Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA
Vendredi 2 mai l’Ukraine a vécu la journée la plus
sanglante et dramatique depuis la chute du président Viktor
Ianoukovitch. Les chiffres officiels parlent de 43 morts lors des
affrontements entre « pro-russes » et « pro-Kiev » dans la ville
portuaire d’Odessa, dans le Sud du pays. Mais d’après plusieurs témoins
il pourrait y avoir plus d’une centaine de morts. A la différence de la
dure répression qui avait débouché sur le renversement de Ianoukovitch
en février dernier, il ne s’agissait pas cette fois-ci de chocs entre
les manifestants et les forces de répression mais entre des manifestants
entre eux. Ces évènements marquent une dégradation préoccupante de la
situation en Ukraine.
En effet,
l’évènement le plus tragique et odieux de ce vendredi 2 mai a été commis
par des sympathisants du gouvernement central et sans doute des
militants d’extrême-droite qui ont incendié la Maison des Syndicats
d’Odessa, où s’étaient réfugiés des militants pro-russes. Si les
estimations officielles font état de 30 victimes, le chiffre exact reste
difficile à évaluer. Des vidéos montrent des scènes d’une grande
violence : des personnes sautant des fenêtres pour échapper aux
flammes ; tandis que d’autres, qui réussissaient à sortir de l’édifice
en feu étaient achevées par les manifestants « pro-Kiev ». D’autres
images encore apportent des éléments quant à l’assassinat de personnes à
l’intérieur du bâtiment (par strangulation, ou par armes à feu).
Ces faits sont la preuve de la décomposition de la
situation dans une Ukraine traversée par une profonde crise politique,
sociale et économique. Une situation comportant beaucoup de
contradictions et de confusions, y compris chez les militants
d’extrême-gauche sur place. Ainsi, « il est sûr que des militants de
la gauche radicale, qui participaient à des actions communes il y a un
an, ont été tués des deux côtés... Andrej Brajevsky, informaticien de 27
ans et membre de « ?Borotba ? », fait partie des victimes de l’incendie
et agressions de la Maison des syndicats. Il était impliqué dans une
milice paramilitaire (« ?Odesskaya druzhina ? ») « ?pro-russe ? ». Un
autre jeune, militant « ?anti-fasciste ? », a été tué auparavant sur la
place Sobornaya dans le centre-ville d’Odessa lors de la manifestation
« ?pro-ukrainienne ? » qui a été bloquée par des milices
« ?pro-russes ? » armés. Des militants de gauche ont pris les armes et
sont devenus de la chair à canon dans une guerre qui n’a rien à voir
avec les intérêts des travailleurs » [1].
Il y a beaucoup de spéculations sur les circonstances
précises des évènements. Les russes accusent Kiev des incidents tout en
s’indignant hypocritement ; Kiev et l’impérialisme essayent de rejeter
toute la responsabilité de l’escalade sur le gouvernement de Poutine et
les sympathisants « pro-russes », laissant entendre que le massacre
d’Odessa serait un « coup monté » par la Russie pour légitimer une
intervention militaire en Ukraine. Cependant, les déclarations les plus
cyniques et révoltantes sont venues de la part d’Ioulia Timochenko, ex
première ministre et candidate aux élections présidentielles du 25 mai
soutenue par l’impérialisme. Celle-ci n’a pas seulement justifié ces
actes barbares mais est allée jusqu’à féliciter ses auteurs au nom de la
défense des « bâtiments publics ».
Pour notre part nous ne pouvons que condamner ce
crime sauvage perpétré par des groupes fascisants et des manifestants
pro-Kiev contre des opposants au gouvernement central pro-impérialiste.
Par là, nous n’entendons évidement exprimer aucun type soutien politique
aux forces pro-russes qui en dernière analyse ne font que défendre les
intérêts du capitalisme russe. En même temps, comme nous l’avons fait à
maintes reprises, nous dénonçons les agissements du gouvernement de
Poutine qui a attisé depuis le début les tendances « séparatistes » dans
l’Est et le Sud du pays posant les bases du développement d’une
situation réactionnaire.
