(Manifestation de rrom à Paris en 2004)
Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA
« Eh bien, Hitler, il en a peut-être pas tué assez [de Rroms] ».
Voilà la phrase que Gilles Bourdouleix, maire UDI de Cholet (49),
lançait cet été à un groupe de « gens du voyage » qui se faisaient
expulser du terrain qu’ils occupaient. Voici peut-être l’expression, du
point de vue du discours, la plus radicalisée d’une tendance
profondément réactionnaire qui se développe en France, mais aussi dans
toute une série de pays européens : le racisme anti-Rrom.
Ces discours et
autres actes racistes contre la population rrom ne sont pas nouveaux.
Bien au contraire, ils ont une très longue histoire en Europe.
Cependant, depuis la chute du Mur de Berlin et la dégradation générale
des conditions de vie des masses en Europe centrale et de l’Est, la
population Rrom est redevenue le bouc émissaire idéal, aussi bien dans
leurs pays d’origine que dans les pays d’Europe de l’Ouest où une partie
des Rroms a émigré dans les années 1990-2000.
Avec la crise économique internationale, qui touche
particulièrement l’Europe, les discours anti-Rrom sont véhiculés par un
large éventail de partis politiques allant des tendances les plus
populistes d’extrême-droite jusqu’à des secteurs du réformisme. Les
différentes bourgeoisies cherchent à faire peser sur le dos des Rroms et
d’autres secteurs parmi les plus exploités et opprimés de la société
les frustrations et mécontentements populaires générés par la crise du
capitalisme. Pour cela, elle se sert des médias et, notamment, du
racisme d’État pour diffuser les préjugés racistes les plus nauséabonds
et rétrogrades.
Parmi les préjugés les plus courants que l’on peut
entendre on en trouve des très anciens mais toujours aussi d’actualité :
les Rroms ne veulent pas travailler, ni « s’intégrer » ; il s’agit de
profiteurs qui vivent de la tricherie et du vol,et cela dès le plus
jeune âge ; ils vivent de l’argent du contribuable à travers les
allocations de l’Étatqu’ils reçoivent ; ce sont des « pauvres
dangereux », ils n’ont rien à perdre, ils constituent une menace pour
toute la société.
Bien que tout cela puisse paraître très caricatural,
c’est l’arrière-plan d’un discours qui vise, d’une part, à essentialiser
la misère dans laquelle vivent actuellement les Rroms et, d’autre part,
à criminaliser la pauvreté. Pour aller à l’encontre de ces discours
nous revenons ici sur les conditions économiques et sociales dans
lesquelles ce peuple a évolué, qui expliquent largement leur situation
actuelle d’extrême pauvreté et de sous-prolétarisation, notamment après
la chute des régimes staliniens.
Esclavage et servage
Malgré le fait qu’il soit très difficile de
déterminer le nombre exact de la population rrom sur la planète, on
calcule qu’actuellement ils seraient entre 12 et 15 millions. La plupart
des Rroms vivent en Europe centrale et de l’Est, bien qu’ils soient
aussi présents dans plusieurs pays européens comme l’Espagne. La
Roumanie est le pays où l’on trouve le plus grand nombre de Rroms (entre
800 000 et 1 000 000 et autour de 10% de la population totale). Ils
sont très nombreux en Bulgarie (8% de la population totale) et de la
Hongrie (5% de la population totale et principale minorité nationale).
Selon les hypothèses, les Rroms seraient un peuple
originaire du sous-continent indien qui, pour des raisons peu claires, a
entamé une migration vers l’Ouest, par des vagues successives, entre le
VIIe et le Xe siècles. Dès le début du XIVe siècle, ils seraient
arrivés en Europe par les Balkans en avançant vers la Pologne, la
Slovaquie, la République tchèque, l’Autriche, l’Italie, la France,
l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique et vers le XVème
siècle ils iront jusqu’en Grande-Bretagne, les pays nordiques et la
Russie. Cette dispersion géographique est l’une des explications de la
diversité culturelle des groupes rroms.
