Une nouvelle à propos de (en)jeux de société.
Je déteste la littérature. Le
seul livre dont on a parlé avec le patriarche de la famille de Laveyllière c’est
L’Etranger de Camus. J’ai détesté ce
roman. Le grand-père Laveyllière aussi. Pas pour les mêmes raisons sans doute.
Il a trouvé bon de me proposer de jouer à son jeu préféré après notre
discussion. Il a demandé à madame d’amener le scrabble. Pour une raison que je
ne maîtrise pas, ce vieux réac avait de la sympathie pour moi. Depuis que nous
nous sommes fiancés avec Perrine, la perspective de mon intégration dans la
famille le pousse à chercher à alimenter mon bagage culturel, histoire de ne
pas faire honte à la famille. Sans doute. Servile, la grand-mère Laveyllière
amène le scrabble. Le vieux adore la compétition. Ca se voit dans ses yeux
brillants qui trahissent ses gestes posés et délicats. Au contraire de beaucoup
de vieux, ce vieux réac sent moderne ; son parfum s’accorde avec sa
finesse. On s’installe dans une petite table pas très loin du foyer. Le vieux a
pris un gros dictionnaire qu’il a installé sur un petit tabouret à côté de
notre table. « Ca fait un moment que
je n’ai pas joué à ça dis donc… », lance-t-il. « Opulence ».
Il commence à jouer calmement. Des mots longs. Pas forcément beaucoup de points.
Ma stratégie : mettre des mots simples mais dans les cases multipliant les
points par mot et lettre et espérer d’avoir des lettres rares à beaucoup de
points. « Kit », mot doublé. « Ah c’est joli ça… », me félicite-t-il. « Enjoués ».
Je l’insulte à l’intérieur. D’autres membres de la famille trouvent cela mignon
que je joue avec le patriarche ; encore une preuve de mon intégration progressive
à la famille. Mon amour, Perrine, arrive, me fait une caresse, regarde mes
jetons et me conseille un mot du regard. Nous sommes contents. Le jeu continue
et c’est serré. Le vieux mène mais juste de 10-15 points. Je lui colle au
cul ! Madame de Laveyllière rentre dans le salon où nous sommes installés.
Elle dit discrètement, « Maximilien,
c’est Monsieur Jasmin… ». Un vieil employé du domaine familial.
« Vous me permettez ?... ».
J’entends la discussion.
- Monsieur de Laveyllière, je suis navré de vous
déranger, un dimanche, vous êtes en famille…
- Je vous en prie…
- Je viens pour une question délicate. Vous savez que mon
frère Chrysanthème-Edouard est très malade.
- Quelle tristesse, tellement jeune…
- Son état ne s’améliore pas et il a besoin d’un
traitement urgent. Vous êtes mon dernier recours. Je suis venu vous demander un
avancement sur mon salaire du mois prochain.
- Impossible, les temps sont durs Jasmin, les temps sont
durs…
- Je comprends…
- Mais prions, je prierai pour votre frère. Je demanderai
au père Henrique de lui dédier une prière également à la messe de ce soir.
- Merci monsieur. Au revoir…
- Au revoir Jasmin.
Le vieux revient en se désolant.
« Ah Jasmin, Jasmin… ». Le
jeu reprend. « Ahuri », mot triple. Entre un mot et un autre, il
lançait : « le peuple français
est un peuple travailleur, honnête, croyant. Jasmin est un gars bien. Le
problème c’est quand certains démagogues veulent tout remettre en question, des
syndicalistes, agitateurs… ». « Energumène », le G compté triple.
Le vieux devient plus concentré dans le jeu. Il mène mais je le suis de très
près. La famille toute entière a trouvé marrant de venir voir la fin de la
partie. Les parents et la grand-mère, les cousins, belles-filles sont là. Tout
le monde est impressionné par ma performance. Le feu réchauffe trop tellement
il y a de monde dans la pièce, tellement la partie est serrée. « Charognards ».
Je joue et je prends les derniers jetons. L’heure de vérité approche. Je
regarde mon jeu. Je ne crois pas mes yeux. Je peux détruire le vieux, je peux
former un mot avec toutes mes lettres, un coup d’au moins 90 points avec la
case qui triple le mot. Perrine me demande de voir mes lettres. Je lui montre.
Elle me fait de gros yeux et me pince le dos. Je comprends que je dois laisser
gagner le vieux. Je suis contrarié. Quel dilemme. Je pourrais le laisser
gagner, toute la famille en serait reconnaissante et je n’en sortirais pas
humilié, j’ai tenu tête au vieux. « Castré ». (C’est tout ce que tu
as ?, me suis-je dit). Le vieux me regarde l’air satisfait, il ne lui
reste que deux lettres. Les commentaires fusent autour. « Bravo papi ! » ; « Encore une victime, Maximilien ! ».
Tout le monde rigole, fort. Tout le monde se regarde satisfait. La famille
unie. Je regarde Perrine avant de jouer. Elle a compris : je vais jouer
mon méga mot… et écraser le vieux ! A nouveau ses grands yeux. Je m’en
fous. Je joue. « Bandantes », mot triple et plein de bonus, 97 points
et je récupère les deux lettres du vieux. Je le dépasse de 14 points. Fin de
partie. Silence dans l’audience. Je lève mes poings serrés, puis je lui tends
ma main en disant « C’était
dur ! ». Le café de madame de Laveyllière lui sort par le nez.
« Mamie ! Ca va ? »,
un cri s’élève. Une petite cousine lance « ça veut dire quoi « bandantes » maman ? »…
Chemin de retour à la maison.
Arrivés à la gare. Je demande à mon amour, Perrine, « on déjeune ensemble demain ? ». En s’éloignant elle me
lance un liquide mais lapidaire « il
vaut mieux ne plus s’adresser la parole… ».
Philippe Alcoy.
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