Vestiges de la bataille de Tarawa (1943) |
« Mesdames et messieurs, nous devons déclarer la guerre immédiatement. J’ai
demandé au premier ministre de préparer nos soldats et nos vaisseaux, le moment
est venu ». Voilà le message que tout le pays a pu entendre ce jeudi
matin-là. Le président du conseil nous embarquait dans la guerre tant redoutée
par tout le monde. Alors que les rues s’inondaient de mendiants et de pilleurs,
tout le monde tombait d’accord pour dire qu’ils nous avaient provoqués. J’allais
avec mes amis prendre les dernières denrées abandonnées par le vieil épicier. « Derek »,
ce vieux radin, est parti s’engager. Des décennies qu’il attendait ce moment
pour se venger. Le Kiribati étouffe, il a besoin de respirer, de revenir dans le
concert du monde. Au nom de la paix et de l’harmonie. Et tout cela c’était de la
faute de Brunei. Les bâtards !
Depuis notre toute jeune existence
en tant qu’Etat indépendant nous avons grandi avec la peur d’un conflit majeur,
d’envergure internationale et aux conséquences incalculables. Mon père avait
trouvé une niche libre sur le marché politico-touristique. Avec son agence il
organisait de faux voyages touristiques pour des groupes de généraux et
technocrates se faisant passer pour des touristes naïfs dépensant tout leur
argent dans des frivolités ridicules, dans des cocktails enrobés de danses
locales artificielles. Et ils souriaient et serraient des mains. Et ils prenaient
des photos et encore des photos. Ils achetaient des cartes de la ville, des
souvenirs, des cartes postales, encore des cartes de la ville, des villes. Tout
cela était vital pour notre patrie.
Je me suis toujours opposé à la
guerre, et aux messages guerriers. Je m’y oppose toujours. Mais Brunei l’a bien
cherché ; notre peuple est fier et pacifiste. Salauds ! Provocateurs !
Enoka est venu une fois me demander le pourquoi de la guerre, le pourquoi de
notre haine mutuelle avec Brunei. « Le
Brunei nous a toujours provoqués, les Brunéiens
se targuent d’être intégrés dans le monde… les bâtards ! Il faut les
défoncer ! ».
La population kiribatienne ne
peut plus vivre des maigres ressources de la pêche, notamment depuis que les
cocotiers ont cessé de pousser. Nous avons de l’intelligence à partager mais
nous sommes trop loin du monde. Nous n’avons pas d’autre choix. Le général
Hakopa a ressuscité le plan que notre nation avait élaboré depuis si longtemps.
L’agence de mon père avait accéléré et accentué son activité ces derniers mois.
Tout indiquait que le plan « grand déménagement » avait été actionné.
Le Brunei devait payer !
Madame Karamea l’avait suggéré
sans se rendre compte de l’importance de ses paroles. Le Kiribati devait
revenir dans le monde. Nous avons été très mal lotis par la grâce géographique.
C’est donc avec la géopolitique qu’il nous fallait répondre. On se disait qu’une
si grande nation que la nôtre méritait mieux. Le contraste était énorme, quand
nous regardions la situation de nos ennemies jurés. Le Brunei était beaucoup
plus proche des routes internationales, alors qu’il ne le méritait clairement
pas ! Il nous fallait donc conquérir un nouveau territoire ; et ce pays
insignifiant et provocateur, auquel personne ne viendrait en aide, était l’endroit
idéal pour y déménager notre grande nation. En fin de comptes, la communauté
internationale nous le devait bien après notre rôle dans la Seconde Guerre
Mondiale !
On a commencé à amasser des
bateaux sur les côtes de nos îles afin d’y mettre tous les Kiribatiens,
certains armés, beaucoup d’armes et de canons. On a loué des tankers pétroliers
pour y mettre des gens, les cacher, les dissimuler. L’idée était de débarquer tous
dans plusieurs points de Brunei. On leur ferait croire à des croisières
touristiques. Puis on prendrait le palais royal. On embarquerait les Brunéiens
dans nos bateaux et on les enverrait errer dans les océans ; et ainsi le
Kiribati se rebâtirait sur de nouvelles terres, à la croisée des routes
mondiales et notre nation entrerait dans le concert des grandes et héroïques
nations. On va rayer Brunei de la carte ! A bord des bateaux on vendait
déjà des cartes, des souvenirs, des goodies, où l’on voyait fièrement écrit « Kiribati »
à la place de Brunei…
Des avions étaient prêts pour
bombarder les civils récalcitrants, chez nous et au Brunei. Le jour J est
arrivé. On y est tous, dans les bateaux. Je suis dans un bateau de guerre.
Pendant le trajet on a testé les armes contre des pêcheurs fidjiens, ou
micronésiens. De toute façon personne ne nous arrêterait.
A l’arrivée, une multitude de
bateaux étaient amarrés dans les ports. Des dizaines de milliers de personnes
débarquaient mécaniquement. Des anciens, des femmes, des enfants, des hommes
fainéants. Tout le monde avait des instructions. Les enfants allaient dans les
parcs et poussaient les petits brunéiens hors des jeux, on leur piquait leurs
jouets et quand les enfants kiribatiens n’y arrivaient pas tous seuls un
bataillon de mamans sans état d’âme les aidaient, tout en repoussant les mamans
brunéiennes. Les anciens, les marchands et les hommes fainéants s’attaquaient
aux marchés, ils expulsaient les marchands locaux et se mettaient à leurs places,
ils leur tordaient les mains ; parfois ils se mettaient immédiatement à
vendre leurs produits, parfois ils remplaçaient sur le champ les produits sur
les étalages par nos produits kiribatiens. Fierté nationale ! La conquête
de notre pays commençait !
Au bout de quelques heures de
bataille, de bombardements et d’expulsions de civils, le roi de Brunei
capitulait sortant sur son balcon en brandissant le drapeau fier du Kiribati ;
les belles vagues, le soleil rayonnant plus que jamais et notre formidable
mouette dorée caressant notre nouveau foyer. En 17 jours il n’y avait plus
aucun brunéien au Kiribati. Dans l’histoire de l’humanité les grandes
puissances ont toujours essayé de conquérir de nouveaux territoires tout en
restant sur leurs terres historiques sans jamais se poser de questions quant à
la justice géographique de celles-ci. Le peuple kiribatien, est désormais une
grande nation. En réalité il l’a toujours été. C’est précisément cela qui lui a
permis de développer l’idée la plus formidable de l’histoire géopolitique des
peuples : déménager toute la nation pour se faire justice géographique
soi-même. Vive le Kiribati asiatique !
Philippe Alcoy.
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