Philippe Alcoy
Source: CCR
« Que les politiciens ne disent pas que les
manifestants sont des hooligans (…) il s’agit de nos enfants qui nous
voient souffrir depuis des années ; c’est la faim. Les vrais hooligans
sont les ministres et le chef du gouvernement [de Tuzla] qui ne veulent
pas comprendre ce qu’est de n’avoir rien à manger ».
C’est ainsi que
s’exprimait une ouvrière de Dita, une entreprise de la ville de Tuzla
qui fabrique du détergent et dont les 110 salariés ont des arriérés de
salaire depuis 27 mois [1].
Le cas de Dita est loin d’être isolé dans cette région qui fut la plus
industrialisée de la Bosnie-Herzégovine à l’époque titiste. Après des
années de fermetures d’entreprises, de privatisations mafieuses et de
montée du chômage, les jeunes et les travailleurs de Bosnie ont exprimé
leur rage accumulée.
En effet, le 5 février dernier, une manifestation
contre le chômage, la misère et les privatisations appelée par des
travailleurs d’entreprises privatisées et des jeunes au chômage de la
ville de Tuzla (au nord-est) mettait le feu au pays. Les manifestants
ont jeté des œufs et des projectiles contre le bâtiment du gouvernement
du canton et ont essayé de forcer le cordon de police qui le protégeait.
Très rapidement des affrontements entre la police et les manifestants
ont éclaté ; 23 manifestants ont été blessés et presque 30 interpellés.
Le lendemain, ont eu lieu à Sarajevo, la capitale, et
dans d’autres villes, des manifestations en soutien aux revendications
des travailleurs et de la jeunesse de Tuzla, accompagnés d’affrontements
très durs entre manifestants et forces de répression. Jeudi 6 février,
on comptait 130 blessés dont plus de 100 policiers. Le ras-le-bol
exprimé à Tuzla s’était généralisé.
Parmi les principales revendications des manifestants
de Tuzla on trouvait : le paiement des arriérés de salaires de
plusieurs entreprises privatisées depuis le début des années 2000 ; le
paiement des retraites actuellement impayées à cause des patrons des
entreprises privatisées qui ont tout simplement arrêté de payer les
cotisations sociales ; et, plus en général, une solution pour lutter
contre le chômage et la misère dans laquelle se trouve une grande partie
de la population (on estime que le taux de gens sans emploi en
Bosnie-Herzégovine est de 44% et plus de 60% parmi les moins de 25 ans).
L’usure des discours nationalistes ?
Le vendredi 7 février, les manifestations furent les
plus radicales. Ce jour-là le pays était littéralement en feu :
plusieurs bâtiments publics, dont les sièges des gouvernements cantonaux
et celui du gouvernement fédéral brûlaient ; à Mostar, en plus du siège
du gouvernement, les manifestants ont incendié les sièges des deux
principaux partis nationalistes, le HDZ croate et le SDA bosniaque.
Ce fut l’un des symboles les plus forts du rejet des
politiciens et des partis nationalistes qui dirigent le pays depuis les
années 1990. En effet, au cours des manifestations aucun symbole
nationaliste n’était visible. Bosniaques, Serbes et Croates
manifestaient les uns à côté des autres pour des revendications
clairement de classe, ce qui représente un grand danger pour la caste de
politiciens nationalistes corrompus à la tête de l’Etat.
Dans ce cadre, il n’est donc pas étonnant que les
gouvernements cantonaux de Tuzla et Zenica et une cinquantaine de
responsables politiques à travers le pays aient démissionné dans la
foulé pour essayer de ramener le calme. En effet, même si en 2013 lors
de la « Révolution des Bébés », un mouvement de remise en cause de la
« caste politiciennenationaliste » avait déjà unis dans les
manifestations Bosniaques, Croates et Serbes, le niveau de radicalité
n’avait rien à voir avec l’explosion sociale actuelle.
Si la situation semble s’être un peu calmée depuis, plusieurs témoignages font encore part d’une ambiance très « électrique ».
Nationalistes, impérialistes et bureaucratie syndicale : « union sacrée » contre les masses !
Ces manifestations ont également révélé « l’instinct
de survie » des politiciens nationalistes qui, avec l’appui des médias
qu’ils contrôlent -soit directement soit à travers leurs amis
« tycoons »- ont tous condamné les manifestations et essayé de
discréditer la contestation. Et cela en utilisant les méthodes les plus
caricaturales qui soient. Ainsi, suite à des –fausses- rumeurs relayées
par la presse sur une supposée « saisie de 12kg de drogues lors des
manifestations », Nermin Nikšic, le premier ministre de la fédération,
assurait que « quelqu’un distribuait des comprimés aux manifestants » [2].
