europe importe le quart de son
gaz de Russie (dont près de la moitié transite encore par l’Ukraine), et
certains pays d’Europe centrale et orientale (Pologne, République
tchèque, Slovaquie, Bulgarie, pays baltes...) sont très dépendants des
approvisionnements russes (…) Sur le long terme, Gazprom n’a aucun
intérêt à une dégradation des relations avec les pays de l’UE, qui lui
assurent l’essentiel de ses profits » [3].
On peut dire que ce qui pousse la Russie à employer cette « arme »
c’est sa propre situation économique qui se trouve affectée par la crise
ukrainienne. Selon des estimations la croissance russe pour cette année
ne serait que de 0,5% du PIB et la banque la plus importante du pays,
la Sberbank, annonce une chute de 18% de ses profits trimestriels par
rapport à l’année dernière.
Pourtant, ce contexte de crise a également eu comme
conséquence un rapprochement entre la Russie et la Chine, ce qui a
abouti à la signature d’un « méga-contrat » qui était en négociations
depuis ni plus ni moins que 15 ans ! Celui-ci porte sur
l’approvisionnement en gaz de la Chine sur 30 ans et on estime qu’il
rapportera près de 300 milliards d’euros à la Russie. Ainsi, « ce
méga-contrat est donc l’opportunité pour la Russie de moins dépendre des
commandes de l’Europe, son premier client. Côté UE, ce contrat est une
menace de plus pour les approvisionnements. Si la France dépend à 16% du
gaz russe (et à 42% du gaz norvégien ou à 16% du gaz algérien),
d’autres pays comme la Slovaquie ou la Bulgarie en dépendent à 100% » [4].
Combats, décomposition sociale et division des rebelles à l’Est de l’Ukraine
Le « réajustement » de la politique de la Russie en
Ukraine demande également un réajustement de l’attitude de ses alliés
sur place. Cela est d’autant plus nécessaire pour Moscou que la
situation commence à devenir chaotique à l’Est et le comportement de
certains combattants relève plutôt de la décomposition sociale. Ainsi :
« ‘Plusieurs fourgons blindés transportant des fonds bancaires ont
été saisis par les pro-russes. De nombreuses banques ont cessé d’envoyer
des fonds à Donetsk, jugeant que c’est trop risqué. C’est pourquoi il
est de plus en plus difficile de trouver de l’argent en ville’, indique
encore un retraité qui vient de trouver porte close à la DeltaBank » [5]. Ou encore, au moment même où l’Armée ukrainienne attaquait l’aéroport de Donetsk, « les
combattants les plus sérieux restaient à l’aéroport pour combattre les
forces de Kiev [mais] certains des civils séparatistes profitaient du
chaos pour s’embarquer dans une frénésie de pillage massif dans un des
plus grands hypermarchés de la ville » [6].
Dans ce contexte, les fractions des rebelles les plus liées et contrôlées par Moscou comme le Bataillon Vostok,
dirigé par un ancien combattant de la Tchétchénie Igor Strelkov, sont
en train de se débarrasser des rebelles les moins disciplinés. C’est
ainsi que les nouvelles autorités de la « République populaire » de
Donetsk ont évacué le quartier général des rebelles. Selon les
dirigeants il s’agissait de transformer ce QG en un lieu d’exercice du
pouvoir et non plus une sorte de « dortoir ». Elles ont également
démantelé les barricades aussi bien des pro-Maïdan que des pro-russes.
Certains parlent même d’un « coup d’Etat interne ». En effet, il
pourrait s’agir justement d’une « adaptation » du comportement des
rebelles à la nouvelle posture de Poutine mais en même temps d’une
meilleure préparation des autorités de la ville pour faire face à une
offensive des forces de Kiev.
Quoi qu’il en soit, la dégradation de la situation
sociale à l’Est exprime également les difficultés économiques de la
population. Des difficultés auxquelles les nouvelles autorités de Kiev
devront d’une façon ou d’une autre répondre au risque de voir de
nouvelles explosions sociales se développer. Pour le moment la seule
réponse des dirigeants pro-impérialistes a été d’annoncer des mesures
d’austérité et des attaques contre les conditions de vie des classes
populaires. La dernière annonce, c’est la privatisation, voire la
fermeture, de près de 30% des mines appartenant à l’Etat et jugées « non
rentables ». Du côté des dirigeants « pro-russes » leurs agissements à
la tête des villes qu’ils contrôlent ne présagent rien de bon pour les
travailleurs. Il devient de plus en plus urgent pour les exploités et
les opprimés de trouver une issue indépendante des différents camps
capitalistes avant qu’ils ne leur imposent encore plus de misère et des
souffrances supplémentaires.
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NOTES
[1] Spiegle, “Europe’s New Status Quo : ’Ukraine Is Fighting Our Battle’”, 23/5/2014.
[2] Le Monde, « Petro Porochenko, un oligarque rusé et opportuniste à la tête de l’Ukraine », 26/5/2014.
[3] Le Monde, « Crise du gaz : l’Europe, la Russie et l’Ukraine cherchent un terrain d’entente », 20/5/2014.
[4] Le Parisien, « Energie : la Russie et la Chine signent un méga-contrat gazier », 21/5/2014.
[5] Le Monde, « A Donetsk, l’anarchie rampante entre groupes séparatistes », 29/5/2014.
[6] Financial Times, « Ukraine crisis : Paramilitaries seize Donetsk rebels’ HQ », 29/5/2014.
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