Philippe Alcoy
On rentre déjà dans la sixième année de crise économique
mondiale. L’ampleur de celle-ci est historique, sans doute la plus forte depuis
celle des années 1930. Ce sont les puissances impérialistes centrales qui sont,
au moins du moment, dans l’œil de la tourmente : l’UE, le Japon et les
Etats-Unis. Dans ce contexte, un phénomène fait couler beaucoup d’encre : lesdits
« marchés émergents » semblent bien résister à la crise et même jouer
le rôle de « moteur » de la croissance mondiale. On parle ici plus
précisément des pays que l’on a regroupés sous le sigle artificiellement
égalisateur des BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine -certains y ajoutent
l’Afrique du Sud). En Amérique latine où, du fait de sa subordination à l’impérialisme
des Etats-Unis, une petite « secousse économique » dans ce pays a
toujours provoqué un séisme dévastateur au Sud de ses frontières, c’est le
Brésil qui est mis en avant comme une « puissance émergente ».
Si l’on ajoute à cela une croissance économique soutenue à plus
de 10% pour la plupart de ces pays « émergents »
depuis au moins 2003, les conditions étaient données pour que l’on ait commencé
à parler d’un certain « décrochage » de la part des
« émergents » vis-à-vis des puissances centrales. Pour les plus « optimistes »,
on parlait (on parle ?) même d’un « basculement du monde ».
Mais, les pays « émergents », notamment les BRICs,
pourront-ils vraiment échapper à cette crise économique historique ?
Ont-ils trouvé un nouveau « modèle » d’accumulation relativement
indépendant des économies centrales et/ou du marché mondial ? Ou au
contraire il ne s’agit que des phases ou de temps différents dans une dynamique
globale de crise ? Enfin, se dirige-t-on vers un « nouvel ordre
mondial » dominé par de nouvelles puissances ou, au moins, vers une
situation où le pouvoir des puissances impérialistes « traditionnelles »
sera partagé avec les « émergents » ?
Ralentissement des « économies émergentes »,
début de la démystification des BRICs ?
Le fait que des pays semi-coloniaux
aient connu un développement économique relativement important lors de la
dernière décennie est indéniable. D’ailleurs, au cours des cinq premières
années de crise nous avons même été « habitués » à évoquer plutôt des
pays impérialistes, certes périphériques, comme la Grèce, l’Etat Espagnol ou le
Portugal pour parler de chômage, de dette, de fermetures d’entreprises, etc.
Or, depuis fin 2011 on note un ralentissement de la croissance chez les « émergents »,
et cela même chez le plus important parmi eux, la Chine. C’est en quelque sorte
une conséquence prévisible étant donnée l’interconnexion des différentes
économies nationales au marché mondial. Surtout si l’on considère que ces pays
émergents sont dans leur écrasante majorité des économies basées sur un « modèle
exportateur ».
En effet, « la croissance quasi nulle (voire négative)
en Europe et le ralentissement significatif de la croissance aux USA ont
entraîné une chute de la demande, ce qui affecte les exportations des pays
émergents. L'Europe est la destination principale des exportations de nombre de
pays émergents, elle constitue aussi le premier marché extérieur de la Chine.
Et cette dernière est un marché de toute première importance pour les produits
finis, les biens intermédiaires (dont ceux utilisés pour produire des produits
finis destinés à l'exportation) et les matières premières. L'onde de choc du
ralentissement économique européen s'est donc propagée rapidement au reste de
l'Asie et au-delà »[1]. Ainsi, alors que jusqu’à
présent la croissance chinoise se maintenait au-dessus de la barre de 10%, pour
2012 la croissance chinoise a été de 7,8% ; la Russie est passée de 7% en
2011 à 3,5% en 2012 selon les autorités, l’Inde devrait passer de 9% à 6% et le
Brésil qui connaissait une croissance en moyenne de 4,5% depuis 2008 passera
selon la Banque Centrale de ce pays à 1,6%.