A cette époque s’entame également un important
processus de mise en esclavage de la population rrom, notamment dans les
territoires de la Moldavie et de la Vallachie (nord de la Roumanie
actuelle). En effet, bien que ce processus ait sûrement commencé avant, à
cette époque l’exploitation d’esclaves dans ces pays devenait de plus
en plus centrale dans leur économie. Ainsi, la valeur des esclaves rroms
« augmentait et ils ont été ‘‘importés’’ des régions voisines. Cela
pourrait expliquer le grand nombre de la population rrom aujourd’hui en
Roumanie. Comme Isabel Fonseca l’a démontré, du moment où les rroms ont
été importés en masse, leur sort était sellé : ‘le terme tsigane
n’évoquait plus un groupe ethnique venu d’ailleurs ou une race... Pour
la première fois le terme faisait référence à une classe sociale : la
caste des esclaves » [1].
Cette étude indique également qu’il est très probable que sous
l’appellation « tsiganes » on ait regroupé d’autres populations qui
avaient aussi été réduites en esclavage.
(A partir du XVe siècle l’esclavage des rroms prend de l’ampleur dans certaines régions d’Europe)
Cette situation poussait des familles rroms à fuir
vers d’autres régions moins hostiles. C’est ainsi que plusieurs groupes
de Rroms sont allés en Transylvanie, région qui appartenait alors à
l’empire hongrois, d’autres allaient plus loin encore vers l’Ouest. En
effet, en Transylvanie, bien que les Rroms occupaient les positions
sociales les plus marginalisées et subordonnées, ils n’étaient pas
officiellement des esclaves. Cependant, ne possédant pas de terre, dans
les faits ils étaient complètement dépendants des aristocrates locaux
qui les embauchaient dans des travaux temporaires et exerçaient parfois
sur eux de vrais droits de maître. Le restant du temps, ils devaient se
déplacer pour offrir des articles artisanaux qu’ils fabriquaient aux
paysans, leur offrir des services ponctuels, entre autres, ce qui les
permettait de survivre.
Ainsi, ce « nomadisme » des Rroms était en grande
partie le résultat, d’une part, de la fuite de l’esclavage qui pesait
sur eux dans certaines régions et, d’autre part, du besoin de trouver
des moyens de survie face au manque de terres et à l’exclusion dont ils
étaient victimes. C’est en ce sens que dans le cas des Rroms on peut
parler plutôt d’un « nomadisme forcé ».
Entre prolétarisation précaire et assimilation forcée
La position sociale des Rroms était celle d’un groupe
marginalisé, discriminé et victime de persécution. Plusieurs d’entre
eux étaient réduits en esclavage ou en servage. Cependant, dans
certaines régions, et à des périodes précises, des groupes de Rroms ont
réussi à obtenir une relative reconnaissance sociale. C’est le cas de
ceux qui habitaient en Hongrie entre les XVe et XVIIe siècles. A cette
époque « une partie des Tziganes obtint un rôle dans la société
hongroise lors des guerres contre les conquérants turcs. Les préparatifs
militaires constants et le manque d’artisans leur offrirent une
possibilité de travail. Les travaux de fortification et de construction,
la métallurgie, la fabrication et l’entretien d’armes, le commerce de
chevaux, le travail du bois et le forgeage meilleur marché que ceux des
artisans affiliés à une corporation, le service postal servirent non
seulement de source de subsistance mais s’avérèrent aussi
des activités importantes pour le pays. C’est pourquoi, à partir de
l’ère des rois Sigismond (1387-1437) et Mathias (1458-1490) jusqu’au
début du XVIIIe siècle certains groupes tziganes ont obtenu des
privilèges. (…) Toutefois, après l’expulsion des Turcs, à la fin du XVIIe siècle, l’installation et l’immigration des agriculteurs, des éleveurs, des artisans et des commerçants rendirent superflue la plupart des activités des Tsiganes » [2].
Cette « intégration » à la structure économique du
pays s’accompagnait cependant d’une politique d’assimilation forcée des
Rroms à la société hongroise. Ainsi, il était interdit d’utiliser le
terme « tsigane », il fallait parler plutôt de « nouveau Hongrois ».