De son côté, l’imam de Sarajevo, Muhamed Velic, dans une provocation
scandaleuse, comparait les manifestants aux Tchetniks
(ultranationalistes Serbes) lors du conflit de 1992-1995 : « En mai
1992, nous avions réussi à sauver les bâtiments de la présidence. Les
tramways et les tanks brûlaient dans la rue Skenderija, mais les
assaillants n’avaient pas réussi à détruire les bâtiments de la
présidence, le symbole de l’État, de son histoire. Malheureusement, ce
soir, la présidence est tombée en ruine » [3].
Quant aux dirigeants nationalistes Serbes et Croates,
ils parlent d’un « complot » visant pour les uns à déstabiliser la
Republika Srpska (l’une des deux entités qui composent la
Bosnie-Herzégovine) et, pour les autres, l’Herzégovine, où habite la
plus part des Croates de la fédération. Le cas le plus cynique est celui
des dirigeants croates de Mostar. Dans cette ville divisée par les
nationalistes depuis des années, le dirigeant du parti croate HDZ,
Dragan Covic, épaulé par la presse locale, dénonçait « une rébellion
bosniaque ayant pour but la déstabilisation du gouvernement local, afin
de renforcer l’autorité de Sarajevo au détriment de l’Herzégovine croate » [4].
Et cela alors qu’à Mostar les preuves d’unité entre Croates et
Bosniaques lors des manifestations sont incontestables. D’ailleurs, dans
cette ville les manifestants ont incendié aussi bien le siège du HDZ
que celui du SDA bosniaque, les deux principaux partis nationalistes.
L’impérialisme, en la personne de l’autrichien
Valentin Inzko, Haut Représentant International en Bosnie-Herzégovine,
tout en affirmant hypocritement qu’il « comprenait » les manifestants, a
menacé d’une intervention des forces armées de l’UE dans le pays si la
tension continuait de monter. Il s’agissait clairement de rappeler que
la Bosnie-Herzégovine reste un pays sous la tutelle directe de
l’impérialisme. Cette menace doit être prise au sérieux, car elle révèle
le rôle joué historiquement par les interventions impérialistes dans la
région : interventions militaires dans les années 1990, rôle joué par
les troupes italiennes pour contenir et désamorcer la révolte populaire
en Albanie en 1997...
Enfin, la bureaucratie syndicale, toujours fidèle à
la défense de l’ordre bourgeois, s’est également jointe à ce concert de
condamnation des « violences ». Même si certains syndicats ont dû se
prononcer en soutien aux manifestants dès les premiers affrontements, la
bureaucratie a pris ses distances,. C’est le cas notamment de l’Union
des syndicats indépendants de Bosnie-Herzégovine qui déclarait vendredi
7 : « Nous ne pouvons pas être solidaires de cette violence, c’est inadmissible ».
Propager la contestation à travers la région, c’est possible !
Si en Bosnie-Herzégovine l’unité des travailleurs et
des masses de différentes origines ethniques dans la lutte pour leurs
revendications sociales est un danger que les dirigeants nationalistes
et impérialistes cherchent à tout prix à éviter, que dire d’une
contagion de la contestation au reste des pays de la région ?
Ainsi, mercredi 5 février, alors qu’en Bosnie
commençaient les mobilisations et manifestations contre le chômage, la
misère et les privatisations, à Vranje et à Krajlevo en Serbie des
travailleurs de deux entreprises différentes bloquaient l’autoroute
liant Belgrade et Skopje (Macédoine) ainsi que des voies ferrées très
importantes. Leurs revendications sont l’exigence du paiement des
arriérés de salaires et des cotisations sociales par les patrons, ce qui
permettrait aux ex-salariés de toucher leurs retraites. Comme on le
voit, les revendications sont exactement les mêmes que celles mises en
avant à Tuzla !
Tout cela sans mentionner les mobilisations qui ont
secoué l’année dernière la Roumanie, la Bulgarie et la Slovénie ou
encore la Grèce en pleine crise depuis 2010 et qui joue un rôle
important dans la région. Un des dangers pour les capitalistes des
Balkans et au-delà, c’est que la radicalité du mouvement de
Bosnie-Herzégovine se déplace vers d’autres pays dont la situation
économique, politique et sociale est très délicate. On le voit, ce
mouvement pourrait faire basculer la situation réactionnaire ouverte
dans les Balkans depuis les guerres des années 1990 et les interventions
impérialistes qui durent depuis ces années-là. C’est en ce sens que les
courants qui se revendiquent de l’anticapitalisme et de la révolution
en Europe se doivent de le soutenir et le faire connaitre.