On pourrait dire que
cette situation de décalage dans les temps de la crise n’a rien de nouveau.
Lors de la crise des années 1970 effectivement, les pays d’Amérique latine
n’ont été vraiment touchés par la crise que lors du default de la dette
mexicaine en 1982, c'est-à-dire presque dix ans après que la crise ait éclaté
dans les pays centraux. Aussi, le fait de voir le rythme de la croissance se
maintenir à un haut niveau pendant plus d’une décennie est assez rare. Cependant,
« des circonstances inhabituelles
pendant la décennie précédente ont fait que cela paraisse facile : sortant
de la crise des années 1990 et stimulés par un flot mondial d’argent facile,
les marchés émergents ont été emportés par un élan ascendant qui a fait
pratiquement que tous sortent gagnants. (…) Mais maintenant, il y a beaucoup
moins d’investissements étrangers dans les marchés émergents. L’économie
mondiale est en train de revenir à son état normal avec beaucoup de
retardataires et juste quelques gagnants »[2].
Effectivement, au
cours de cette dernière décennie on a pu aussi avoir l’illusion d’une
« convergence » entre certains « émergentes » et les pays impérialistes.
Comme signale l’économiste de Harvard Dani Rodrik, l’écart du revenu per capita
entre les émergents et les pays industrialisés s’est maintenu inchangé, sauf
rares exceptions, entre 1950 et 2000, ce n’est qu’au cours de la première décennie
des années 2000 que cet écart s’est rétréci. Or, à partir de 2011 on est revenu
aux niveaux de 1950. En effet, « il
ne s’agit pas de faire une lecture négative des marchés émergents, c’est
simplement une réalité historique. Depuis 1950, en moyenne, seulement un tiers
des marchés émergents ont réussi à avoir une croissance annuelle de 5% ou plus
pendant une décennie. Moins d'un quart ont maintenu ce rythme pendant deux
décennies, et un dixième, pendant trois décennies. Seule la Malaisie, le
Singapour, la Corée du Sud, le Taïwan, la Thaïlande et le Hong Kong ont
maintenu ce taux de croissance pendant quatre décennies [jusqu’à ce qu’ils
soient durement touchés par la crise asiatique de 1997-98] »[3].
En définitive, ce que
montrent ces chiffres divers c’est que l’on se trouve très loin de voir des
pays semi-coloniaux « spéciaux » ou dépendants substituer les
puissances impérialistes traditionnelles dans le rôle de « direction mondiale »
sur le plan économique, ainsi que sur le plan géopolitique. En outre, même si
ici on ne peut pas développer, un tel changement aurait des implications
politiques et militaires fondamentales, qui ne peuvent pas être négligées ou
reléguées à un second plan, sous l’ombre des statistiques économiques[4].
Mais même sur la possibilité
de ces pays de rester à la marge de la crise économique mondiale, on voit
apparaitre de plus en plus d’analystes bourgeois qui expriment leurs doutes. En
effet, ces marchés dits émergents restent structurellement très dépendants du
marché mondial, notamment de la demande dans les pays industrialisés. En ce
sens, la crise est en train de révéler les faiblesses structurelles des pays semi-coloniaux
et dépendants. Passer en revue les difficultés qui commencent à être pointées
dans deux des pays les plus importants des BRICs, comme le Brésil et la Chine,
peut nous aider à mieux illustrer notre propos.
