21.4.14

A l’Est de l’Ukraine, la Russie joue avec le feu



Philippe Alcoy
Source : CCR du NPA

L’objectif de la Russie est clair : elle veut empêcher que les élections prévues le 25 mai aient lieu dans les conditions actuelles. Cela pourrait donner de la légitimité au gouvernement, sûrement pro-impérialiste, qui en sera issu pour qu’il exerce son autorité sur l’ensemble du territoire du pays. Une telle situation rendrait beaucoup plus difficile à Poutine et les capitalistes russes de garder le contrôle sur la stratégique région orientale de l’Ukraine. C’est en ce sens que Moscou est en train de soutenir directement ou indirectement les différents mouvements « séparatistes » à l’Est, fournissant sans aucun doute de l’aide matérielle et même en intervenant (parfois) discrètement sur le terrain. En effet, tant que le pouvoir central ukrainien ne garde pas un certain contrôle sur l’ensemble du territoire, la légitimité du gouvernement issu des urnes le 25 mai pourra être remise en cause.


Aujourd’hui, la Russie semble incapable de garder la mainmise sur l’ensemble de l’Ukraine et essaye de garder le contrôle sur les régions orientales, ou du moins de s’assurer une « Ukraine neutre ». On a pu lire ces derniers jours dans la presse impérialiste beaucoup de spéculations sur l’attitude de la Russie : allait-elle envahir l’Ukraine ? Pense-t-elle désarticuler l’État ukrainien et annexer sa partie orientale ? Ou cherche-t-elle plutôt à pousser à une fédéralisation du pays ? Ces spéculations sont évidemment intéressées. Elles visent à présenter la Russie comme une superpuissance dirigée par un fou capable de tout, qui « menacerait la paix en Europe » et face à laquelle les dirigeants impérialistes doivent adopter une attitude « responsable » pour empêcher des tragédies.

Mais la réalité est que la Russie n’est pas toute-puissante. Elle cherche désespérément à sauvegarder ses intérêts en Ukraine. Et pour cela elle est prête à aller loin, au risque de perdre le contrôle de la situation. Il est clair que depuis la chute d’Ianoukovitch, Poutine veut améliorer sa position face à l’impérialisme dans la perspective de négociations pour résoudre la crise ukrainienne. D’où l’annexion de la Crimée et l’occupation des centres de pouvoir dans les villes de l’Est. Mais à la différence de la Crimée, une annexion pure et simple des régions est et sud de l’Ukraine ne semble pas réaliste (en tout cas pas pour le moment) : les conséquences politiques, économiques et militaires en seraient trop lourdes. Comme affirme une source proche des milieux diplomatiques russes : « Ce qui se passe actuellement dans l’est de l’Ukraine offre certaines similitudes avec la prise de la Crimée, mais en réalité la situation est très différente (…) Entrer militairement, c’est prendre un gros risque. De plus, annexer les régions de l’Est et du Sud sera un fardeau considérable pour le budget. C’est pourquoi il vaut mieux fédéraliser, exercer un protectorat, miser sur la décomposition du pays. » [1]

C’est pour cela que même si le ton monte ces derniers jours entre l’OTAN et la Russie, aucun des deux camps ne veut d’une guerre en Ukraine. Elle comporte beaucoup d’inconnues et de dangers des deux côtés. Étant donnés les liens économiques entre la Russie et l’UE, les élites russes craignent de fâcher sérieusement l’impérialisme. Dans ce cadre, si les circonstances amenaient la Russie à annexer une partie de l’Ukraine, cela pourrait devenir une sorte de « victoire à la Pyrrhus ».

Du côté de l’impérialisme, on ne peut se permettre la répétition d’un scénario à la Géorgie en 2008 ou « à la criméenne ». Laisser la Russie s’accaparer de régions de l’est de l’Ukraine serait une défaite importante et une humiliation sur le plan international. Une démonstration de faiblesse de l’impérialisme dans son ensemble pourrait même donner du courage à d’autres pays en conflit sur d’autres dossiers (Iran, Corée du Nord, Syrie ou encore la Chine, entre autres). Malgré tout cela, la réalité est que dans le contexte de crise économique et de fragilité de l’UE, ce dont cette dernière a le moins besoin en ce moment est d’une zone de chaos sur sa frontière orientale. En même temps, il ne lui est pas possible d’envoyer des troupes militaires ou de police sur le territoire ukrainien, comme dans le cas de la Bosnie ou du Kosovo (en tout cas pas sans le consentement de la Russie). Ce sont les limitations des uns comme des autres qui imposent la nécessité – difficile – d’une solution diplomatique.

En ce sens, il n’est pas étonnant que l’accord signé lors de la rencontre quadripartite entre la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et l’UE, le 17 avril à Genève ait pour un des points centraux le désarmement des « milices » et l’évacuation des bâtiments publics et places occupés. Évidemment, rien ne garantit que ces points soient respectés sur le terrain, mais le message, y compris de la part de la Russie, est clair : il faut faire baisser la tension avant que la situation devienne incontrôlable. En même temps, ces négociations ont représenté une petite avancée, même si partielle, pour la Russie : sa tactique de pression sur l’Ukraine et l’impérialisme à travers l’attisement des tendances séparatistes à l’Est semblent commencer à porter ses fruits car ses rivaux ont dû s’asseoir à la table de négociations et promettre l’ouverture de négociations sur le statut de l’Ukraine.

 19/4/2014.

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Et si Poutine perdait le contrôle de la situation ?


Au-delà de ses plans, Poutine pourrait perdre la main sur les habitants insurgés contre le pouvoir central. Ainsi : « Poutine est l’otage de sa propagande et cette machine est une arme bien plus redoutable que le canon. Une fois lancée, elle est impossible à arrêter. Les faucons en veulent toujours plus, les “séparatistes” et les brigades d’autodéfense comptent sur le soutien russe, difficile de dire ce qui va se passer » [2]. Un autre élément qui semble pour le moment peu probable, mais qui comporterait de grands risques pour les capitalistes, c’est qu’un conflit de ce type dans une zone aussi industrialisée et aussi frappée par les conséquences de la restauration du capitalisme, les effets de la crise mondiale pourraient mener à la lutte une partie significative du prolétariat. En ce sens, un ouvrier au chômage de Slaviansk parlait ainsi concernant l’accord de Genève : « Depuis quand ces messieurs de Genève se préoccupent des mineurs du Donbass ? (…) Nous n’obéissons qu’à nous-mêmes, pas même à Sergueï Lavrov[le ministre des affaires étrangères russe] » [3]. Effectivement, les masses travailleuses de la région pourraient ainsi rentrer en scène en mettant en avant leurs propres revendications de classe (ce qui n’est pas encore le cas), à l’image de ce qui s’est passé en Bosnie il y a quelques semaines.

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NOTES
 
[1] Le Monde, "Vladimir Poutine veut-il contrôler, affaiblir ou casser l’Ukraine ?", 16/4/2014.
[2] Le Monde, "Vladimir Poutine veut-il contrôler, affaiblir ou casser l’Ukraine ?", 16/4/2014.
[3] Le Monde, « Le Donbass ignore la « désescalade » prévue par l’accord de Genève », 19/4/2014.

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