Dans le même temps, on a interdit de parler la langue des Tsiganes ; les
mariages entre Rroms étaient très limités et on est arrivé même jusqu’à
retirer les enfants rroms de leurs parents pour les faire élever par
des familles hongroises.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’arrivée en
Hongrie de nouveaux groupes de Rroms, venus des pays voisins et ayant
conservé leur langue et culture, alimentait les préjugés non seulement
parmi la population majoritaire mais aussi parmi ces Rroms
« assimilés ». Ainsi, on se retrouvait avec une certaine diversité de
populations rroms : « au début du XXe siècle, la répartition des
Tziganes de Hongrie a pris forme. Le plus grand groupe, arrivé plus tôt
et ayant perdu sa langue et sa culture, s’appelle « romungro »,
c’est-à-dire Tziganes-Hongrois, dont la majorité se distingue même à ce
jour du reste des Tziganes. La majorité de l’autre groupe est venue des
territoires roumains au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ils
parlent leur langue maternelle tzigane et, en raison de leur provenance,
on les appelle « Tziganes valaques ». Il existe encore un troisième
groupe peu nombreux qui sont les « Tziganes beás », installés surtout
dans le sud-ouest de la Hongrie, parlant des dialectes archaïques de la
langue roumaine » [3].
Avec le développement du capitalisme en Europe
centrale et de l’Est vers la fin du XIXe et début du XXe siècles, on
constate dans plusieurs pays un début de prolétarisation des Rroms.
L’ouverture de nouvelles industries, la construction de nouvelles
infrastructures (routes, chemins de fer), mais aussi l’expansion de
l’agriculture, permet à une partie des Rroms d’intégrer le processus
économique. Cependant, cette « intégration » se faisait dans les
échelons les plus bas du processus. Analysant dans une étude l’exemple
d’un village en Transylvanie, on estime que « ces ‘opportunités’
devraient être entendues juste comme ‘opportunités de survie’. (…) Les
Rroms étaient considérés comme une main d’œuvre bon marché qui n’avait
pas le droit de réclamer des salaires égaux à ceux des travailleurs
non-rroms. Avant la Seconde Guerre Mondiale, un nombre important de
Rroms étaient embauchés juste en échange de nourriture et de vêtements.
(…) Certains d’entre eux, notamment les femmes, étaient embauchées pour
travailler dans les maisons des Hongrois en tant qu’employées
domestiques. Étant donné que les Rroms n’avaient pas de terres, ils
étaient obligés d’accepter tout ce qui leur était proposé par la
population majoritaire (…) Lorsqu’ils étaient embauchés pour faire des
travaux domestiques ou dans l’agriculture, les Rroms avaient de fait un
statut de serfs » [4].
Un génocide « oublié » ?
Vers les années 1930 la crise économique mondiale du
capitalisme, la montée des nationalismes et des tendances profascistes
dans tout le continent allaient avoir des conséquences terribles pour la
population Rrom. Les préjugés s’accentueront et les actes racistes
venant de bandes d’extrême droite ainsi que de l’État se multiplieront.
(Fiche d’identification d’une déportée tsigane à Auschwitz) |
Outre le fait d’être les premiers à perdre l’emploi
et/ou à être chassés des terres ou logements qu’ils occupaient, souvent
pour les donner aux « nationaux », les Rroms seront perçus de plus en
plus comme une charge pour l’État : « en Roumanie la taxonomie visait
à séparer les Rroms ’’utiles’’ (un petit nombre de travailleurs de la
métallurgie en province et d’artisans dans les villes, plus quelques
musiciens) des ’’mendiants’’, des ’’agabonds’’, et des Rroms
’’primitifs’’ qui, par leur fort taux de reproduction, pourraient
altérer la composition ’’pure’’ de la population roumaine (…) La
conséquence de cette classification a été la déportation massive des
populations rroms en Transnistrie (…) pendant la guerre » [5].
En effet, le régime pronazi d’Ion Antonescu en
Roumanie enverra en 1942 25 000 Rroms (12% des 210 000 qui habitaient
dans le pays jusqu’alors) dans des camps de concentration. 11 000
d’entre eux ne reviendront jamais. Au total, on estime que 230 000 Rroms
sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale dans les camps de
concentration. Des Rroms qui ne venaient pas seulement d’Europe de l’Est
mais aussi des pays d’Europe de l’Ouest (plus de 30 000 Rroms étaient
internés dans des camps de concentration en France).
