7.11.20

Interview : "Entre Biden et Trump nous avons deux options qui n’offrent rien à la classe ouvrière"


Les élections nord-américaines ont révélé l’énorme polarisation politique et sociale du pays et que les deux grands partis capitalistes sortiront affaiblis quel que soit le résultat final. Entretien avec une militante révolutionnaire aux Etats-Unis.

Philippe Alcoy

Les résultats de l’élection nord-américaine ne sont pas encore définitifs. Mais quel que soit le résultat final ce qui est sûr c’est qu’ils expriment la profonde polarisation sociale et politique qui traverse le pays. Alors que Trump a radicalisé les secteurs les plus réactionnaires et conservateurs de la population, le candidat démocrate, avec sa campagne de droite, a été incapable d’enthousiasmer l’électorat populaire.

Nous avons interviewé Maryam Alaniz, éditrice de Left Voice site d’information frère de Révolution Permanente aux Etats-Unis. Elle revient ici pour nous sur la situation aux Etats-Unis après les élections mais aussi sur les perspectives pour le mouvement ouvrier et les opprimés.

Au cours de ces derniers jours nous avons vu Trump revendiquer la victoire, dénoncer des « fraudes » et demander l’arrêt du décompte, mais aussi des manifestations qui font craindre des affrontements violents entre des soutiens de Trump et de Biden. Que révèlent ces élections agitées sur la crise du régime politique des Etats-Unis et sur la polarisation politique et sociale dans le pays ?

Je pense que les racines de la crise sociale et politique remontent vraiment à la crise économique que nous avons connue en 2008. Cette crise est survenue après des décennies de politiques néolibérales et des niveaux d’inégalité sans précédent que nous avons vraiment vus dans le monde entier et même dans d’autres pays impérialistes comme la France et la Grande-Bretagne, où les niveaux de polarisation politique se sont également accrus, et tout le discours sur qui sont les gagnants et les perdants de notre économie mondialisée était également très apparent. Mais finalement, ces tensions visibles qui sont apparues entre les politiciens de l’establishment qui représentaient un ordre néolibéral et cette politique populiste nouvellement émergente que Trump par exemple a choisi, ont vraiment exposé les contradictions du néolibéralisme, et cela a mis en crise des partis bourgeois comme le Parti républicain et le Parti démocrate.

Puis nous avons eu l’élection de Trump dans la plus grande économie du monde et le centre de l’impérialisme en 2016. Ainsi, au cours des quatre dernières années, le régime américain a dû faire face à un leader qui a délégitimé des institutions comme les élections, par exemple, qui étaient autrefois sacrées pour l’ordre bipartiste. Et maintenant, en 2020, nous avons une pandémie, nous avons une crise économique encore plus profonde que celle que nous avons connue en 2008, et ces deux facteurs intensifient fortement les problèmes auxquels le régime était déjà confronté. Et une chose qui je pense est importante de souligner ce sont les deux cent mille personnes qui sont mortes à cause de la gestion désastreuse de la pandémie par Trump, ici aux États-Unis.

Mais lorsqu’on a donné le choix en 2020 entre le candidat néolibéral de l’establishment Joe Biden et le candidat populiste de droite Donald Trump, les résultats se sont avérés très proches entre ces deux candidats. Je pense donc qu’à un certain niveau, cela exprime une polarisation entre la droite et la gauche, mais ce que ces résultats expriment plus concrètement, c’est que Joe Biden n’est pas attrayant pour de larges secteurs de la population. Le site de vote FiveThirtyEight a montré juste avant l’élection que Trump avait une chance sur dix de l’emporter, mais au final, la course a été très serrée. Ce qui s’est passé pour les démocrates et Biden c’est qu’ils n’ont pas réussi à remporter l’élection de manière décisive, et à obtenir une majorité au Congrès, et maintenant ils vont avoir plus de mal à essayer de restaurer des partis bourgeois comme le Parti démocrate dans leur gloire d’antan.

Cette élection, plutôt qu’être un rejet du « Trumpisme », a au final montré que la stratégie de populisme de droite de Trump, qui a réussi à refaire voter de nombreux électeurs qui avaient voté pour lui en 2016 et qui ont été influencés par la xénophobie et les réactions racistes de Trump face à leur insécurité économique, a finalement fonctionné d’une certaine manière lors de cette élection.

