Dans les années 1930, Trotsky a mené plusieurs
discussions sur la question de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis.
Alors que la population noire est actuellement la plus touchée par le
Covid-19, relire ces textes se révèle plus qu’instructif.
Philippe Alcoy
Alors que j’écrivais il y a quelques jours un article
sur la sur-contamination et la surmortalité de la population noire aux
Etats-Unis au milieu de la pandémie de Covid-19, je me suis rappelé
certains textes de Léon Trotsky sur l’oppression des Noirs aux
Etats-Unis dans les années 1930. Je suis allé y jeter un coup d’œil et
je suis retombé sur un texte, en réalité sur la retranscription d’une
discussion entre Trotsky et Arne Swabeck (secrétaire national de la
Ligue communiste d’Amérique) sur la question noire aux Etats-Unis,
discussion qui a eu lieu à Prinkipo (Turquie) où le révolutionnaire
russe se trouvait exilé après son expulsion de l’URSS par Staline en
1928. Le texte est très intéressant car en partant de la position de
l’organisation trotskyste nord-américaine à l’égard de la politique à
défendre face à l’oppression des Noirs, Trotsky apporte son point de vue
critique sur la position de ses camarades. Il expose en même temps des
pistes pour une réponse marxiste aux questions d’oppression.
Malgré cet intérêt, je me suis dit que je n’allais pas l’utiliser
pour appuyer mon argumentation dans l’article, étant donné que
j’abordais la question depuis un autre angle. Cependant, en lisant
certains commentaires en réponse à l’article publié je me suis dit qu’il
était peut-être important de reproduire ce texte sur la question noire.
En effet, on trouvait des réactions affirmant qu’il ne fallait pas « victimiser » certaines populations et que le virus « ne faisait pas de différence entre Blancs ou Noirs »
(pourtant les chiffres officiels cités dans l’article démontrent tout
le contraire) ; d’autres réactions affirmaient que c’est la pauvreté qui
tue « pas la couleur de peau » ; puis d’autres plus indignés nous accusent « d’attiser, d’attirer et de fabriquer » la haine.
Pourquoi tant d’indignation de la part de certains ? Parce que nous
affirmons que la population noire est en train de payer le prix le plus
fort en termes d’individus contaminés et de vies humaines aux
Etats-Unis. Ces réactions suggèrent ainsi qu’en dénonçant cette réalité
objective nous serions en train « d’alimenter la haine » parmi les Noirs, mais aussi les autres minorités opprimées, contre les Blancs et que nous les détournerions ainsi des « vrais ennemis », voire que nous participerions à « diviser la classe ouvrière ».
Ces discussions très actuelles m’ont fait penser à un aspect de la
discussion contenue dans ce texte vieux de presque 90 ans. En effet, à
un moment de la discussion sur la pertinence ou non du mot d’ordre sur
le droit à l’auto-détermination des Noirs nord-américains, le
représentant des trotskystes étatsuniens, Swabeck, dit : « nous ne
considérons pas que les Noirs [aux Etats-Unis] subissent une oppression
nationale du même ordre que les peuples coloniaux opprimés. Nous pensons
que le mot d’ordre des staliniens tend à éloigner les Noirs d’une base
de classe et à les amener plus vers une base excessivement raciale ».
A l’époque, les militants défendant les positions de l’Opposition de
Gauche à la ligne stalinienne dans l’URSS et dans l’Internationale
Communiste avaient été exclus du Parti Communiste des Etats-Unis, et
ceux-ci voyaient dans la position favorable à l’auto-détermination des
Noirs défendue par les staliniens une politique relevant de
l’opportunisme, ce qui amenait les Noirs vers une politique « excessivement raciale » en négligeant les questions de classe.
Trotsky trouvait la position de ses camarades nord-américains « peu convaincante » et affirmait qu’il « penchait »
pour la position du Parti Communiste à propos de l’auto-détermination
des Noirs (même si nous savons que les PC staliniens deviendront les
principaux agents des préjugés racistes au sein du mouvement ouvrier
international). Il ne voyait aucun problème à défendre le droit à
l’auto-détermination des Noirs et considérait que la position de ses
camarades aux Etats-Unis représentait « une certaine concession faite au chauvinisme américain ». Ainsi, selon Trotsky, « l’argument
qui consiste à dire que le mot d’ordre d’autodétermination éloigne de
la lutte des classes est une adaptation à l’idéologie des ouvriers
blancs. Le Noir ne peut être amené au point de vue de classe que quand
l’ouvrier blanc est éduqué. D’une manière générale, le problème du
peuple colonial est tout d’abord le problème de l’éducation des ouvriers
métropolitains. (…) Si les Noirs ne revendiquent pas encore leur
autodétermination, c’est évidemment pour la même raison qui fait que les
ouvriers blancs n’avancent pas encore le mot d’ordre de dictature du
prolétariat. Les Noirs n’ont pas encore mis dans leur tête l’audace de
découper pour eux-mêmes un morceau des grands et puissants Etats-Unis.
Mais les ouvriers blancs doivent aller à leur rencontre et leur dire :
"Quand vous voudrez vous séparer, vous aurez notre soutien" ».
