Philippe Alcoy
Source: CCR
Secouée depuis plusieurs mois par une forte
contestation dans les rues des principales villes du pays, l’Ukraine vit
la crise la plus aiguë depuis son indépendance formelle en 1991.
Au-delà de ce qu’affirmait la presse impérialiste, le mécontentement
populaire répond à des causes bien plus profondes que de simples
« aspirations européennes ». En effet, la dégradation des conditions de
vie et les humiliations constantes depuis plus de vingt ans d’un régime
politique complètement corrompu, sont les éléments fondamentaux qui
permettent de comprendre cette explosion sociale.
L’élément
déclencheur des mobilisations contre le gouvernement de Viktor
Ianoukovitch a été son refus, à la dernière minute, de signer un accord
d’association avec l’Union Européenne (UE) préférant signer un accord
avec la Russie, fin novembre 2013. Immédiatement après, des milliers de
personnes ont manifesté dans les rues de Kiev. Au début, c’est
l’exigence de reprise des négociations avec l’UE qui fut mise en avant
par les manifestants ; certains dirigeants impérialistes comme la
déléguée aux affaires étrangères de l’UE, Catherine Ashton, et l’ancien
candidat à l’élection présidentielle des Etats-Unis, le sénateur
républicain John McCain, se mêlant même aux manifestants sur la Place de
l’Indépendance (Maïdan). Cependant, au fur et à mesure des semaines, le
ton allait changer, les revendications « pro-UE » allaient commencer à
laisser la place à une contestation de la répression d’Etat et, plus en
général, du régime instauré depuis la chute de l’URSS et de
l’indépendance formelle du pays.
Ce sont notamment les lois anti-manifestations votées
d’une façon plus que controversée par le Parlement le 16 janvier
dernier qui ont marqué un tournant dans la radicalisation des
manifestations et des affrontements avec les forces répressives de
l’Etat. En effet, ces lois introduisaient « un certain nombre de
restrictions aux libertés d’expression, d’assemblée et de manifestation,
assorties de lourdes amendes et peines de prison. Des sanctions pénales
[étaient] réintroduites contre les actes de diffamation, clause qui
avait été supprimée en 2001. Tout accès à Internet [pouvait] être coupé
par les forces du SBU (Service de Sécurité d’Ukraine). Ces dernières
[obtenaient] d’ailleurs de nouvelles prérogatives dans leurs
investigations, tandis que la protection des juges et hauts
fonctionnaires de l’Etat [était] renforcée. Un passeport [était]
désormais nécessaire pour acheter une carte SIM de téléphone. Toute
participation à une manifestation avec un casque ou un uniforme [était]
interdite. Les colonnes de voitures de plus de 5 véhicules [étaient]
prohibées. (…) Dans une tribune de l’hebdomadaire The Kyiv Post, la
journaliste Katya Gorchinskaya s’amusait du fait que ‘‘même les
embouteillages de voiture sont désormais interdits en Ukraine’’ » [1].
Finalement, sous la pression de la rue et une situation qui semblait de
plus en plus incontrôlable ces lois ont été annulées le 25 janvier
dernier par le parlement.
Une forte répression
La répression déclenchée par le gouvernement du Parti
des Régions, auquel appartient le président Ianoukovitch, est l’un des
facteurs les plus importants pour comprendre la contestation en cours.
En effet, plusieurs morts et des enlèvements de militants ont été
signalés, comme ce fut le cas pour Ihor Loutsenko un manifestant
retrouvé vivant avec des marques de tortures le lendemain dans une forêt
près de Kiev, ou encore de Yuriy Verbytsky, kidnappé par des inconnus
dans un hôpital de la capitale et retrouvé mort dans la forêt. Un autre
cas très médiatisé est celui de Dmytro Boulatov, leader du mouvement
« avtoMaïdan », qui a été séquestré et torturé pendant huit jours. Lui
aussi a été libéré dans une forêt près de Kiev. Mais le nombre de
« disparus » est très élevé, près de 40 selon les sources. Les gens
ayant occupé la Place de l’Indépendance (Maïdan) ont même dû improviser
un hôpital pour soigner les blessés eux-mêmes car les manifestants ont
peur de se faire arrêter ou enlever dans les hôpitaux publics. Cette
situation de répression a également poussé les occupants de Maïdan à
organiser des « milices » d’auto-défense, au sein desquelles des
militants d’extrême-droite et des hooligans jouent un rôle important.