Offensive militaire de Kiev dans l’Est
Cette attaque sauvage se produit au moment même où le
gouvernement central, conseillé par la CIA, mène une offensive contre
les villes contrôlées par les « pro-russes » dans l’Est du pays. C’est
le cas notamment à Slaviansk, bastion de la « révolte séparatiste ».
Cette ville se trouve en effet encerclée par l’Armée ukrainienne qui
après y avoir été humiliée il y a quelques semaines semble prête à
réprimer et à attaquer les « milices » pro-russes, beaucoup plus
faiblement armées.
Cependant, cette offensive de l’Armée ukrainienne
reste pour le moment limitée du fait des craintes du gouvernement et de
l’impérialisme d’un côté et de la Russie de l’autre [2]
que le conflit se transforme peu à peu en guerre civile. Ce scénario
« à la syrienne », voire « à la yougoslave », pourrait avoir des
implications bien plus profondes allant au-delà des frontière
ukrainiennes. Ainsi, le ministre des affaires étrangères allemand,
Frank-Walter Steinmeier, déclarait : « Personne ne devrait se
méprendre et croire qu’il n’y a un risque et une menace que pour
l’Ukraine. A travers ce conflit, c’est toute l’architecture de la
sécurité de l’Europe, mise en place depuis des décennies, qui pourrait
être détruite. C’est pourquoi nous devons tout faire pour éviter ce
risque et l’entrée dans une nouvelle guerre froide ».
L’économie ukrainienne s’effondre
Alors que la crise politique s’enlise de plus en plus
vers un conflit armé, la situation économique ne cesse de se dégrader.
La monnaie locale, la hryvna, a perdu 40% de sa valeur depuis le début
de la crise en novembre dernier provoquant une envolée des prix des
produits importés, de l’essence, des produits de base. L’augmentation du
tarif du gaz russe ne fait qu’empirer la situation des couches
populaires ; beaucoup d’entreprises ont suspendu leur production
obligeant leurs salariés à prendre des congés sans solde « pour sauver
leurs emplois ».Si l’économie continue d’affecter les classes populaires
il est possible que celles-ci commencent à substituer les
revendications « nationalistes » par des revendications sociales, ou
encore que se développe une combinaison des deux.
Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle
commence à avoir des conséquences également pour la Russie. En effet, la
monnaie russe a perdu 10% de sa valeur depuis le début de l’année et
dans un rapport d’avril dernier le FMI estime que la croissance russe
pour 2014 sera de 0,2% du PIB alors qu’une estimation antérieure la
situait à 1,3%. En même temps, les sanctions imposées par les États-Unis
et l’UE seraient en train de faire fuir les investisseurs provoquant
une fuite de capitaux. Il est évidement que cela pourrait aussi avoir
des conséquences pour les économies de l’UE.
Suivre l’exemple des mineurs de Krasnodon !
Le 22 avril dernier a éclaté une grève des mineurs de
cinq mines de l’entreprise Krasnodonugol qui les gère, propriété de
l’oligarque Rinat Akhmetov. Selon les grévistes, 80% du personnel adhère
à la grève. Ils réclament une augmentation de salaires [3],
des améliorations des conditions de travail et l’annulation de
l’amputation de 10% de leurs salaires imposée par le gouvernement
central pour financer la « reconstruction de Maïdan ». Les jours qui ont
suivi entre 2000 et 3000 mineurs ont bloqué les bureaux de
l’entreprise.