La Chine entre baisse de la demande
internationale, suraccumulation et bulle immobilière interne
Au premier trimestre
2010 l’économie chinoise avait connu un pic de croissance de 12,8% après les secousses
de 2008-2009, mais depuis elle a vu ce chiffre baisser pour se situer
aujourd’hui à 7,8%. Ce ralentissement est une conséquence directe de la baisse
de la demande au niveau international. On pourrait évidemment dire qu’en fin de
compte une croissance de presque 8% reste assez élevée, surtout si l’on la
compare à celle des pays de l’UE. Cependant, ce que la crise est en train de
révéler ce sont les limites du « modèle d’accumulation » chinois basé
sur les exportations, un fort taux d’épargne (51% du PIB en 2007, celui du
Brésil par exemple est de près de 15% dont 90% du total représente l’épargne
des entreprises) et une très faible demande interne. Mais en même temps ce taux
de croissance relativement élevé cache un autre problème fondamental du
« modèle » chinois : la crise de suraccumulation de capitaux et
de surcapacités de production, qui sont à leur tour aggravées par les mesures
prises par la bureaucratie du PC chinois pour faire face au ralentissement de
la demande mondiale.
En effet, un « problème crucial assombrit l'avenir, celui
du financement du commerce international. Les banques européennes, qui ont
longtemps joué un rôle majeur en la matière, ont largement retiré leurs billes
du jeu du fait d'un manque de fonds propres (dû à des pertes de capitaux liées
aux dettes souveraines et dans certains cas au crédit immobilier). Ce vide en
lui-même pourrait entraîner une réduction des échanges commerciaux, même si la
demande est là. En Asie notamment, on cherche de toute urgence à combler le
vide par des mécanismes de financement alternatifs. (…) [En Chine] un programme
accéléré d'investissement public pourrait être envisagé en faveur de projets à
haut rendement. Mais la meilleure politique, celle qui sera probablement
choisie, consiste à donner un coup de fouet à la consommation intérieure en
augmentant le revenu des ménages, à utiliser efficacement les revenus tirés des
actifs de l'Etat et à renforcer le système de protection sociale pour réduire
l'épargne de précaution »[5].
Cependant, cette
politique de stimulation de la part de l’Etat et celle de relèvement des
revenus des foyers pour augmenter la consommation interne rencontrent des
contradictions importantes. En effet, bien que « des secteurs de la bureaucratie restaurationniste de Pékin, et
également de l’intérieur du pays, poussent à une transition et à une
réorientation en direction du marché intérieur (…) leurs intentions se heurtent
aux intérêts des autorités de la côte qui seraient les grands perdants d’un tel
processus. Ainsi, la divergence entre soutien au modèle exportateur et tournant
vers la consommation interne continue de subsister. Si ce conflit au sommet de
l’Etat se poursuit et si la brèche entre la capacité de production et la
consommation domestique n’est pas résorbée à temps, le développement d’une
crise de suraccumulation ouverte est très probable »[6].
Egalement, bien que la
hausse des revenus puisse avoir un effet sur la consommation à court terme,
cela pourrait entrainer une augmentation du coût de la main d’œuvre. A moyen
terme, la conséquence pourrait être une réduction de l’investissement étranger
dont la Chine dépend énormément, et par conséquent un facteur supplémentaire de
ralentissement de la croissance chinoise, voire de délocalisation de certaines
entreprises vers des pays comme le Vietnam ou le Cambodge où la main d’œuvre est
moins chère. Et cette perte de dynamisme de l’économie pourrait avoir des
conséquences sur les rentrées fiscales du pays, ce qui mettrait à mal, à son
tour, les plans de relance de la consommation par l’intervention de l’Etat.
Puis, « la situation risque aussi de
s’aggraver, si jamais la Chine, pour alléger les pressions budgétaires, se voit
forcée de puiser dans ses économies amassées sur deux générations et parquées
en bons du Trésor américain. Elle s’apercevra alors que la valeur de ses
réserves en monnaies étrangères s’est déjà volatilisée »[7].