Une situation économique désastreuse
Rares sont les analyses, notamment de la presse
bourgeoise, qui rappellent la situation économique catastrophique de
l’Ukraine comme un facteur fondamental du mécontentement populaire,
au-delà des revendications que certains mettent en avant dans
l’immédiat. En effet, on préfère parler du « rêve européen » de la
« société civile ».
Or, l’Ukraine a été l’un des pays les plus durement
frappés par les effets de la crise économique mondiale. Comme le montre
Catherine Samary : « Après le choc brutal de 2009 (près de 15 % de
récession), la reprise a été fragile en 2010 et 2011, accompagnée d’une
flambée du déficit public (passant de -1,5 % en 2008 à -4 % en 2009 et
à -6 % du PIB en 2010) et d’un retrait massif des banques occidentales,
comprimant les crédits. Le gouvernement a préféré soutenir la
consommation par une politique de dépense publique expansionniste, se
heurtant de plein fouet au FMI : celui-ci, en dépit d’une dette publique
globale relativement modérée (inférieure à 40 % du PIB, comme c’est
souvent le cas en Europe de l’Est), prônait, comme ailleurs, la
contraction des dépenses publiques – notamment des salaires des
fonctionnaires – et le relèvement des tarifs d’énergie payés par les
entreprises à l’État. Le refus du gouvernement d’obtempérer, par crainte
d’une explosion sociale, laissait en même temps le pays confronté à une
dette à court terme, dont le montant excède les réserves du pays (158 %
de celles-ci selon les Études du CERI de décembre 2013). Après une
croissance quasi nulle en 2012, l’Ukraine était à nouveau en récession
(-0,5 %) en 2013 et confrontée à une dégradation de ses comptes
extérieurs et au risque de se trouver en cessation de paiement » [2].
Mais les problèmes économiques du pays ne datent pas
du début de la crise capitaliste de 2007. En effet, l’Ukraine est l’un
des pays de l’ancien « bloc soviétique » qui a subi le choc économique
le plus fort pendant la-dite « transition » (restauration du
capitalisme). Ainsi, en 1999 le PIB était descendu à 38% du niveau de
celui de 1989, les conditions de vie et de travail s’étaient fortement
dégradées [3]
et les salaires avaient fortement diminué (en 1993 déjà, le niveau des
salaires réels était de 57,6% ceux de 1991). Pour certains analystes,
l’Ukraine est le pays qui a connu « la plus profonde récession des économies en transition n’ayant pas été affectées par la guerre ».
Derrière des projets politiques bourgeois
Si l’on prend en compte cette situation économique
dégradée et le fait que depuis son indépendance formelle l’Ukraine est
très dépendante économiquement de la Russie (à travers les menaces sur
le prix du gaz russe ainsi que sur l’accès au marché russe, fondamental
pour l’économie ukrainienne), on comprend que pour une partie importante
de la population la signature de l’accord avec la Russie signifiait la
continuité dans une voie de dégradation des conditions de vie. A cela il
faudrait ajouter un élément politique : le refus et la crainte de voir
l’Ukraine se diriger vers l’imposition d’un régime « à la Poutine »,
c’est-à-dire plus bonapartiste.
Des secteurs de la population, notamment dans l’Ouest
du pays, pensent avoir raté une opportunité de se rapprocher de l’UE
dans la perspective d’une intégration de l’Ukraine comme Etat associé.
C’est sur ce sentiment que l’opposition de droite a voulu jouer en
instrumentalisant les mobilisations. L’intégration à l’UE, pour les
populations de l’Ouest, pour certaines davantage tournées vers la
Pologne, mais aussi pour certaines fractions de la jeunesse,
constituerait à leurs yeux une amélioration de l’économie du pays, mais
aussi une « démocratisation » de son régime politique complètement
corrompu et à la merci des oligarques. Une sorte de garantie contre les
« dérives autoritaires » de leur gouvernement.
La crise économique, sociale et politique profonde
dans laquelle se trouvent des pays relativement importants de l’UE
(l’Etat Espagnol, l’Italie, la Grèce) et les « recettes » prônées par la
« Troïka » dans ces pays n’ont pas complètement douchés cet
enthousiasme initial, ni même le fait que « l’intégration » des pays
d’Europe Centrale et Orientale à l’UE a, de fait, signifié un
approfondissement et de leur semi-colonisation et de leur transformation
en arrière-cour des impérialismes principalement allemand, mais aussi
français, italiens ou encore britanniques – autant d’éléments qui
laissent de grands doutes sur une « perspective heureuse » pour
l’Ukraine au sein de l’UE.