Cette grève de mineurs pour leurs droits et
revendications sociales, même si elle n’a pas de revendications
politiques, s’oppose au gouvernement central mais a également pris ses
distances vis-à-vis du mouvement « pro-russe ». Elle montre une
perspective intéressante pour les couches populaires non seulement de
l’Est mais de tout le pays. Elle fait énormément peur aux oligarques
locaux et à ses alliés étrangers (que ce soit l’impérialisme ou la
Russie) car les mineurs sont le secteur de la classe ouvrière d’Ukraine
le plus organisé et qui a su montrer sa capacité de lutte tout au long des années 1990.
Les médias impérialistes se gardent bien d’évoquer
cette grève, mais d’après les informations de militants de la gauche
radicale locale la grève continue. Le patronat, tout en étant conscient
du danger d’une entrée en scène explosive et incontrôlable des mineurs,
ne voudrait pas non plus créer un précédent qui inciterait d’autres
travailleurs de la région à entrainer dans la lutte ceux de Krasnodon.
Faire connaitre cette grève et y apporter notre soutien dans toutes les
formes possibles est une tâche fondamentale pour les révolutionnaires
internationalistes. Elle pourrait devenir un point d’appui progressiste
pour les travailleurs dans un contexte de plus en plus réactionnaire.
Pour empêcher des « nouveaux Odessa », il faut une politique ouvrière indépendante !
Ni la soumission à l’impérialisme à travers les plans
d’austérité du FMI, soutenu par les Etats-Unis et l’UE, ni
l’intégration à la Fédération de Russie, qui poursuit ses propres
intérêts réactionnaires, ne représentent une alternative pour les
travailleurs et les masses opprimées d’Ukraine. Les apparences ne
doivent pas nous tromper. Dans des villes contrôlées par des forces
« pro-russes » comme Donetsk règne une très forte répression politique
non seulement contre les « pro-Maïdan » mais surtout contre les
travailleurs et les groupes de la gauche radicale.
C’est la politique réactionnaire des deux camps
bourgeois qui conduit à des actes barbares comme ceux survenus à Odessa.
Si les travailleurs organisés indépendamment n’interviennent pas dans
le mouvement avec leurs propres revendications, méthodes et
perspectives, il est très probable qu’on connaisse de « nouveaux
Odessa », voire pire.
C’est pour cela que la classe travailleuse doit
refuser la tentative aussi bien de Poutine que du gouvernement
pro-impérialiste de Kiev de la diviser entre Est et Ouest. Les ennemis
des travailleurs de l’Est comme de ceux de l’Ouest sont aussi bien les
capitalistes russes que l’impérialisme et leurs alliés locaux, les
oligarques ukrainiens. Il faut rompre avec la logique réactionnaire qui
met des rivalités nationalistes au centre du conflit et faire des
intérêts du prolétariat l’axe de la lutte !
Avec ceci nous ne voulons nullement nier les
spécificités et les différentes revendications nationales, culturelles
et linguistiques qui peuvent exister en Ukraine. Mais le prolétariat ne
peut pas laisser que ces questions soient « résolues » par
l’impérialisme ou Poutine. Cela n’apporterait que plus de souffrances
pour les exploités. Au contraire, nous considérons que seulement un
gouvernement des travailleurs et des masses exploitées et opprimées,
indépendant des variantes politiques bourgeoises, pourrait offrir une
réponse de fond et garantir l’auto-détermination nationale pour les
masses dans la perspective d’une Ukraine réellement indépendante et
socialiste !
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NOTES
[1] Entretien avec Zakhar Popovych, membre de la direction du groupe Opposition de Gauche d’Ukraine parue dans L’Anticapitaliste Hebdo n° 241, (« Ukraine « ?Seule la mobilisation solidaire des travailleurs peut empêcher la guerre ? » », 8/05/2014).
[2] Poutine vient de déclarer qu’il souhaite que les « pro-ruses » reportent leur référendum sur l’indépendance du Donetsk.
[3] Actuellement les mineurs de cette entreprise gagnent entre 260 et 520 dollars par mois. Ils exigent que leurs salaires soient alignés avec le salaire moyen des mineurs de la région, c’est-à-dire 860 dollars.
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