Et Biden, qui pour de nombreux Américains représente une sorte de retour à « l’avant » malgré les horreurs de 2020, n’a quand même pas réussi à convaincre la majorité des Américains à ses côtés. Les démocrates sont donc maintenant confrontés à un gouvernement divisé et faible, et ils font également face à une crise. Mais en même temps, les choses ne vont pas bien se passer pour les républicains non plus, car ils ont du mépris pour la base de Trump qui ne va pas disparaître et qui aura toujours de l’influence au sein du parti. Mais en même temps, ils essaient toujours de faire appel aux secteurs du capital dont ils ont perdu les votes au profit de Biden, à cause de la crise de légitimité que le Trumpisme a en quelque sorte posée et dont il a dépendu.

Nous avons donc cette profonde couche de polarisation dans le pays et je pense que, malgré cette polarisation, ce qui rassemble le régime, ce sont les intérêts de la classe capitaliste d’une part et d’autre part les politiques impérialistes que mène le régime américain. Je pense donc que ce qui pourrait unifier les deux partis, serait par exemple l’approche dure envers la Chine que Trump et Biden ont beaucoup essayé de faire ressortir pendant la campagne présidentielle. C’est quelque chose sur laquelle les deux partis du capital peuvent être fortement d’accord.

La dispute est vraiment très serrée malgré les massives mobilisations de Black Lives Matter, la crise du Covid-19, et une situation économique très dire pour les travailleurs qui ont connu des dizaines de milliers de licenciements. C’est aussi une expression de la polarisation politique. Et cela veut dire que le nouveau président des Etats-Unis aura une légitimité faible. Qu’est-ce que cela signifie pour les luttes futures de la classe ouvrière, des opprimés tels que les Africains-américains mais aussi pour les militants révolutionnaires aux Etats-Unis et dans le monde ?

Il y a eu beaucoup des électeurs, comme je l’ai dit plus tôt, qui ont voté pour Biden et en réalité ils ont voté Biden pour faire sortir Trump, ils ont donc été convaincus par cet argument du "moindre mal". Mais en même temps, beaucoup de gens disent que Biden est l’un des candidats les moins inspirants de mémoire récente, et pour moi cette impression de Biden a beaucoup à voir avec sa politique et le genre de campagne qu’il a menée.

En tant que candidat néolibéral, Biden n’a pas vraiment offert de solution aux problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs et plutôt que d’adopter certaines politiques progressistes, sa campagne s’est en fait déplacée vers la droite. Il a rejeté les appels au Green New Deal et au projet de système de santé pour tous Medicare For All, il a été très dur avec la Chine. Il a simplement essayé de se différencier de Trump avec de vagues slogans qui visaient surtout à convaincre la classe capitaliste et l’électorat qu’il était l’homme en qui le régime pouvait avoir confiance pour injecter un semblant de stabilité au régime frappé par la crise. Nous avons vu un autre exemple de cela lors du mouvement historique "Black Lives Matter" où Biden réaffirmait son soutien à "la loi et l’ordre" pour essayer de convaincre les capitalistes qu’il était le candidat qui pouvait coopter et apprivoiser cette situation politique très explosive. Mais cela signifiait aussi que Biden était aux côtés des démocrates qui répriment durement les manifestants dans des villes comme New York, où j’habite.

Ainsi, alors que d’un côté Trump essaie de provoquer des sentiments de populisme, le rôle de Biden a vraiment été d’apprivoiser et de gérer la polarisation de gauche. Mais Biden se trouve maintenant dans une situation vraiment précaire en raison des résultats des élections tels qu’ils se présentent. Il n’y a pas eu la "vague bleue" que les démocrates espéraient, et ce qui est intéressant comme je le disais plus tôt, c’est que Biden est maintenant confronté à ce paradoxe : il a reçu le plus de votes qu’un candidat ait jamais reçu lors d’une élection dans l’histoire des États-Unis, mais moins sur la base d’une plateforme politique, que sur la base du vote contre Trump. Alors que le pays est en proie à des troubles liés à la pandémie et à la crise économique, je pense que nous allons assister à une présidence Biden faible avec des législations bloquées parce que les démocrates n’ont pas la majorité au Sénat.

Mais qu’est-ce que tout cela signifie pour la classe ouvrière d’ici et du monde entier au final ? Maintenant que nous savons que nous avons une forte probabilité d’avoir une présidence Biden, je pense que la gauche a une responsabilité importante pour dissiper toute illusion sur la présidence Biden, parce que le premier rôle que Biden va devoir jouer en tant que président est de mettre en œuvre l’austérité et d’essayer de restaurer la légitimité d’un pouvoir hégémonique en déclin. Donc, en réalité, Biden est au service de la classe capitaliste américaine et des intérêts impérialistes et même si, il aura plus de mal à mettre en application les ordres des capitalistes, il le fera malgré tout.