L’opposition pro-UE
Suite aux mobilisations s’est constituée une sorte
« d’entente » entre les trois partis d’opposition, représentés au
Parlement qui tente de diriger le mécontentement sans y parvenir
réellement. Ainsi le parti des libéraux, « Patrie », de l’ancienne
présidente Iulia Timochenko et dirigé actuellement par Arseni Iatseniouk
(25% des voix aux élections de 2012) ; le parti Udar (« le coup » en
ukrainien), de l’ancien boxeur Vitali Klitschko (13%), lié à la CDU
d’Angela Merkel, et finalement le parti néo-fasciste Swoboda (10%),
proche du Jobbik hongrois et du FN en France, très présent dans l’ouest
du pays. Rappelons que le bloc gouvernemental est constitué du Parti des
Régions de Viktor Ianoukovitch (30% des voix) et du Parti Communiste
(13%).
La presse impérialiste et les dirigeants de l’UE,
notamment au début des mobilisations, ont essayé de passer plus ou moins
sous silence la participation de Swoboda dans cette « entente », ce
dernier étant un « partenaire encombrant ». Plus tard on a dû dénoncer
ses « dérives » les plus ouvertement antisémites. Cependant, Swoboda est
déterminant pour l’alliance sur laquelle s’appuient les pays
impérialistes. En effet, « avec 10%, Swoboda c’est le quatrième parti
le plus fort dans le parlement. Klitschko et le parti de Timochenko ont
besoin de leur soutien. Plus encore, ce parti joue un rôle central dans
les mobilisations. (…) ‘On a des différences idéologiques mais il y a
deux choses qui nous unissent’, dit Klitschko. ‘Nous luttons contre ceux
qui sont au pouvoir aujourd’hui et nous voulons des valeurs européennes
pour notre pays’ » [4].
Même si ça peut sembler paradoxal, ces « aspirations européennes » ne
sont pas niées par les dirigeants de Swoboda, au contraire. Un de ses
leaders déclarait ouvertement : « [l’intégration à] l’UE c’est la seule possibilité pour nous de défendre notre pays contre la pression russe » [5].
Malgré cela, lors des rencontres entre les dirigeants
impérialistes et l’opposition, on essaye de laisser Swoboda de côté, ou
en tout cas de les rencontrer mais en toute discrétion (comme le fit
Victoria Nuland, ministre adjointe américaine des Affaires étrangères il
y a quelques jours). Il en va de même avec les propositions du pouvoir.
Ainsi, pour calmer la situation, le président Ianoukovitch avait
proposé au leader des libéraux Arseni Iatseniouk le poste de premier
ministre et à Vitali Klitschko le poste de vice-premier ministre délégué
aux droits humains, sanr ien proposer à Oleg Tiagnybok, le dirigeant
de Swoboda.
Alors que Iatseniouk, s’était montré plutôt
« ouvert » à la proposition du pouvoir, mais la pression des
manifestants l’a fait reculer, un autre élément important explique cette
réticence de l’opposition « modérée » à s’arranger avec Ianoukovitch.
Pour elle, il faut éviter de laisser le terrain libre pour que Swoboda
et les groupes d’extrême-droite deviennent les seuls représentants de
l’opposition au gouvernement. Ainsi, « plutôt que de permettre à
Klitschko et à Iatseniouk de prendre leurs distances vis-à-vis du leader
d’extrême-droite, le pacte [proposé par le gouvernement] aurait permis à
Tiagnybok [de Swoboda] de se présenter comme le seul leader de
l’opposition encore loyal aux manifestants. Ainsi, le départ [de Maïdan]
des politiciens modérés (…) aurait rendu plus facile pour Tiagnybok et
même pour d’autres forces plus radicales comme Pravyi Sektor (Secteur de
Droite), une alliance d’organisations nationalistes (…), d’essayer de
prendre la tête de la contestation » [6].
