(Sur la pancarte : "On payera pas")
Philippe Alcoy
Source: Courant Communiste Révolutionnaire du NPA
La Bulgarie, le pays le plus pauvre de l’UE, rarement
sujette à des manifestations populaires, vient de connaître dix jours
de protestations de masse, parfois avec des affrontements violents avec
la police, contre une augmentation de 13% du prix de l’électricité. La
mobilisation a provoqué la démission du gouvernement de centre-droite de
Boïko Borissov, ce mercredi 20 février. Même si ce mouvement semble
centré sur une question économique particulière (le prix de
l’électricité), il révèle un mécontentement populaire qui va au-delà,
touchant le régime politique mafieux et corrompu héritier de ce que l’on
appelle « la transition » et les transformations économiques
(privatisations, chômage, précarité, entre autres) qui ont eu lieu au
cours de cette période. La crise politique qui s’ouvre risque d’avoir
aussi des conséquences dans d’autres pays de la région.
L’attaque de trop
Alors que les travailleurs et les masses de Bulgarie
subissent des programmes d’austérité depuis la crise de 1997, que le
salaire mensuel moyen est de 350 euros (le plus bas de l’UE), que les
retraites moyennes sont de 150 euros par mois, que le taux de chômage
officiel s’élève à plus de 11%, et que presque 50% de la population
risque de tomber dans la pauvreté, la hausse de 13% du prix de
l’électricité (atteignant parfois 100 euros par mois par ménage) a été
la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Des dizaines de milliers de
personnes sont descendues dans les rues à travers tout le pays.
Dimanche 17 février a eu lieu la journée de mobilisation la plus
importante : 100000 personnes ont protesté dans plus de 30 villes
bulgares. Les manifestations ont continué les jours suivants avec des
affrontements violents avec les forces de répression. Finalement,
mercredi 20 février, après des tentatives vaines de désamorcer la
situation à travers des annonces sur une possible baisse des tarifs
d’électricité au 1er mars et le limogeage du ministre des finances,
Simeon Djankov, le gouvernement de Boïko Borissov a démissionné en bloc.
Au-delà des spéculations sur les calculs politiques
de Borissov qui aurait, selon certains analystes, démissionné « trop
rapidement » pour limiter la casse vis-à-vis des élections de juillet,
c’est avant tout la mobilisation populaire qui a fait peur au
gouvernement. La démission a été le geste désespéré du gouvernement pour
essayer de désamorcer un embrasement général à travers le pays. Pour
autant, rien ne garantit la réussite de cette manœuvre. D’ailleurs,
alors que nous écrivons cet article des manifestations encore plus
massives se déroulent dans plusieurs villes bulgares. En tout cas, il
s’agit d’une première victoire partielle pour les masses contre les
mesures d’austérité, la dégradation des conditions de vie et
l’augmentation des prix.
Malaise social profond et crise politique
Il serait faux de penser que la grogne populaire qui
secoue la Bulgarie actuellement ne serait qu’une affaire économique. En
effet, elle va au-delà et touche les bases mêmes du régime politique et
économique instauré dans le pays après la chute du régime stalinien à la
fin des années 1980. C’est pour cela que les manifestants refusent les
tentatives de récupération politique faites par les partis d’opposition
bourgeoise (PSB) et/ou par les nationalistes d’extrême droite (ATAKA,
VRMO). Ils dénoncent un « régime politique corrompu » qui a permis et
organisé la spoliation des richesses et la privatisation et/ou fermeture
des industries nationales, au prix de la dégradation continuelle des
conditions de vie des travailleurs et des classes populaires. Ce n’est
pas par hasard que le slogan le plus scandé dans les manifestations
était « Mafia ! Mafia ! » pour dénoncer « le système » dans son
ensemble : « Mafia fait référence au réseau d’hommes d’affaires, des
médiateurs et des politiciens qui ont privatisé les entreprises de
services publics, comme des milliers d’autres entreprises publiques,
profitant du processus et mettant en place des systèmes pour exploiter
encore plus le peuple bulgare » [1].
En ce sens, il n’est pas anodin que parmi les
revendications des manifestants il y ait la renationalisation des
entreprises d’électricité (aujourd’hui sous le contrôle monopolistique
des deux entreprises tchèques CEZ et Energo-Pro, et de l’autrichienne
EVN), la poursuite judiciaire des responsables politiques qui les ont
privatisées, et l’annulation de toutes les privatisations qui ont eu
lieu ces 24 dernières années, ainsi que la fin du processus de
privatisations, accéléré depuis le début des années 2000.