Cette situation
d’aggravation de la pression fiscale sur l’Etat chinois pourrait s’accélérer en
outre si la bulle immobilière, qui se développe depuis des années dans le pays,
venait éclater. En effet, après une réforme fiscale dans les années 1990 le
gouvernement central s’arrogeait le droit de prélever certaines taxes qui
jusqu’à présent revenaient aux pouvoirs locaux. Cela a réduit de manière
significative les budgets locaux poussant les autorités à trouver d’autres
sources de financement. C’est alors dans le secteur de l’immobilier, de la
construction d’infrastructures et les taxes liées à cette activité qu’elles
trouveront les sources de financement supplémentaires. Ce sont les populations des
zones rurales proches des centres urbains les plus affectées par ces
politiques. En fait, « d’après la
législation chinoise, la propriété collective de la terre doit devenir
propriété de l’Etat avant d’être vendue à des investisseurs privés. Les
gouvernements locaux étaient ainsi habilités à exproprier la terre des paysans
et ensuite la louer à des agents commerciaux privés comme les propriétaires
d’usines ou des compagnies immobilières. D’après un sondage réalisé en 2011 (…)
les gouvernements locaux ont gagné en moyenne 740.000 dollars par acre.
C'est-à-dire 40 fois le montant qu’ils ont payé en moyenne pour déplacer les
paysans »[8].
Mais ce processus de
construction immobilière et d’infrastructures a permis aussi d’absorber une
partie considérable des surplus de capitaux en Chine, mais aussi dans d’autres
parties de la planète. En effet, « l’urbanisation
de la Chine au cours des vingt dernières années a été de nature très différente
(très fortement focalisée sur la construction d’infrastructures), mais bien
plus importante que celles des Etats-Unis. Son rythme s’est énormément accéléré
après la courte récession de 1997, à tel point que, depuis 2000, la Chine absorbe
près de la moitié de la production mondiale de ciment. (…) De gigantesques
programmes de construction d’infrastructures, comme des projets de barrages et
d’autoroutes -là encore financés par la dette- sont en train de transformer le
paysage de fond en comble. Tout cela a eu de conséquences importantes sur
l’économie mondiale et l’absorption de surplus de capital : le Chili est
en plein boom du fait de la demande en cuivre, l’Australie prospère, et même le
Brésil et l’Argentine commencent à se refaire une santé économique, en partie
grâce à la forte demande chinoise en matières premières »[9]. Cependant, cette
politique atteint des limites importantes car il y a une surproduction
d’infrastructures sous-utilisées tout au long du pays. Cette situation vient
s’ajouter en outre aux problèmes de surcapacité de production qui se fait
sentir d’avantage dans le cadre d’une crise capitaliste profonde, de
rétrécissement du marché mondial et d’une insuffisance chronique de la demande
interne chinoise.
Une autre raison
évoquée pour expliquer le développement de la bulle immobilière à travers
l’action des pouvoirs locaux c’est que les projets d’infrastructure sont perçus
comme symboles d’une « gestion réussite » par certains dirigeants
locaux. Ces « symboles » justement leur servent de tremplin pour
monter les échelons de l’appareil du PCCh. C’est pour cela que pour ouvrir de
nouvelles possibilités d’investissement, les gouvernements locaux vont jusqu’à
construire nouvelles infrastructures (routes, électricité, etc.), ce qu’ils financent
à travers l’endettement. Les chiffres officiels estiment aujourd’hui la dette
des gouvernements locaux à entre 803 milliards et 3.000 milliards de dollars
(entre 13% et 36% du PIB). C’est dans une large mesure à travers les revenus tirés
du secteur immobilier qu’ils remboursent les emprunts. En ce sens, si les prix
immobiliers venaient à chuter, les gouvernements locaux ne pourraient pas
rembourser leurs dettes, ce qui provoquerait des possibles faillites de
banques. Une telle situation obligerait évidemment le gouvernement d’agir. Et
c’est là encore qu’il pourrait être obligé d’avoir recours aux réserves
investies dans les bons du Trésor Nord-américain, provoquant peut-être une
dévaluation supplémentaire de ceux-ci. Dans un tel cas, on serait évidemment
dans une toute autre phase de la crise mondiale.