Pour l’instant cependant l’une des faiblesses du
mouvement est précisément qu’il n’a pas pu s’étendre davantage. En
effet, même s’il y a eu des expressions de solidarité et même des
rassemblements de soutien à la lutte en Bosnie, la contestation n’a pas
gagné les masses des autres pays. Au sein de la Bosnie elle-même, ce
sont essentiellement les villes de la fédération Croato-Musulmane qui
ont connu des mobilisations, alors que dans les villes de l’entité
serbe, comme Banja Luka, il n’y a eu que de petits rassemblements. Cela
ne veut nullement dire que dans un futur très proche des explosions
sociales n’aient lieu aussi dans ces villes et que les luttes dans les
pays voisins ne se réactivent.
Se préparer pour les luttes à venir !
La révolte ouvrière et populaire qui a secoué la
Bosnie-Herzégovine est un message très encourageant pour les masses
opprimées de la région et même de tout le continent. En effet, dans un
pays durement frappé par la crise économique et par une crise politique
chronique depuis des années, qui a par ailleurs connu une guerre
terrible dans les années 1990 et est resté divisé par des nationalismes
réactionnaires, les masses ont su dire « stop ! » et créer un mouvement
susceptible de « faire changer la peur de camp ».
Certes, ce mouvement a encore beaucoup d’illusions,
et de contradictions. Mais malgré le poids des années de stalinisme
(dans sa variante « titiste ») et de restauration capitaliste, les
manifestants ont mis en avant des revendications extrêmement
intéressantes. Dans une sorte de « cahier de doléances », des habitants
et travailleurs de Tuzla exigent par exemple l’annulation de certaines
privatisations, la réquisition d’entreprises et même que certaines
d’entre elles reviennent à leurs salariés. Ou encore, que les élus
gagnent les mêmes salaires que les travailleurs du privé et du public,
ainsi qu’un « contrôle de la population » sur les politiques des
gouvernants soit instauré [5].
Ce sont sans aucun doute des points d’appui pour préparer les luttes à
venir et dont les travailleurs et les masses d’ailleurs pourraient
s’inspirer.
Ces revendications ont été élaborées par ce que l’on a
appelé les « Plenums des citoyens ». Même si depuis la France il nous
est difficile de juger leur poids réel dans la situation, il semblerait
qu’il s’agit d’une tentative, très embryonnaire et comportant
d’importantes contradictions, de « démocratie directe ». Ainsi, malgré
la participation de travailleurs des entreprises privatisées, les
secteurs de la petit-bourgeoisie semblent avoir un poids très important,
ce qui explique un certain discours « pacifiste ». Des autorités
locales comme le maire de Tuzla ou le recteur de l’université, et même
l’impérialisme à travers le ministre britannique des Affaires étrangères
William Hague, essayent de manipuler ces initiatives et les transformer
en des outils pour contrôler le mécontentement social et le canaliser
vers des options favorables à leurs intérêts.
Cependant, s’agissant d’instances embryonnaires
l’enjeu est de mettre au centre les secteurs en lutte de la classe
ouvrière et de la jeunesse précarisée. Ces « plenums », avec une
orientation de classe pourraient devenir un point d’appui pour
développer les organes d’auto-organisation principalement dans les lieux
de travail, d’étude, dans les quartiers populaires, etc. En ce sens,
les prochaines manifestations pourraient partir d’une base
d’auto-organisation plus avancée.
Concernant les questions du pouvoir politique, dans
cette même liste de revendications se trouvait également celle de la
formation d’un gouvernement technique « apolitique » jusqu’aux élections
d’octobre 2014. Mais une telle revendication, qui rentre complètement
dans les cadres des institutions réactionnaires imposées par
l’impérialisme lors des accords réactionnaires de Dayton en 1995, peut
très facilement être bloquée par les partis nationalistes qui ne
seraient pas d’accord et, en dernière instance, dépend du bon vouloir de
l’impérialisme à travers le Haut-Représentant de l’ONU. En ce sens la
revendication d’une Assemblée Constituante Révolutionnaire, basée sur
des organes d’auto-organisation des travailleurs et des couches
populaires est fondamentale pour mettre en place des structures de
pouvoir qui répondent aux intérêts des masses : en finir avec la tutelle
impérialiste sur la Bosnie et les divisions de la classe ouvrière et
des couches populaires mettant un terme aux Accords de Dayton ;
appliquer des mesures démocratiques radicales comme la révocabilité des
mandats des élus à tout moment, en finir avec les privilèges de ceux-ci
et qu’ils touchent le même salaire qu’un travailleur moyen, ou encore
des revendications fondamentales pour lutter contre le chômage comme la
nationalisation sous contrôle des travailleurs et travailleuses des
entreprises qui ont fermé et/ou ont été privatisées, entre autres.