Ainsi, dans la période à venir, avec la lutte contre le racisme et les violences policières qui s’est réactivée avec la période des manifestations Black Lives Matter, ces questions pourraient continuer à être au premier plan des manifestations, surtout si l’on considère le bilan de Joe Biden en matière de législation raciste comme la loi sur la criminalité de 1994 par exemple ou encore son opposition à la fin de la ségrégation à l’école qui continue d’exister.

Donc, en ce qui concerne la crise capitaliste historique et le ralentissement économique, je pense que les travailleurs d’ici et du monde entier doivent s’organiser contre la classe bourgeoisie qui veut faire payer la crise économique aux travailleurs. Mais comment faire ? Nous devons frapper les capitalistes là où cela fait le plus mal et je pense que nous devons, ici aux Etats-Unis et dans le monde entier, arrêter la production, nous devons unir la lutte contre le racisme et la lutte contre le capitalisme et nous devons construire une opposition forte au programme impérialiste de Biden qui opprime la classe ouvrière dans le monde entier. De plus, il est particulièrement important pour la classe ouvrière ici aux États-Unis de dénoncer l’impérialisme américain à chaque fois, surtout au moment où nous entrons dans une période où il y a un potentiel de confrontations impérialistes accrues au milieu de cette crise historique.

Nous parlons de polarisation mais que peux-tu nous dire sur le « pôle de droite » dans les Etats-Unis ?

En ce qui concerne l’extrême droite, ce n’est pas vraiment un mouvement de masse, il est devenu de plus en plus violent ici aux États-Unis, et de plus en plus bruyant, surtout à cause des provocations de Trump. Nous avons vu la violence de l’extrême-droite vraiment au grand jour lors des manifestations de Black Lives Matter où des miliciens d’extrême-droite comme Kyle Rittenhouse à Kenosha ont affronté les manifestants et à certains moments ont même collaboré avec la police.

Au début de cette élection, il y a eu beaucoup de craintes et de spéculations sur le fait que la droite jouerait un rôle vraiment combatif pendant les élections et qu’il y aurait beaucoup d’attaques contre nos droits démocratiques et dans l’ensemble, malgré quelques incidents épars – certes dangereux et notables - pendant le week-end et pendant cette semaine, il n’y a pas vraiment eu d’attaques à grande échelle. Mais même si l’extrême droite aux États-Unis est assez marginale, je pense que le résultat serré des élections l’a vraiment renforcée d’une certaine manière. Car que Trump soit ou non à la Maison Blanche, je pense que ce secteur va voir en Trump son champion et qu’ils vont rester une force réactionnaire et dangereuse. Donc, je pense que nous ne pouvons pas complètement faire abstraction de cette droite, même dans une présidence Biden par exemple. Et je pense que nous pouvons vraiment voir que ce secteur est le plus puissant quand la classe capitaliste peut s’appuyer sur lui pour faire passer un programme de droite, comme nous l’avons vu au début de l’année quand la crise économique a vraiment commencé à s’installer, quand il y a eu des manifestations armées de cette aile droite demandant la réouverture d’États et de lieux comme dans le Michigan par exemple.

Je pense donc que dans ce contexte, il est vraiment essentiel que la gauche joue un rôle dans la lutte contre la montée de cette droite et prenne ces attaques au sérieux car, comme nous le savons ici, les États-Unis ont cette longue tradition de secteurs paramilitaires armés de droite qui ont joué un rôle pour faire dérailler les droits démocratiques et terroriser les travailleurs et surtout les personnes racisées - le Ku Klux Klan en est un autre exemple.

Il y a donc deux façons d’y parvenir : l’une consiste à utiliser l’État contre ses propres forces répressives, ce qui implique de demander l’emprisonnement des militants d’extrême droite qui ont assassiné en toute impunité des personnes racisées, mais nous pouvons aussi développer des moyens de nous défendre, en utilisant les méthodes de la classe ouvrière pour organiser notre propre autodéfense contre la montée de la violence de l’extrême droite.

Quelle est la situation de la classe ouvrière et du mouvement syndical dans le pays ?

En ce qui concerne la classe ouvrière et la situation du mouvement syndical ici aux États-Unis, je lisais aujourd’hui un tweet très intéressant d’un militant syndical qui parlait de la façon dont les sondages de sortie d’urnes disent que 40 % des ménages syndiqués ont fini par voter pour Trump lors de ces élections, et c’est à peu près la même marge que celle qui a voté pour Trump en 2016. Cela signifie donc que, malgré le plus grand ralentissement économique, la plus grande crise de santé et de sécurité depuis cent ans et le plus grand mouvement de l’histoire des États-Unis, les syndicats n’ont dans les faits, rien fait pour modifier la politique de leurs propres membres. Et je pense qu’une grande partie de ce phénomène est évidemment liée au rôle que joue la bureaucratie syndicale qui étouffe toute organisation radicale. Mais en même temps, la classe ouvrière américaine n’est pas homogène, elle est très divisée avec les questions de racisme et même en termes d’immigration et de travailleurs qui sont confrontés à des conditions de travail plus précaires que les autres. Ainsi, dans le même temps, le taux de syndicalisation aux États-Unis a atteint un niveau historiquement bas.