Il faut ajouter à un
tel scénario un risque très élevé, voire certain, de révoltes sociales car la
faillite de certaines banques très exposées aux emprunts des gouvernements
locaux pourrait mettre en danger l’épargne de la population. Cependant, « même avant son éclatement, la bulle
immobilière en Chine est déjà en train de provoquer des dégâts sociaux. (…)
Près de 300.000 paysans sont déplacés de leurs villages chaque année pour faire
de la place pour construire des aéroports, autoroutes et immeubles. Depuis
1980, plus de 60 millions de paysans, presque la population du Royaume-Uni, ont
été déplacés. (…) Les gouvernements [locaux] régulièrement les forcent à partir
en coupant certains services tels que l’électricité de leurs maisons »[10]. Des fois ces expulsions
se font sans même pas offrir de compensation, et quand c’est le cas celle-ci
n’est pas satisfaisante pour les paysans. En outre, cette situation a des
conséquences pour les travailleurs dans les centres urbains car «pour les paysans chinois, les terres
agricoles sont à la fois un moyen de subsistance et une sorte de sécurité sociale.
Dans les mauvais temps, quand le travail temporaire ou dans les usines se
réduit dans les villes, les travailleurs migrants peuvent retourner dans les
villages»[11].
Ce n’est pas un hasard si les déplacements, les expropriations et les
démolitions sont devenus les principales causes de luttes sociales en Chine.
Cependant, sur le plan
de la lutte de classes, les vrais tests pour la bureaucratie du PCCh sont à
venir. En effet, si la contradiction entre les capacités de production
chinoise, d’une part, et l’affaiblissement de la demande mondiale, combinée à
la très basse demande interne, d’autre part, n’est pas résolue, des usines
devront inévitablement fermer. Alors, on peut s’attendre à ce que la classe
ouvrière entre en scène avec toutes ses forces pour lutter contre la
dégradation de leurs déjà précaires conditions de vie. Une classe ouvrière
potentiellement très puissante, qui a su déjà faire peur à la bureaucratie
luttant pour des améliorations des conditions de travail ou pour des hausses de
salaire[12].
Alors, si la crise est
déjà en train de mettre en avant de façon de plus en plus évidente des
contradictions profondes du « modèle » chinois, mettant en
perspective de graves conséquences sur le plan économique, politique mais aussi
de la lutte de classes, il est évident que d’autres pays soumis à la domination
de l’impérialisme mais jouissant d’une marge d’indépendance moins importante que
la Chine, se trouvent dans une position bien moins confortable. C’est notamment
le cas du Brésil, dont une partie importante de sa croissance ces dernière
années était liée à ses exportations de matières premières vers la Chine.
La crise révèle un Brésil largement
sous-développé malgré les « progrès »
« Au cours des dix dernières années, les
marchés mondiaux ont développé un insatiable désir d'investir dans les pays
émergents, en particulier ceux dont fournissaient la Chine en énergie et en
matières premières (ces produits représentent désormais environ 30 pour cent des
capitaux sur les marchés boursiers internationaux). Selon la logique de cette tendance,
tant que la Chine poursuive son essor, en demandant toujours plus de pétrole, de
cuivre, de minerai de fer et d'autres matières premières, des pays tels que le
Brésil, premier exportateur de ces produits, pourraient prospérer. En tant que
démocratie stable, le Brésil semblait être un investissement sûr, et la découverte
de puits de pétrole dans la côte du pays a encore renforcé cette image »[13].
« Tant que la Chine poursuive son essor »… Or, tout indique que sous la
dépression de la demande en Europe, au Japon et aux Etats-Unis, cet
« essor » est de plus en plus difficile à « poursuivre ».