En tout les cas, personne aujourd’hui ne voit une
sortie de crise claire. C’est au contraire l’incertitude qui règne. Ces
derniers jours ont d’ailleurs révélé des divergences entre les
Etats-Unis et l’UE concernant l’attitude à adopter vis-à-vis du
gouvernement ukrainien. Les Etats-Unis, placés sur la défensive par les
derniers évènements sur l’arène internationale - affaire Snowden et
« dossier syrien en tête-, utilisent la crise dans ce pays charnière
pour adopter une attitude ferme, prônant l’application de sanctions
économiques à l’encontre des principaux dirigeants du régime ; une
position qui, en quelque sorte, leur permet de prendre leur revanche sur
Moscou. Cependant, cette nouvelle tentative de « changement de régime »
peut se révéler irresponsable de la part de l’administration Obama car
elle pourrait déboucher sur une sorte de scénario de « guerre civile à
la syrienne », étant donné la division qui règne actuellement dans le
pays [7].
L’UE, de son côté, adopte pour le moment une attitude plus
« diplomatique » qui associe la Russie à une solution de sortie de
crise, tout en essayant de contenir la progression diplomatique de
Moscou dans son ancienne « zone d’influence » en Europe de l’Est. En
effet, pour un pays comme l’Allemagne, cette tentative de
« recomposition des relations diplomatiques » de la Russie dans la
région apparaît comme un danger car des pays comme la Pologne, la
République Tchèque ou la Slovaquie sont centraux pour la chaine de
production des multinationales allemandes. Cet élément ainsi que le
besoin de Berlin de déployer un plus grand activisme politico-militaire,
à la hauteur de son nouveau poids au sein de l’UE, explique la
réactivité de l’Allemagne dans la première phase de la contestation.
Cela d’autant plus qu’il s’agit d’une zone d’influence russe, avec qui
l’Allemagne avait une relation diplomatique privilégiée. Mais pour
Washington, comme les commentaires de Victoria Nuland (enregistrée à son
insue lors d’une conversation diplomatique disant « Fuck the EU ») le
montrent, cette politique ne va pas jusqu’au bout car elle ne veut pas
risquer un affrontement avec la Russie. Cela ouvre une brèche entre les
principales puissances impérialistes concernant l’issue de la crise
ukrainienne.
Du côté du gouvernement ukrainien, cette situation
incertaine est des plus inconfortable, au vu de la dégradation de la
situation économique. En outre, l’aide économique de 11 milliards
d’euros promise par la Russie est suspendue jusqu’à ce que la crise soit
sur la voie d’une résolution… favorable à Moscou bien évidemment. En
effet, les dirigeants russes commencent à exprimer leur impatience
vis-à-vis du gouvernement d’Ianoukovitch. Ainsi, Alexander Prokhanov, un
intellectuel russe fidèle à Poutine, a parcouru les plateaux de la télé
ukrainienne pour traiter Ianoukovitch de « traitre » car « il ne
fait rien pour mettre fin aux protestations. Il a peur de faire couler
le sang (…) alors que ‘la vague révolutionnaire’ est en train de
détruire la civilisation russe » [8].
C’est dans le même sens scandaleux que vont les déclarations du
conseiller de Poutine sur les affaires ukrainiennes, Sergey Glazyev : « dans une situation où le pouvoir fait face à une tentative de coup d’Etat, il n’a d’autre alternative que d’utiliser la force » [9].
Cette attitude hésitante du gouvernement ukrainien
répond à la crainte des oligarques nationaux de voir leurs intérêts en
danger. En effet, Rinat Akhmetov, deuxième fortune du pays et dont une
cinquantaine de députés au parlement sont alignés derrière lui, a eu un
rendez-vous ces derniers jours avec l’ambassadeur américain qui l’a
menacé « de congeler les comptes des oligarques [ukrainiens] dans les
banques de l’Ouest si les manifestants sont expulsés de Maïdan
violemment » [10] . C’est cette menace qui pèse très lourdement sur les oligarques et le gouvernement.
Finalement, bien que ces derniers jours le niveau de
mobilisation et la contestation aient baissé, on ne devrait pas conclure
qu’on est rentré dans une phase de négociations et de retour progressif
au calme. Au contraire, les manifestants pourraient être entrés dans
une phase d’expectative. Or, Maïdan continue d’être occupée, de même que
des bâtiments gouvernementaux dans différentes villes du pays. Dans
l’Est du pays, suivant le modèle de Poutine contre les mobilisations en
Russie ces dernières années, le pouvoir commence à concentrer une force
de choc, pour l’instant embryonnaire, qui pourrait, avec l’aide de
Moscou, être utilisée pour s’affronter aux manifestants sans avoir à
payer le coût d’une telle répression.