Le silence qui pèse sur le génocide du peuple tsigane
(l’Allemagne – ancienne RFA – ne l’a reconnu officiellement qu’en 1979)
ne peut se comprendre sans constater la continuité de la discrimination
et du racisme anti-Rrom qui imprègne encore aujourd’hui l’Europe. Un
racisme qui s’exprime par des politiques discriminatoires dans les
différents États, et qui a un passé : « Le préjugé, entretenu par
d’incessantes répressions ’’officielles’’, a abouti à cet inquiétant
paradoxe : être contre les Tsiganes c’est être avec la loi. Oui, le
terrain propice à la ’’Solution finale’’ était parfaitement
débroussaillé lorsque le national-socialisme s’empare du pouvoir en
1933. Toutes les exactions imaginables – à l’exception des chambres à
gaz - avaient été prévues, décrites, mises en œuvre par d’autres
gouvernements : déportation massive en Louisiane (France 1802),
enlèvement des enfants tsiganes à leurs parents (Allemagne 1830),
expulsions armées (Grande-Bretagne, 1912), interdiction de la langue ou
des vêtements tsiganes (plusieurs régions de France, Espagne, Portugal),
interdiction de mariage entre Tsiganes, du nomadisme ; automatisation
du servage (Roumanie), dissolution des mariages entre Tsiganes et
non-Tsiganes (Hongrie), confiscation de biens, interdiction de posséder
un cheval, une roulotte, d’exercer certains métiers, d’acheter une
maison (Portugal). Obligation de présenter un livret anthropométrique à
toute réquisition (France). Projet de marquage au fer (Hongrie, 1909) ou
de stérilisation (Norvège, 1930) » [6].
(Marzahn, camp d’internement en Allemagne nazie) |
Pour compléter le tableau du racisme anti-Rrom
généralisé, l’auteur des lignes qui précèdent rapporte le témoignage de
survivants juifs de la Shoah concernant les Tsiganes : « professeur
Hagenmuller : ’’les Tsiganes nous parurent avoir en gros deux
caractéristiques : la passion du vol et celle de la musique’’.
Professeur Charles Richet : ’’Quant aux Tsiganes, leur disparition
totale n’eût affecté dans le camp qu’un petit nombre de philanthropes
déterminés’’… » [7].
Si dans des témoignages sensés dénoncer la barbarie des camps de
concentration nazis on peut trouver de tels jugements sur les Rroms, il
n’est pas étonnant que le génocide de ce peuple soit autant méconnu,
voire occulté.
Régimes staliniens : amélioration des conditions de vie et répression
La victoire sur l’armée nazie et la progression de
l’Armée rouge depuis le front Est vers l’Ouest a permis à celle-ci
d’instaurer, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans toute une
série de pays d’Europe centrale et de l’Est des Etats ouvriers déformés
et bureaucratisés.
La politique de ces régimes staliniens concernant les
populations rroms avait comme axe leur sédentarisation et leur
assimilation à l’ensemble de la population, en niant ainsi toute
spécificité culturelle ou nationale. Leur politique d’industrialisation
cependant allait permettre aux Rroms d’être embauchés dans les
entreprises d’État et les fermes collectives. En Hongrie par exemple, le
taux d’emploi parmi les hommes en âge de travailler en 1971 sera de
85%, peut-être le taux d’activité de la population rrom le plus élevé de
leur histoire dans le pays. Néanmoins, les Rroms occuperont les places
les moins qualifiées et effectueront en général les tâches les plus
ingrates. Cela se répétera dans pratiquement tous les pays de la région.
Ces revenus stables permettront aux Rroms d’avoir
accès au système de protection sociale, à l’éducation pour les enfants, à
la formation professionnelle. Cependant, « fréquemment l’enseignement des enfants tziganes était dispensé dans des classes séparées ou bien, en invoquant leur « déficience », on les faisait participer à un programme d’enseignement spécialisé » [8].
Les enfants rroms étaient scolarisés dans la langue de la majorité et
n’avaient pas de cours dans leur langue (ce qui n’était pas le cas des
autres minorités nationales comme les Hongrois ou les Allemands en
Roumanie).
Quant au problème du logement, la politique des
différents gouvernements a permis de construire des maisons et des
immeubles où les Rroms pouvaient habiter avec leurs familles. En
quelques années seulement les bidonvilles rroms avaient disparus.
Cependant, le confort de ces logements était souvent rudimentaire et,
surtout, les Rroms étaient logés dans les mêmes immeubles, séparés du
reste de la population. Dans d’autres cas comme en Roumanie, « dans
les blocks de pavillons nouvellement construits par le pouvoir
socialiste, ils étaient mélangés avec des agents de la police ou de
l’armée, avec le double objectif de les contrôler et de les
’’civiliser’’ » [9].