Et les pays tels que le Brésil sont et seront les premiers à le sentir. En
effet, lors du moment le plus fort de la crise en 2008/2009 le Brésil avait déjà
ressenti les effets de celle-ci avec une chute du PIB industriel et une forte
dévaluation de la monnaie nationale, le real. Cependant, rapidement le Brésil a
pu retrouver la croissance, ce que les apologistes du gouvernement Lula et du
discours « Brésil puissance » ont attribué a la force de son marché
intérieur. Or, « au contraire de ce
que dit la propagande du gouvernement, les principaux facteurs qui ont permis
que le Brésil se relève relativement rapidement n’ont pas seulement été les
mesures anticycliques prises par le gouvernement et le marché intérieur. Ces
mesures (…) ainsi que la consommation populaires ont joué un rôle important
pour minimiser les impacts de la crise. Cependant, sans les milliards de
dollars injectés dans le système financier international par les Etats
impérialistes pour sauver l’économie d’une faillite généralisée et sans le
gigantesque paquet d’investissements lancé par le gouvernement chinois qui a
alimenté la demande, les mesures de Lula et le marché intérieur n’auraient pas
été efficaces. Avec les économies des pays centraux stagnées ou en récession,
l’excès de liquidité internationale généré par le sauvetage des banques a donné
lieu à un flux encore plus grand de capitaux étrangers vers les pays
périphériques comme le Brésil (…) ce qui a alimenté une bulle spéculative d’investissements
dans les matières premières sur le marché mondial et a boosté les exportations
brésiliennes »[14].
La diminution des
exportations de matières premières vers la Chine et autres pays, dont le Brésil
s’est révélé très dépendant, ainsi que la réduction du flot de capitaux
étrangers obligent ce pays à trouver des solutions pour résoudre ses problèmes
de « compétitivité » sur le marché mondial. En effet, « même dans la dernière décennie, quand la
croissance du Brésil se situait en dessus de 4% et que Lula saluait l’arrivé du
« moment magique » de son Pays, le Brésil progressait encore deux
fois moins vite que la Chine, l’Inde et la Russie »[15]. Un premier élément qui
explique cette situation c’est son très élevé taux d’intérêt (autour de 10%)
pour contrôler l’inflation (une obsession pour les dirigeants brésiliens depuis
les années 1990) et attirer des capitaux internationaux[16]. Le résultat de cette
politique a été la survalorisation du Real brésilien, le transformant en une
des monnaies les plus chères au monde. Cela rend les exportations brésiliennes
plus chères sur le marché mondial[17]. Ainsi, même si le Brésil
est un grand exportateur de matières premières, c’est le pays qui exporte de moins
des BRICs. Parallèlement son secteur manufacturier a ressenti le coup :
celui-ci est passé de 16% du PIB en 2004 à 13,5% en 2010.
Une autre raison qui
explique le manque de compétitivité des exportations brésiliennes c’est le
faible taux d’investissement. Alors qu’en Chine le taux d’investissement est de
près de 50% du PIB, celui du Brésil est de 19% de son PIB. Pire encore, son
taux d’investissements en infrastructures est de 2% du PIB, alors que la
moyenne dans les pays dits « émergents » est de 5% et de 10% en
Chine. Pour un pays qui est présenté comme une future « puissance
mondiale », ces performances sont très médiocres. En effet, « cet échec à investir est une des principales
raisons pour que l’économie brésilienne soit aussi léthargique et coûteuse. Le
fait de ne pas construire des routes et des ports a rendu les plus simples
opérations, comme se déplacer à travers le pays, un cauchemar. Les
transporteurs de sucre depuis les plantations vers Santos, le port le plus
important du pays, doivent régulièrement attendre deux ou trois jours aux
portes du port à cause de manque d’entrepôts ou de déchargeuses automatiques.
Un ancien exécutif d’une des principales multinationales du secteur agricole
m’a dit que les camions transportant les graines depuis la campagne vers Santos
perdraient la moitié de leur cargaison à cause du mauvais état des routes… »[18].