Soutenir le soulèvement en Bosnie, une tache internationaliste centrale !
Les pays de l’ex-Yougoslavie ont vécu le pire des
processus de restauration capitaliste, entaché par des guerres terribles
qui s’ajoutent à la misère qu’ont connu en général les autres pays de
l’ex « bloc soviétique ». C’est notamment le cas de la
Bosnie-Herzégovine où, comme l’affirme Catherine Samary, « aux années
1990 de « transition guerrière » – dont trois ans de nettoyages
ethniques et quelque 100 000 morts – se sont ajoutés les désastres de la
« transition pacifiée » – dépendance étroite envers le capital
étranger, avec les nouvelles banques privées –, mais aussi d’un contrôle
euro-atlantiste plus visible qu’ailleurs » [6].
Mais l’éclatement sanglant de l’ex-Yougoslavie et le
renforcement des tendances nationalistes réactionnaires ont été en
quelque sorte préparées par les conditions de crise économique, sociale
et politique de la Yougoslavie titiste. En effet, dans les années 1980
le pays, avec une dette extérieure très lourde (20 milliards de
dollars), a été soumis à une vraie « thérapie de choc » et « ouverture
marchande » imposée par le FMI, avec la complicité de la bureaucratie
titiste. Ces politiques, qui allaient devenir monnaie courante dans les
années 1990 dans toute la région, ont provoqué une vague de contestation
ouvrière que les bureaucraties des différentes républiques ont canalisé
par le biais d’objectifs nationalistes réactionnaires. Les guerres des
années 1990 en sont une conséquence directe et les régimes politiques
instaurés dans la région sont le fruit de ces guerres.
Aujourd’hui la révolte populaire qui a éclaté en
Bosnie peut devenir un début de remise en cause de cet « ordre
réactionnaire » imposé par les nationalistes et l’impérialisme, qui a eu
des conséquences pour l’ensemble des exploités et des opprimés de la
région et du continent. C’est pour cela que le soutien et popularisation
de ce mouvement est une tache fondamentale pour les révolutionnaires !
Face à l’Europe du capital et à la montée des forces
d’extrême-droite, les révoltes sociales comme celle de Bosnie peuvent
constituer une voie alternative et progressiste pour les classes
populaires. C’est également une opportunité pour la recomposition de
l’internationalisme ouvrier, renouant par exemple avec ce qu’étaient les
« Convois syndicaux pour Tuzla » lors de la guerre de 1992-1995 [7].
Ce type d’actions solidaires peut aider les révolutionnaires à faire
avancer l’idée de la lutte pour les Etats Unis Socialistes d’Europe !
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[1] El País, « Los bosnios dan de nuevo la batalla », 10/2/2014.
[2] Le Courrier des Balkans, « Propagande officielle en Bosnie-Herzégovine : des médias au service de la classe politique », 10/2/2014.
[3] Idem.
[4] Le Courrier des Balkans, « Bosnie : à Mostar, Croates et Bosniaques côte à côte pour manifester », 13/2/2014.
[5] Voir : « Bosnie-Herzégovine : les cahiers de doléances et les revendications de Tuzla, Sarajevo et Bihac » (http://balkans.courriers.info/article24211.html) ou « Declaration by Workers and Citizens of the Tuzla Canton » (http://www.criticatac.ro/lefteast/declaration-tuzla/). 5->#sdfootnote5sym
[6] Catherine Samary, « Révolte sociale en Bosnie-Herzégovine : « Qui sème la misère récolte la colère » », CATDM, 13/2/2014.
[7] Les convois syndicaux pour Tuzla s’inscrivent dans le cadre de la campagne du Secours Ouvrier pour la Bosnie (Workers Aid for Bosnia), constitué en 1993 en Grande-Bretagne et qui s’est ensuite élargi à d’autres pays. Il s’agissait d’apporter la solidarité de classe des travailleurs européens à leurs camarades de Bosnie-Herzégovine contre le blocus exercé à l’époque par l’impérialisme d’une part, et le siège imposé par les forces ultranationalistes serbes d’autre part. Tuzla représentait un bastion ouvrier en Bosnie-Herzégovine, une vielle multiethnique qui constituait un symbole très important. Les convois syndicaux étaient une tentative très progressiste dans un contexte ultraréactionnaire de renouer avec la tradition de solidarité ouvrière
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