Philippe Alcoy
Source: CCR
Les évènements en Ukraine dépassent les frontières de
ce pays, et déteignent sur ses voisins, notamment les plus puissants :
la Russie et l’UE, mais aussi les Etats-Unis. Historiquement, l’Ukraine a
joué un rôle économique, politique et militaire clé pour la Russie,
dans sa lutte avec les « empires occidentaux » pour le partage des zones
d’influence. Et cela aussi bien à l’époque de l’empire des Tsars que
pendant la « Guerre Froide » et la période post-Guerre Froide.
En effet, d’un
point de vue économique l’Ukraine possède un grand potentiel pour la
production agroalimentaire et minière. Elle possède également deux ports
très importants dans la Mer Noire : Odessa et Sébastopol. En outre,
c’est à travers le territoire ukrainien que transite l’essentiel du gaz
russe à destination des pays européens (même si dernièrement la Russie
essaye de développer des réseaux alternatifs contournant l’Ukraine).
D’un point de vue militaire l’Ukraine est toute aussi
fondamentale pour la défense russe. En effet, Moscou se trouve
seulement à 480 kilomètres de la frontière ukrainienne, ce qui la
rendrait très vulnérable une fois cette barrière franchie. Bien que dans
l’immédiat aucune puissance impérialiste n’envisage d’attaquer et
d’envahir la Russie, il est fondamental pour ce pays de garder l’Ukraine
sous son influence, dont le territoire pourrait servir de « zone
tampon ». C’est cela qui explique d’ailleurs les tensions lors des
discussions sur la perspective de l’intégration de l’Ukraine au sein de
l’OTAN.
Sous la pression de la crise économique actuelle,
cette importance stratégique de l’Ukraine pour la Russie ne fait que
s’accentuer. La baisse des prix des matières premières au niveau
international ainsi qu’une certaine perte de vitesse de la
compétitivité, au niveau national et international, du géant Gazprom,
sont des facteurs inquiétants pour les dirigeants russes. C’est dans ce
cadre que la Russie essaye depuis un certain moment de « régénérer » son
ancienne « zone d’influence » à travers une politique d’investissements
dans les Balkans et dans les pays d’Europe Centrale et de l’Est
(récemment la Russie a octroyé un prêt de 10 milliards d’euros à la
Hongrie pour la construction de réacteurs nucléaires) et surtout à
travers la constitution d’une Union Economique Eurasiatique, dans
laquelle participeraient des anciennes républiques soviétiques.
Quant à l’UE, on peut dire que le retournement de
dernière minute du gouvernement ukrainien a marqué un revers important
pour sa « politique de voisinageoriental ». Lors des négociations avec
le gouvernement ukrainien, les représentants de l’UE, sûrs de leur
réussite, n’ont voulu entendre aucune des demandes de garanties des
dirigeants ukrainiens. Ainsi, « à la veille de la rupture, le
président Ianoukovitch demandait à l’UE (et aux États-Unis) une aide,
face aux pressions du FMI pour honorer ses échéances de court terme, et
une compensation de 20 milliards d’euros pour le coût que la Russie
infligerait au pays en cas de signature de l’accord d’association. Il
demandait en outre une réunion et une concertation avec la Russie, l’UE
et l’Ukraine simultanément. La réponse de l’UE fut claire : elle était
prête à se substituer au FMI pour un coup de main, mais... à la
condition que soient appliquées les réformes demandées par le FMI. Quant
aux compensations, il n’en était pas question. Enfin, les accords
d’association étaient contradictoires avec toute participation à l’Union
douanière avec la Russie. Presque certains d’une impossible entente de
Kiev avec Moscou, les négociateurs de l’UE ajoutèrent une condition
politique à toute avancée avec Kiev : la libération ou au moins le
transfert en Allemagne de Ioulia Timochenko pour se faire soigner » [1].
Ce sont les mobilisations récentes qui permettent à
l’UE d’envisager de limiter la casse voire de reprendre les discussions
avec d’éventuelles nouvelles autorités issues de l’opposition en cas de
démission du gouvernement. Cependant, l’idée d’une intégration rapide de
l’Ukraine au sein de l’UE est loin de constituer un projet à court
terme pour les dirigeants européens. Avec la situation de crise que
traverse l’UE, notamment les pays du Sud, l’intégration d’une Ukraine
elle-même submergée dans une crise profonde serait un casse-tête
cauchemardesque, sans parler des contradictions qu’une telle situation
ouvrirait avec la Russie, qui fera tout pour ne pas perdre cette zone
stratégique pour sa défense. C’est une lutte que l’Allemagne, malgré son
attitude plus offensive ces derniers temps, est loin de pouvoir mener
pour le moment.
Parallèlement, les évènements en Ukraine permettent
aux Etats-Unis de reprendre un activisme international à bas coût -
autrement dit, à travers le financement de partenaires locaux, en
évitant les risques qu’impliquerait une opération militaire comme cela a
été le cas en Irak ou en Afghanistan. Et cela d’autant plus qu’une
telle intervention aujourd’hui dans la « périphérie russe » serait
impensable. En effet, depuis un moment, les Etats-Unis cherchent à
limiter le rôle que la Russie joue dans des dossiers de la politique
internationale aussi sensibles que la Syrie.
Dans le contexte actuel, on ne peut pas encore
exclure un scénario de type « yougoslave » pour l’Ukraine, quoique les
implications et le contexte politique, économique et social
international soient bien différents. Si la polarisation autour de
projets bourgeois s’approfondit, si les mobilisations se radicalisent,
si les camps en lutte n’arrivent pas à trouver un accord, et en
l’absence d’une alternative qui défende les intérêts des travailleurs et
des masses, cette perspective ne serait pas à négliger. Dans ce cas, il
pourrait y avoir une lutte de type « séparatiste » où l’impérialisme et
la Russie, avec leurs alliés locaux, se disputeraient l’influence des
différents territoires. Cette perspective serait non seulement
profondément réactionnaire mais aussi un cauchemar pour l’impérialisme
lui-même.
Alors que l’on célèbre cette année les 100 ans du
début de la Première Guerre Mondiale, pas un pays impérialiste ne
saurait ignorer ce qu’impliquerait « jouer avec le feu » dans une région
aussi stratégique pour autant de puissances. En ce sens, on peut penser
que, si les masses n’arrivent pas à donner une autre dynamique aux
mobilisations – chapotées actuellement par des secteurs d’extrême-droite
– les puissances impérialistes et la Russie chercheront à imposer un
nouveau compromis réactionnaire.
Les conclusions que les masses d’Ukraine tireront de
ce nouveau chapitre de leur « drame national », entre leurs actions les
plus avancées comme le contrôle de Maïdan et sa traduction politique à
droite, ou celles capitalisée par l’extrême-droite, seront fondamentales
pour les luttes dans le futur. Il est clair qu’après la période
stalinienne et celle des régimes de restauration capitaliste qui ont
touché la Russie et l’Ukraine, la récupération de la conscience de
classe du prolétariat ne sera pas facile. Elle passera par de grandes
fluctuations. La recomposition de la tradition trotskyste dans la région
de l’ex-URSS sera centrale pour pouvoir mener à bout cette tache et
tracer une voie différente aux alternatives impérialistes ou
nationalistes réactionnaires qui ont toujours mis en échec les
tentatives de libération du peuple ukrainien.
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[1] Catherine Samary, « La société ukrainienne entre ses oligarques et sa Troïka », 25/1/2014.
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