Pour renverser cette
situation certains analystes bourgeois conseillent au Brésil de couper dans ses
dépenses sociales, qui seraient trop couteuses, et/ou de s’endetter pour
financer les travaux d’infrastructure nécessaires pour améliorer la
compétitivité du pays : « pour
éviter de reculer, Brasília a besoin de prendre des risques et d'ouvrir
l'économie. Il peut commencer à le faire en dépensant moins pour son Etat-providence,
en le rationalisant, en simplifiant le code fiscal, élargissant l'assiette
fiscale et en modernisant son régime de retraites et son système de sécurité
sociale inefficaces. Ensuite il pourra rediriger ces dépenses pour l'éducation,
la recherche et le développement, et les projets d'infrastructure»[19].
Sur ce point il faut faire une première remarque :
malgré un élargissement des programmes sociaux, notamment pendant les
gouvernements Lula, ceux-ci ne représentent nullement un « poids trop
lourd » pour les finances brésiliennes. En 2010 par exemple, seulement
2,74% du budget fédéral a été consacré aux programmes sociaux, 3,9% à la santé,
2,8% à l’éducation et 0,16% à la « réforme agraire » alors que la
même année 44,9% du budget étaient consacrés au payement de la dette !
Ensuite, un tel tournant a des implications politiques importantes. En effet,
l’un des « atouts » du Brésil pour attirer les investisseurs impérialistes
a été la relative « stabilité politique », c'est-à-dire la
cooptation du mouvement syndical et des larges couches populaires à travers ces
concessions sociales faites par le gouvernement. Et ces minces concessions de
la part du gouvernement PT n’ont été perçues par les masses comme une
« avancée » en matière de protection sociale que parce que pendant es
années 1990 il y a eu une forte dégradation de leurs conditions de vie et de
travail. Autrement dit, on conseille au PT et au gouvernement de Dilma Russeff un
important changement de méthode[20].
Evidemment, ces
conseils des « amis du Brésil » sont lourdement chargés du cynisme
typique des analystes bourgeois. En effet, qu’est-ce que cela veut dire
« réduire le poids de l’Etat-providence brésilien » si ce n’est la
généralisation de la précarité qui touche déjà larges secteurs des masses
laborieuses. Plus encore, face aux limites de la compétitivité de l’économie
brésilienne que l’on a mentionné plus en haut et à l’impossibilité des
gouvernements d’attaquer trop frontalement les acquis du mouvement ouvrier
organisé du pays, l’extension de la précarité dans les centres urbains, mais
aussi dans les campagnes, a été un élément central du capitalisme brésilien ces
dernières années. Ainsi, selon des chiffres officiels, des 94,7 millions de personnes
ayant un emploi au Brésil 56,5% n’ont pas de contrat de travail formel et par
conséquent n’ont pas accès aux droits sociaux les plus élémentaires.
Pas d’avenir pour les travailleurs
et les masses des pays dominés sans rupture avec l’impérialisme !
La crise capitaliste
mondiale la plus grave depuis celle des années 1930, malgré ses spécificités
liées au développement particulier de l’économie mondiale depuis au moins
quarante ans, met en évidence peu à peu les contradictions structurelles des
« modèles d’accumulation » des semi-colonies et des pays dépendants
comme les BRICs. Loin d’avoir développé un « marché national »
capable de compenser le ralentissement de la demande globale, les pays de la
périphérie capitaliste, tournés clairement vers les exportations notamment vers
les marchés impérialistes, restent très dépendants.