Mais je ne pense pas que tout ceci doive vouloir dire que les syndicats sont impuissants. Il y a quelques lueurs d’espoir en termes de résurgence du mouvement syndical ici aux États-Unis. Ainsi, par exemple, au cours de l’été, nous avons vu certains membres de syndicats proposer une campagne "Pas de flics dans nos syndicats" pour pousser les policiers à quitter leurs syndicats. Et depuis un an environ, nous avons assisté à une recrudescence du militantisme syndical, comme en témoigne la vague de grèves des enseignants et la grève de General Motors au début de cette année.

Je pense donc que le rôle que le mouvement ouvrier doit jouer pendant cette crise est particulièrement important. Nous avons besoin d’une lutte ouvrière militante pour combattre les attaques contre la classe ouvrière, pour faire en sorte que les capitalistes paient vraiment pour la crise qu’ils ont créée. Et il y a beaucoup de façons de le faire, il y a les grèves, les débrayages, les arrêts de travail, etc.

Il n’est pas exclu que la lutte des classes se poursuive, en fait, c’est plausible et même très probable. Je pense donc que grâce à l’action indépendante de la classe ouvrière, nous pouvons vraiment jeter les bases d’une véritable démocratie pour la classe ouvrière. Et c’est vraiment intéressant parce que nous sommes dans un moment où les travailleurs essentiels ici aux États-Unis - et je suis sûre que dans d’autres pays aussi, ont été félicités pour avoir maintenu l’économie en marche. Comme s’ils n’avaient pas fait ça pendant tout ce temps ! Je pense donc que nous devons vraiment profiter de ce moment pour prouver à notre camp social à quel point nous sommes vraiment essentiels en tant que classe.

Tu veux ajouter quelque chose ?

La dernière chose dont je voulais parler à propos de ces élections qui me semble vraiment importante est la nature antidémocratique du régime américain que ces élections comme celles du passé ont vraiment mis en lumière. Ca commence déjà par le droit de vote qui n’est pas garanti dans la constitution ici aux États-Unis. Il y a le collège électoral qui fait taire des millions de votes et qui rend notre vote populaire fondamentalement inutile comme ce fut le cas en 2016 lorsque Donald Trump a perdu le vote populaire mais a gagné le nombre de grands électeurs suffisant pour remporter la présidence. Et puis nous avons aussi la suppression de vote qui empêche les personnes incarcérées, les immigrants sans papiers et beaucoup de personnes racisées de voter en premier lieu. Enfin, nous avons plusieurs institutions non démocratiques, nous avons la présidence, la Cour suprême et le Sénat, qui ne sont en réalité que des piliers puissants de la classe dirigeante, qui sont là pour maintenir le pouvoir concentré entre les mains de la minorité d’élites qui dirige le pays.

Ces élections révèlent par de nombreux aspects à quel point la démocratie bourgeoise est antidémocratique, mais en particulier ici aux États-Unis. Je pense que les socialistes qui se battent pour nos droits démocratiques pendant les élections sont vraiment importants, et qu’il faut se battre pour ces droits. Et je pense que cela doit aller de pair avec la lutte pour une démocratie ouvrière contre ce genre de spectacle que nous voyons tous les quatre ans où des représentants de la classe capitaliste sont choisis, comme l’a dit Lénine, pour nous opprimer et nous offrir un scénario où la classe ouvrière y perds dans tous les cas. Car entre Biden et Trump, nous avons deux options qui n’offrent rien à la classe ouvrière et qui ne sont là que pour faire avancer les intérêts des capitalistes.

Je pense donc que ces élections nous donnent vraiment l’occasion de réfléchir et de nous pencher sur cette illusion superficielle de démocratie dont nous aimons parler, surtout ici aux États-Unis, surtout dans cette élection où, à bien des égards, notre "démocratie" est menacée. Je pense qu’il est vraiment important, en tant que gauche, de réfléchir à ce que signifie réellement la démocratie et à la façon dont nous voulons nous battre pour elle.

Propos recueillis par Philippe Alcoy. Traduit depuis l’anglais par Thaïs Cheynet.

RP

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