La possibilité de trouver une issue négociée qui soit
la plus favorable aux différentes fractions de la bourgeoisie
ukrainienne et à leurs partenaires européens, pourrait être compromise
par un début de mobilisation de gauche dans l’Est du pays, du type des
manifestations en Bosnie, notamment au sein de la jeunesse –une
mobilisation qui reste cependant difficile pour le moment à cause de la
capitalisation initiale de l’extrême-droite. Tout ceci montre que les
événements qui secouent l’Ukraine actuellement sont loin d’être
refermés.
L’extrême-droite à Maïdan
Un acteur politique très actif dans la contestation
actuelle en Ukraine, qui « gâche » beaucoup l’image « européaniste » que
certains voudraient donner des événements, sont les groupes
d’extrême-droite néo-fascistes. Ces tendances sont regroupées dans le
« Pravyi Sektor » et à la différence des l’alliance des partis
parlementaires, y compris Swoboda, elles sont plutôt hostiles à l’UE.
Cette extrême droite parle de façon démagogique d’une « vraie
indépendance » de l’Ukraine et rejette l’UE comme un endroit où les
homosexuels peuvent se marier entre eux et où les valeurs de la famille
ne représentent plus rien.
Tout en s’appuyant sur un problème réel (la fausse
indépendance de l’Ukraine, aussi bien vis-à-vis de la Russie que de
l’impérialisme) et sur des aspects les plus retardataires de la
conscience des masses (l’homophobie) Pravyi Sektor essaye
d’étayer son idéologie ultraréactionnaire et de gagner du prestige parmi
les manifestants. Il s’agit d’un vrai danger car, à travers
l’expérience de lutte commune avec l’extrême-droite et dans l’absence de
groupes révolutionnaires, il pourrait se développer une certaine
banalisation des idées fascisantes, comme ce témoignage le révèle : « Daniel
est juif, et cela aussi a son importance, quand les ultranationalistes,
très présents dans le mouvement, utilisent allégrement la figure de
Stepan Bandera, dirigeant de l’Organisation des nationalistes
ukrainiens, dont la branche armée, l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine
(UPA), collabora avec l’occupant allemand, par antisoviétisme, pendant
la seconde guerre mondiale. ‘Quand je vois à côté de moi un activiste
qui porte sur son casque le signe ’88’ [référence au double ’H’ de ’Heil
Hitler’], je me pose des questions, explique-t-il. Mais lorsque dans la
minute d’après je le vois se ruer seul sur une ligne de 100 policiers,
je décide que je n’en ai rien à faire. A vrai dire, il y a parmi nous
peu de vrais fascistes ou de vrais antisémites…’ » [11].
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Mettre les revendications économiques, sociales et politiques des exploités au cœur de la contestation !
Il est très clair que dans l’actuel mouvement de
contestation en Ukraine, nombreuses sont les limites, contradictions et
tendances profondément réactionnaires. On est cependant loin de la
reproduction d’une « Révolution Orange ». En effet, « de l’eau a coulé
sous les ponts, non seulement depuis la “Révolution orange” de 2004,
mais aussi depuis le retour de partis dits “pro-russes” par les urnes en
2010 (…) Si, en 2004, les protestations de masse visaient la
reconnaissance d’une nouvelle majorité électorale, aujourd’hui, les
partis sont largement discrédités (…) Comme les Indignés de Bulgarie, le
mouvement est à la fois critique des partis et de divers bords
idéologiques… » [12].
L’explosion sociale en cours, qui trouve ses sources
dans des conditions de vie très dégradées depuis des années, remet en
cause à sa façon le régime en place depuis la restauration capitaliste.
Mais regrettablement, règne parmi les masses une grande confusion
politique et une non moins grande désorganisation qui favorise la
capitalisation du mécontentement populaire par des forces profondément
réactionnaires. Ainsi, « à Kiev, comme dans les régions de l’ouest et
du centre, l’occupation des bâtiments est principalement organisée par
le troisième parti d’opposition parlementaire Swoboda/Liberté et divers
autres groupes d’extrême droite, avec un soutien populaire dans le
contexte de rejet massif des violences policières et d’un président de
plus en plus discrédité. Mais il n’y a ni processus d’auto-organisation
de la population ni même montée en masse des mobilisations, en dépit
d’une certaine extension territoriale. Cela donne un rôle surdimensionné
à des groupes bien structurés, en lien ou en rivalité avec Swoboda » [13] .