D’un point de vue des exploités et
opprimés des pays dominés, même si certains gouvernements peuvent profiter des
brèches ouvertes par la crise mondiale pour mieux se positionner pour négocier
avec les différents pays impérialistes, il est clair qu’ils ne peuvent rien
attendre des bourgeoisies nationales et de leurs gouvernements. Ils sont
incapables de répondre aux demandes essentielles et structurelles des masses
populaires, comme les gouvernements du PT au Brésil, avec leur continuité de la
misère et la précarité dans les villes et à la campagne, le montrent
clairement. D’ailleurs, dans le contexte actuel de crise et des premiers signes
de « ralentissement économique » dans les pays dominés par
l’impérialisme, les gouvernements s’apprêtent à appliquer des dures attaques
contre les travailleurs et les masses populaires. En outre, il est évident
qu’ils chercheront à renforcer la domination des multinationales impérialistes,
assoiffées de nouveaux marchés, sur des secteurs entiers de ces économies. Au
lieu de se diriger vers un monde où les « émergents » auront plus de
poids, comme certains affirment, au contraire on assistera à une forte pression
pour renforcer le rôle subordonné de ceux-ci aux différentes puissances
impérialistes, qui se livrent une lutte acharnée entre elles.
Il devient donc très clair que pour
les travailleurs et les masses des pays dominés il n’y a pas de raccourcis
possibles pour satisfaire leurs revendications les plus profondes et
structurelles que de rompre avec l’impérialisme. Il fat refuser de payer la
dette, exproprier les groupes industriels monopolistiques sans rachat ni
indemnité et sous contrôle des travailleurs ainsi que les géants de
l’agroalimentaire qui exproprient les paysans les expulsant de leurs terres et
en les obligeant à s’entasser dans des bidonvilles dans les zones périphériques
des centres urbains. Mais pour cela les travailleurs et les couches populaires
ne peuvent compter que sur leurs propres forces et leur propre pouvoir car
aussi bien les différentes factions des bourgeoisies nationales que leurs
gouvernements sont intimement liés/dépendants de l’impérialisme.
12/2/2013.
[1] Michael Spence, « Résilience des pays émergents », Project Syndicate, 12/10/2012.
[2] Ruchir Sharma, « Why the
Rest Stopped Rising », Foreign
Affairs, 23/10/2012.
[3] Idem.
[4] Voir : J. Chingo, « Basculement du monde » ou énième
« basculement théorico-stratégique » ? (http://www.ccr4.org/Basculement-du-monde-ou-enieme).
[5] Michael Spence, « Résilience des pays… », article déjà
cité.
[6]
Juan Chingo, « Basculement du
monde… », article déjà cité.
[7] Yu Yongding, « La prochaine crise de croissance de la Chine », Project Syndicate, 29/11/2012.
[8] Lynette H. Ong, “Indebted Dragon”, Foreign Affairs, 27/11/2012.
[9]
David Harvey, « Le droit à la ville » in Géographie et capital, 2010, p. 169.
[10] Idem.
[11] Idem.
[12]
Voir à ce sujet : Yann Le Bras,
« La crise mondiale provoque une
seconde vague de grèves ouvrières » (http://www.ccr4.org/La-crise-mondiale-provoque-une).
[13] Ruchir Sharma, « Bearish
on Brazil », Foreing Affairs,
Mai-Juin 2012, p. 81.
[14] Daniel Matos, « Brasil: Entre o gradualismo reformista e as contradições estruturais do
país », Estratégia Internacional
Brasil n° 5, juin 2011, p. 111-150 (consultable sur: http://www.ler-qi.org/spip.php?article3292).
[15] Idem.
[16] Les capitaux boursiers
sont passés de 35% du PIB en 2000 à 74% en 2010.
[17] Au niveau de la
compétitivité au niveau international le Brésil se situe à la 53e place,
derrière Malte et le Sri Lanka !
[18] Ruchir Sharma, « Bearish
on Brazil », op. cit.
[19] Idem.
[20] En réalité ce virage à
droite de la politique du PT vis-à-vis
du mouvement syndical et de masses commence à s’effectuer comme on a pu le voir
il y a quelques mois lors de la grève de fonctionnaires (voir : Clarissa Menezes, «La plus grande grève au Brésil depuis près de dix ans » sur http://www.ccr4.org/Nouvel-article,301).
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