Par ailleurs, le mouvement contient également des
éléments de critique du régime démocratique bourgeois semi-colonial
bulgare. Car pour beaucoup de manifestants « le processus ‘démocratique’ en Bulgarie a permis à l’illégalité de fusionner avec la légalité » [2].
C’est ainsi que de manière confuse et (inévitablement ?) réformiste
sont avancées des revendications qui vont dans le sens de demander
« plus de contrôle et de participation des citoyens » dans les instances
décisionnelles (Parlement, institutions de l’Etat, procédures de
révocabilité anticipée du mandat de députés, etc.). Evidemment, ce
langage et ces demandes équivoques traduisent une aspiration populaire à
prendre une part directe aux questions politiques et économiques
centrales qui affectent leur vie quotidienne.
En tout cas, c’est précisément cette remise en
question de l’ensemble du « système politique » qui donne un caractère
profond à la crise. Même si certains sondages estiment que le PSB
pourrait être favorisé dans les élections anticipées d’avril-mai, une
perspective plus probable serait celle d’un parlement fragmenté avec des
difficultés à former un gouvernement jouissant d’une large majorité.
Une période d’instabilité politique plus ou moins longue pourrait être
en train de s’ouvrir dans l’un des pays les plus faibles de l’UE.
Une région « sensible »
C’est le moins que l’on puisse dire. La crise
politique en Bulgarie apparait comme un nouveau front d’instabilité dans
une région marquée par une certaine instabilité sociale et politique
depuis le début de la crise capitaliste mondiale. En effet, on a déjà
assisté à des manifestations, parfois accompagnées de mouvements de
grève, contre les mesures économiques et politiques réactionnaires
prises par les gouvernements de Hongrie [3], de Roumanie [4],
et plus récemment au Monténégro, en Croatie et surtout en Slovénie qui
est actuellement frappée par la crise économique, politique et sociale
la plus importante depuis sa séparation de la Yougoslavie en 1991. Dans
ces différents pays, même si la contestation part souvent de
l’opposition populaire à des mesures d’austérité précises, elle met en
avant très rapidement des questions liées aux privatisations, aux
licenciements, aux fermetures d’entreprises, à la corruption et aux
divers « réseaux politico-mafieux » ; éléments hérités du processus de
réintroduction du capitalisme dans ces pays.
Il ne faudrait pas oublier dans ce contexte régional
la situation sociale, politique et économique convulsive en Grèce. En
effet, bien qu’avec une histoire récente et une position géopolitique
différente par rapport aux autres pays des Balkans, la Grèce est
étroitement liée à ces pays. Ses entreprises et banques possèdent des
parts importantes des marchés balkaniques, notamment en Bulgarie et en
Roumanie. Il est évident que la crise grecque touche aussi ses voisins,
et de même, que l’approfondissement de la crise dans ces pays pourrait
avoir des effets sur la situation en Grèce.
Enfin, on comprend qu’après tant d’années de
stalinisme suivies de triomphalisme bourgeois néolibéral, la
subjectivité du mouvement ouvrier et des couches populaires soit très en
retard par rapport aux attaques et aux défis que les bourgeoisies
locales et l’impérialisme lui imposent. On le voit clairement dans le
fait que la classe ouvrière ne participe pas en tant que mouvement
organisé dans les différentes démonstrations de mécontentement populaire
de ces derniers mois dans la région. Pour l’instant ce sont la
spontanéité et les explosions sociales ponctuelles qui marquent le pas.
Cependant, celles-ci pourraient, avec des victoires très partielles
comme en Bulgarie, commencer à poser des jalons pour que le mouvement
ouvrier et populaire reprenne confiance en ses forces et renoue avec la
recherche de voies d’émancipation.
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NOTES
[1] Novinite.com, « Protests in Bulgaria and the New Practice of Democracy », 21/2/2013.
[2] Idem.
[3] Voir : Ph. Alcoy « Les inquiétudes hypocrites de l’impérialisme quant au sort de la démocratie » (www.ccr4.org/Les-inquietudes-hypocrites-de-l).
[4] Voir : Ph. Alcoy « Début de contestation sociale sur fond de malaise populaire » (www.ccr4.org/Debut-de-contestation-sociale-sur).
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