La situation de dépendance totale du pays vis-à-vis
des intérêts soit de la Russie, soit de l’impérialisme, est un autre
élément sur lequel les groupes ultranationalistes fascisants s’appuient
de façon démagogique.
Si les groupes et les militants qui se revendiquent
de l’anticapitalisme et de l’antifascisme ne disputent pas les secteurs
populaires mobilisés à l’extrême-droite, les risques seront grands pour
le mouvement ouvrier et les masses en Ukraine. Sur ce point, une grande
responsabilité retombe sur l’oppression nationale exercée par la Russie
de Poutine sur l’Ukraine. En 1939, Trotsky soutenait que « sans le viol de l’Ukraine soviétique par la bureaucratie stalinienne, il n’y aurait pas de politique hitlérienne pour l’Ukraine ».
En paraphrasant le révolutionnaire russe, tout en gardant les
proportions, on pourrait dire aujourd’hui que sans la politique
réactionnaire de Poutine et sa clique on ne peut pas comprendre le poids
de l’influence des tendances pro-UE et ultranationalistes sur les
classes populaires d’Ukraine.
Une des faiblesses fondamentales de ce mouvement
c’est l’absence de la participation mouvement ouvrier organisé. Or,
l’entrée du prolétariat dans la lutte serait centrale pour donner un
autre contenu aux mobilisations actuelles, qui sont pour l’instant
majoritairement tournées soit vers des objectifs pro-impérialistes soit
vers le nationalisme réactionnaire de l’extrême droite. Les travailleurs
et les masses d’Ukraine doivent s’inspirer des mobilisations en cours
en Bosnie-Herzégovine qui mettent en avant des revendications clairement
sociales des exploités et opprimés. Les travailleuses et travailleurs
d’Ukraine doivent œuvrer à la construction d’un puissant mouvement qui
s’oppose aussi bien au gouvernement d’Ianoukovitch qu’à l’opposition de
droite pro-impérialiste ou fascisante. S’ils s’engagent dans cette voie
ils sauront sans doute trouver des alliés de poids au sein de la classe
ouvrière de Russie, des autres pays de la région mais aussi des pays
impérialistes d’Europe !
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[1] Regard-Est, « Ukraine : Nouveau « Jeudi Noir » », 17/1/2014.
[2] Catherine Samary, « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka », 25/1/2014.
[3] L’exemple de l’industrie minière est très parlant. Alors que, dans les années 1980, il y avait en moyenne 4 morts et 6 blessés graves pour chaque million de tonnes de charbon, dans les années 1990 il y avait entre 15 et 20 morts par million de tonne de charbon extraite. Il s’agit d’un des taux de mortalité dans l’industrie minière des plus importants au monde.
[4] Spiegel.de, « ’Prepared to Die’ : The Right Wing’s Role in Ukrainian Protests », 27/1/2014.
[5] Idem.
[6] Idem.
[7] Comme dit Rafael Poch : « Tout pari sur un compromis qui ne satisfasse personne –ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’Ukraine- revient à jouer avec du feu. L’identité nationale de ce pays est un chantier encore inachevé, avec des grands différences internes qu’il ne faudrait pas déstabiliser depuis l’extérieur. En Galicie (Ouest) on regarde plutôt vers l’Occident. A l’Est et au Sud, une différenciation grandissante avec le grand-frère russe gagne du terrain. Il en va de même pour l’expansion de la langue ukrainienne et un certain sentiment de différenciation. Mais ces deux processus sont très différents entre eux, et si on exerce une pression sur eux depuis l’extérieur il y a un grand risque de rupture plein d’incertitude et dangers » (“La flor ucraniana de la Señora Nuland”, La Vanguardia 9/2/201).
[8] Spiegel, « Dithering in Kiev », 12/2/2014.
[9] Idem
[10] Idem.
[11] Le Monde, « Ukraine : Daniel, jeune père et prêt à prendre les armes », 3/2/2014.
[12] Catherine Samary, « La société ukrainienne… », op. cit.
[13] Catherine Samary, « Ukraine : pourrissement explosif », CATDM, 4/2/2014.
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