De manière générale pendant la période stalinienne,
les conditions de vie de la population rrom d’Europe de l’Est se sont
améliorées. Et cela malgré le régime politique réactionnaire des
bureaucraties des Partis Communistes. En quelque sorte, ces expériences
laissaient entrevoir la potentialité de ce qu’un vrai État ouvrier
pourrait faire pour sortir des populations marginalisées et
discriminées, comme les Rroms, de leur misère séculaire. D’ailleurs, les
bureaucraties staliniennes n’ont jamais été capables d’en finir avec
les préjugés anti-Rroms qui existaient dans la société, et au contraire
ces préjugés étaient souvent véhiculés par les institutions de l’État
lui-même.
La restauration du capitalisme : un grand retour en arrière !
Vers la fin des années 1980 commence un processus de
restauration du capitalisme dans les pays de l’ancien « bloc
soviétique ». Les bureaucrates à la tête des Etats s’entredéchirent pour
bien se positionner dans les entreprises à privatiser lors de
l’ouverture des marchés nationaux aux capitaux impérialistes. Des
milliers d’entreprises vont en effet être privatisées ou fermées, des
millions de travailleurs se sont trouvés en quelques semaines seulement
au chômage. La dégradation du niveau de vie de la population est
généralisée pendant cette période dite de « transition » : « de
presque nul qu’il était en Pologne, en Bulgarie, en Roumanie et en
Hongrie, le taux de chômage varie aujourd’hui [1995] entre 10 et 16%. En
Hongrie (…) le chômage a quintuplé en 1991. Du début 1990 à mars 1992,
le nombre de sans-emploi est passé de 100 000 à plus de 4 millions (…)
Le fardeau du chômage retombe pour une large part sur les jeunes et les
femmes, mais il y a aussi manifestement une discrimination envers les
minorités ethniques (…) Le chômage et l’inflation ont entraîné
l’augmentation de la pauvreté au moment même où les généreux avantages
sociaux du passé étaient réduits ou éliminés » [10].
Si pour les masses en général le bond en arrière,
d’un point de vue économique, social et culturel, est phénoménal, pour
la population rrom les dimensions sont tragiques. Comme pour les postes
de travail les plus féminisés, les emplois occupés par les Rroms vont
être les premiers à disparaître. En Hongrie par exemple, « l’ascension
sociale, commencée par des succès spectaculaires mais bâtie sur des
bases instables, s’est effondrée à la suite du changement de régime de
1990. L’industrie du bâtiment et l’industrie minière donnant du travail à
la plupart des Tziganes étaient en crise. Ce sont aussi les Tziganes
accomplissant le travail nécessitant le moins de compétence
professionnelle, employés surtout comme manœuvre, qui furent les
premiers à devenir inutiles dans les sociétés privatisées. En peu de
temps, le niveau de vie de la majorité des familles tziganes a reculé
jusqu’à son niveau antérieur de plusieurs décennies auparavant… » [11].
En Roumanie, la situation dans l’industrie est
pratiquement la même que celle décrite pour la Hongrie. Mais à cela il
faut ajouter que lors du processus de redistribution/reprivatisation de
la terre en 1995, les Rroms sont encore exclus. Ainsi une enquête menée
au début des années 1990 montrait que « 86,6% des femmes et 58% des
hommes [rroms] n’auraient aucune qualification ; seul 1,8% de l’ensemble
aurait atteint un niveau de qualification moyen ou élevé. 27% des
jeunes seraient illettrés et 40% des enfants âgés de 8 ans n’auraient
jamais fréquenté l’école ou auraient cessé d’y aller. Les témoignages
concordent pour dénoncer la baisse du niveau de scolarité depuis 1990.
La paupérisation qui touche déjà la majorité du pays atteint les
Tsiganes de manière catastrophique : 87,5% n’auraient pas de quoi
survivre (40,6%) ou à peine (46,9%). Et l’on ne peut guère dire que la
situation se soit améliorée depuis lors ! » [12].
Certains auteurs parlent d’une « exclusion de type
nouveau » qui touche les Rroms. En prenant l’exemple d’une zone rurale
en Hongrie on remarque que « durant les périodes précédentes, les
Gitans sont certes plus pauvres que les paysans, mais leurs activités
économiques, échange de services ou production de biens, sont totalement
intégrées au système économique local. Ce n’est déjà plus le cas à
partir du milieu des années 1980. Les Gitans commencent alors à être
considérés comme un groupe social inutile, dépendant des aides sociales
et incapable de contribuer utilement à la collectivité. C’est la nature
même de cette exclusion qui marque le changement le plus important.
