17.6.20

Il vaut mieux ne plus s’adresser la parole…



Une nouvelle à propos de (en)jeux de société.

Je déteste la littérature. Le seul livre dont on a parlé avec le patriarche de la famille de Laveyllière c’est L’Etranger de Camus. J’ai détesté ce roman. Le grand-père Laveyllière aussi. Pas pour les mêmes raisons sans doute. Il a trouvé bon de me proposer de jouer à son jeu préféré après notre discussion. Il a demandé à madame d’amener le scrabble. Pour une raison que je ne maîtrise pas, ce vieux réac avait de la sympathie pour moi. Depuis que nous nous sommes fiancés avec Perrine, la perspective de mon intégration dans la famille le pousse à chercher à alimenter mon bagage culturel, histoire de ne pas faire honte à la famille. Sans doute. Servile, la grand-mère Laveyllière amène le scrabble. Le vieux adore la compétition. Ca se voit dans ses yeux brillants qui trahissent ses gestes posés et délicats. Au contraire de beaucoup de vieux, ce vieux réac sent moderne ; son parfum s’accorde avec sa finesse. On s’installe dans une petite table pas très loin du foyer. Le vieux a pris un gros dictionnaire qu’il a installé sur un petit tabouret à côté de notre table. « Ca fait un moment que je n’ai pas joué à ça dis donc… », lance-t-il. « Opulence ». Il commence à jouer calmement. Des mots longs. Pas forcément beaucoup de points. Ma stratégie : mettre des mots simples mais dans les cases multipliant les points par mot et lettre et espérer d’avoir des lettres rares à beaucoup de points. « Kit », mot doublé. « Ah c’est joli ça… », me félicite-t-il. « Enjoués ». Je l’insulte à l’intérieur. D’autres membres de la famille trouvent cela mignon que je joue avec le patriarche ; encore une preuve de mon intégration progressive à la famille. Mon amour, Perrine, arrive, me fait une caresse, regarde mes jetons et me conseille un mot du regard. Nous sommes contents. Le jeu continue et c’est serré. Le vieux mène mais juste de 10-15 points. Je lui colle au cul ! Madame de Laveyllière rentre dans le salon où nous sommes installés. Elle dit discrètement, « Maximilien, c’est Monsieur Jasmin… ». Un vieil employé du domaine familial. « Vous me permettez ?... ». J’entends la discussion.

- Monsieur de Laveyllière, je suis navré de vous déranger, un dimanche, vous êtes en famille…
- Je vous en prie…
- Je viens pour une question délicate. Vous savez que mon frère Chrysanthème-Edouard est très malade.
- Quelle tristesse, tellement jeune…
- Son état ne s’améliore pas et il a besoin d’un traitement urgent. Vous êtes mon dernier recours. Je suis venu vous demander un avancement sur mon salaire du mois prochain.
- Impossible, les temps sont durs Jasmin, les temps sont durs…
- Je comprends…
- Mais prions, je prierai pour votre frère. Je demanderai au père Henrique de lui dédier une prière également à la messe de ce soir.
- Merci monsieur. Au revoir…
- Au revoir Jasmin.

Le vieux revient en se désolant. « Ah Jasmin, Jasmin… ». Le jeu reprend. « Ahuri », mot triple. Entre un mot et un autre, il lançait : « le peuple français est un peuple travailleur, honnête, croyant. Jasmin est un gars bien. Le problème c’est quand certains démagogues veulent tout remettre en question, des syndicalistes, agitateurs… ». « Energumène », le G compté triple. Le vieux devient plus concentré dans le jeu. Il mène mais je le suis de très près. La famille toute entière a trouvé marrant de venir voir la fin de la partie. Les parents et la grand-mère, les cousins, belles-filles sont là. Tout le monde est impressionné par ma performance. Le feu réchauffe trop tellement il y a de monde dans la pièce, tellement la partie est serrée. « Charognards ». Je joue et je prends les derniers jetons. L’heure de vérité approche. Je regarde mon jeu. Je ne crois pas mes yeux. Je peux détruire le vieux, je peux former un mot avec toutes mes lettres, un coup d’au moins 90 points avec la case qui triple le mot. Perrine me demande de voir mes lettres. Je lui montre. Elle me fait de gros yeux et me pince le dos. Je comprends que je dois laisser gagner le vieux. Je suis contrarié. Quel dilemme. Je pourrais le laisser gagner, toute la famille en serait reconnaissante et je n’en sortirais pas humilié, j’ai tenu tête au vieux. « Castré ». (C’est tout ce que tu as ?, me suis-je dit). Le vieux me regarde l’air satisfait, il ne lui reste que deux lettres. Les commentaires fusent autour. « Bravo papi ! » ; « Encore une victime, Maximilien ! ». Tout le monde rigole, fort. Tout le monde se regarde satisfait. La famille unie. Je regarde Perrine avant de jouer. Elle a compris : je vais jouer mon méga mot… et écraser le vieux ! A nouveau ses grands yeux. Je m’en fous. Je joue. « Bandantes », mot triple et plein de bonus, 97 points et je récupère les deux lettres du vieux. Je le dépasse de 14 points. Fin de partie. Silence dans l’audience. Je lève mes poings serrés, puis je lui tends ma main en disant « C’était dur ! ». Le café de madame de Laveyllière lui sort par le nez. « Mamie ! Ca va ? », un cri s’élève. Une petite cousine lance « ça veut dire quoi « bandantes » maman ? »…

Chemin de retour à la maison. Arrivés à la gare. Je demande à mon amour, Perrine, « on déjeune ensemble demain ? ». En s’éloignant elle me lance un liquide mais lapidaire « il vaut mieux ne plus s’adresser la parole… ». 
Philippe Alcoy.

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