Durant les périodes de ségrégation précédentes, même lorsque les Gitans
sont relégués dans des enclaves, ils continuent à entretenir des
contacts quotidiens avec les paysans. (…) Au contraire, avec
l’appauvrissement du village, la communauté gitane se voit coupée du
monde extérieur » [13].
Effectivement, sans terre, ayant perdu leur emploi et
sans avoir la possibilité d’en trouver un autre, dans un contexte de
chômage de masse et d’augmentation des discriminations, la population
rrom des pays d’Europe centrale et de l’Est est rentrée dans un
processus accéléré de sous-prolétarisation et de paupérisation aiguë.
Pour une grande partie d’entre eux (70%) le seul revenu stable vient des
maigres allocations familiales, pensions de retraite ou d’invalidité
octroyées par les États. D’autres doivent se débrouiller en ramassant de
la ferraille et des matériaux recyclables, en vendant tout type
d’objets à la sauvette, etc. D’autres encore sont obligés de mendier ou
se dédier à des activités à la limite de la légalité, voire directement
illégales.
Cette situation accompagnée d’une crise économique
généralisée dans les pays de cette région préparaient le terrain pour
l’accentuation des discours et des attaques racistes anti-Rroms. Ainsi,
« en juin 1990, la descente des mineurs sur Bucarest dégénère en
ratonnade dans les quartiers tsiganes de la capitale. Ce fait est
précédé et suivi de pogroms anti-tsiganes en divers points du pays.
Ceux-ci apparaissent essentiellement entre 1990 et 1991 : des maisons
sont incendiées, des gens battus et expulsés de leur village. L’incident
le plus violent a lieu à Hadareni, en septembre 1993, et se solde par
la mort de quatre hommes, dont trois Tsiganes. Au total, on compte une
trentaine d’affrontements locaux dont l’origine est souvent controversée
mais qui débouchent toujours sur l’éviction des Tsiganes des localités
touchées, sans que ceux-ci puissent faire valoir leurs droits auprès des
autorités » [14].
Dans un tel contexte, il n’y a qu’une petite fraction
de Rroms qui peuvent essayer de partir vers les pays d’Europe de
l’Ouest. Souvent, ceux qui le font se trouvent déjà dans des conditions
de vie très précaires et font face de plus en plus à la montée du
racisme anti-tsigane. Un racisme dont l’imaginaire rétrograde trouve ses
« sources d’inspiration » dans les préjugés les plus caricaturaux du
XIXe siècle et des périodes les plus obscures de l’histoire de
l’humanité comme les années 1930.
Crise économique et racisme
Il est connu qu’en période de crise, les classes
dominantes essaient par tous les moyens de trouver des boucs émissaires
pour dévier l’attention des masses des vrais causes de leurs
souffrances. Souvent, on désigne les secteurs les plus exploités et
opprimés, des secteurs perçus comme « étrangers » à la société. De cette
façon la montée du racisme et du nationalisme est une conséquence
logique, ou plutôt un corollaire de la politique de la bourgeoisie.
En Europe, où une crise économique d’ampleur
historique se développe depuis plusieurs années, on ne peut que
constater la montée de tendances politiques populistes d’extrême droite,
la plus médiatisée étant peut-être Aube dorée en Grèce. Mais on
pourrait mentionner aussi d’autres groupes fascisants moins connus comme
Ataka en Bulgarie ou le Jobbik hongrois, la particularité de ces deux
partis étant qu’ils ont progressé sur la base d’un discours violemment
anti-Rrom.
Il est clair que ces discours servent les objectifs
de la bourgeoisie, étant donné qu’ils contribuent à la division de la
classe ouvrière et des opprimés en général dans la société. En ce sens,
il n’est pas étonnant que des gouvernements et responsables politiques
mettent en place des politiques discriminatoires visant clairement les
Rroms. C’est le cas par exemple des mesures qui imposent le travail
obligatoire pour les Rroms en Hongrie [15]. En France, on assiste depuis quelques années tous les étés à des surenchères racistes sur « le problème rrom » [16],
et cela sans parler des expulsions et des démantèlements des campements
rroms qui se font en totale impunité par les mairies et préfectures [17].
Mais les travailleurs et les couches populaires ne
doivent pas se laisser tromper. Les mesures que l’on prend aujourd’hui
contre les Rroms, les « profiteurs » des aides de l’État, les
populations « inutiles », ne tarderont pas dans un contexte de crise à
se retourner contre l’ensemble du prolétariat et des masses. Laisser
passer, voire adhérer aux discours et mesures anti-Rrom prises par les
différents gouvernements et administrations, ne fera que faciliter la
tâche de la bourgeoisie d’attaquer l’ensemble des exploités.
Aujourd’hui, les Rroms apparaissent comme le bouc
émissaire idéal pour les capitalistes de tout le continent européen.
Comme on a essayé de le montrer tout au long de cet article, la
situation de misère des Rroms n’a rien de « naturelle » ou
d’« intrinsèque » à cette population. Elle est le résultat d’une
combinaison de conditions sociales, économiques et politiques. Leur
condition sociale est d’ailleurs loin de suivre une évolution linéaire.
Au contraire, on a vu que les Rroms étaient capables d’intégrer le
processus de production comme n’importe quelle couche de la population.
Mais on a aussi vu qu’à chaque crise, à cause de la persistance des
préjugés anti-Rroms, ces derniers étaient parmi les premiers
« sacrifiés » et que leurs conditions de vie étaient profondément
dégradées. Depuis la restauration du capitalisme en Europe de l’Est et,
notamment à partir du déclenchement de la crise économique mondiale, on
voit se répéter le même processus.
C’est en ce sens qu’il est fondamental que le
mouvement ouvrier adopte la lutte contre l’anti-tsiganisme et contre
tout type de racisme comme une partie essentielle de son action. C’est
une tâche incontournable pour reconstruire l’unité des exploités et des
opprimés contre les attaques des capitalistes !
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NOTES
[1] Gabriel Troc, « A State of Dispair : Roma (Gypsy) Population During Transition », 2002.
[2] « Les Tziganes/Roms en Hongrie », Ministère des affaires étrangères de Hongrie, Budapest, 2004 (http://www.mfa.gov.hu/NR/rdonlyres/4B99AAD3-E9CC-4AAF-81C3-C3DE23278D91/0/Roma_fr.pdf).
[3] Idem.
[4] « A State of Dispair… », op. cit.
[5] Idem.
[6] BERNADAC Christian, L’holocauste oublié. Le massacre des Tsiganes, Editions France-Empire, 1979, page 33-34.
[7] Idem, page 20-21.
[8] « Les Tziganes/Roms en Hongrie »…, op. cit.
[9] « A State of Dispair… », op. cit.
[10] Valentine MOGHADAM, « Restructuration économique, politiques identitaires et rapports sociaux de sexe en Europe centrale, de l’Est et au Moyen-Orient-Afrique du Nord » ; Recherches féministes, vol. 8, n° 1, 1995, p. 35-49.
[11] « Les Tziganes/Roms en Hongrie »…, op. cit.
[12] Reyniers Alain, « Migrations et déplacements des Roms de l’Est : l’exemple roumain », Confluences Méditerranées, 2001/3 N°38
[13] Ladányi János et Szelényi Iván, « La formation d’un sous-prolétariat rom. Enquête historique sur la condition des Gitans dans un village d’Europe centrale », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/5 no 160.
[14] « Migrations et déplacements… », op. cit.
[15] Voir : « Hongrie : le travail obligatoire imposé aux Rroms est une attaque contre tous les travailleurs ! » (http://www.ccr4.org/Hongrie-le-travail-obligatoire).
[16] Voir : « Sarkozy ou Hollande ? Pour les Roms non plus, ça ne fait pas de différence ! » (http://www.ccr4.org/Sarkozy-ou-Hollande-Pour-les-Roms-non-plus-ca-ne-fait-pas-de-difference) ou « Retour en force du racisme anti-Rrom : la bourgeoisie en campagne » (http://www.ccr4.org/Retour-en-force-du-racisme-anti-Rrom-la-bourgeoisie-en-campagne).
[17] Voir : « Quand une maire Front de Gauche en appelle à Valls pour démanteler un campement Rrom » (http://www.ccr4.org/Quand-une-maire-Front-de-Gauche-en-appelle-a-Valls-pour-demanteler-un-campement-Rrom) ou « Quand « l’humain d’abord » rime avec « Valls d’abord » : la majorité Front de Gauche de Saint-Ouen expulse 800 Rroms » (http://www.ccr4.org/L-humain-d-abord-ou-l-application-pure-et-dure-des-directives-de-Valls-par-une-mairie-Front-de-Gauche-pour-expulser-les-Rroms).
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