Pour Trotsky, la dénonciation de l’oppression et plus encore la
défense des mots d’ordre démocratiques de la population opprimée
n’étaient nullement des obstacles vers une politique de classe, une
politique communiste et révolutionnaire. Au contraire. C’était la
condition pour unifier la classe ouvrière blanche et noire. Mais Trotsky
allait même plus loin. En s’appuyant sur l’expérience de la politique
défendue par Lénine et les Bolchéviks en Russie, il considérait que la
lutte pour les revendications démocratiques, contre l’oppression,
pouvait amener le prolétariat opprimé à devenir l’avant-garde de la
lutte pour le socialisme et pour le gouvernement des travailleurs.
Ainsi, « il est fort possible que les Noirs, à travers leur
autodétermination, viennent eux aussi à la dictature du prolétariat en
quelques gigantesques enjambées, avant le grand bloc des ouvriers
blancs. Ils seront alors l’avant-garde. Je suis absolument sûr que, dans
tous les cas, ils combattront mieux que les ouvriers blancs. Cependant,
cela ne peut arriver que si le Parti communiste mène une lutte sans
merci et sans compromis, non pas contre les prétendus préjugés nationaux
des Noirs, mais contre les préjugés colossaux des travailleurs blancs,
en ne leur faisant aucune concession. »
Ces paroles conservent une vigoureuse actualité et nourrissent le
bagage théorique, politique et méthodologique de tous ceux et celles qui
veulent aujourd’hui se battre contre toutes les oppressions et
l’exploitation d’un capitalisme toujours plus barbare qui nous mène tout
droit à la catastrophe. Un capitalisme qui a développé des moyens
idéologiques très sophistiqués pour diviser les travailleurs à travers
des préjugés racistes, homophobes, misogynes, de tous types. C’est pour
cette raison que nous reproduisons ci-dessous ce texte de Trotsky sur la
question noire aux Etats-Unis et la lutte contre leur oppression.
La version française du texte que nous reproduisons a été publiée par le site Marxists.org.
Il nous semble nécessaire de clarifier que toutes les références au
« Parti » dans ce texte concernent le PC nord-américain stalinien, dont
la Ligue américaine se considérait alors fraction publique, bien que les
trotskystes aient été exclus du PC en 1928.
La question noire aux Etats-Unis
28 février 1933
A.Swabeck : Au sein de la Ligue communiste
d’Amérique, nous n’avons pas d’importantes divergences sur ce problème
et nous n’avons pas encore formulé un programme. Je ne présente donc que
les opinions que nous avons développées d’une manière générale. Comment
devons-nous considérer la situation des Noirs américains ? Comme celle
d’une minorité nationale ou comme celle d’une minorité raciale ? C’est
de la plus haute importance pour notre programme.
Les staliniens conservent comme principal mot d’ordre
l’autodétermination des Noirs, et demandent en conséquence un Etat
séparé et le droit à un Etat pour les Noirs de la Ceinture noire.
L’application pratique de cette revendication a dévoilé beaucoup
d’opportunisme. Mais, d’autre part, je retiens qu’en dépit de nombreuses
erreurs dans le travail pratique parmi les Noirs, le Parti a pu
enregistrer quelques succès, dans les grèves du textile du Sud, par
exemple, où les barrières de couleur ont été pour une grande part
brisées. Je pense que Weisbord est d’accord avec le mot d’ordre
d’autodétermination et de droit à un Etat séparé. Il affirme que c’est
l’application de la théorie de la révolution permanente aux Etats-Unis.
Notre analyse part de la situation actuelle, il y a environ treize
millions de Noirs aux Etats-Unis, dont la majorité se trouve dans les
Etats du Sud. Dans les Etats du Nord, les Noirs sont concentrés dans des
communautés industrielles comme ouvriers, et dans le Sud, ils sont pour
la plupart fermiers ou métayers.
L.Trotsky : Louent-ils les terres à l’Etat ou à des propriétaires privés ?
A.Swabeck : A des propriétaires privés, à des fermiers blancs, et à des propriétaires blancs de fermes et de plantations.
Quelques Noirs possèdent la terre qu’ils labourent. La population
noire du Nord est maintenue à un très bas niveau économique, social et
culturel, tandis qu’au Sud, elle subit les conditions oppressives de Jim
Crow. Elle est écartée de nombreux syndicats importants. Pendant et
depuis la guerre, la migration venant du Sud s’est accrue, et près de
quatre à cinq millions de Noirs vivent peut-être dans le Nord
maintenant. La population noire du Nord est prolétarienne dans une
proportion écrasante, mais dans le Sud aussi, la prolétarisation est
croissante. Aujourd’hui, aucun des Etats du Sud n’a une population en
majorité noire, ce qui souligne l’importante migration vers le Nord.
Nous posons la question en ces termes : les Noirs sont-ils,
politiquement parlant, une minorité nationale ou une minorité raciale ?
Les Noirs se sont complètement assimilés, américanisés, et leur vie en
Amérique l’a emporté sur les traditions du passé, les a modifiées et
changées. Nous ne pouvons considérer les Noirs comme une minorité
nationale au sens où ils auraient leur propre langue. Ils n’ont pas de
coutumes nationales particulières, ni une culture nationale ni une
religion différentes ; ils n’ont pas non plus les intérêts particuliers
d’une minorité nationale. En ce sens, il est impossible de parler d’eux
comme d’une minorité nationale. Donc, à notre avis, les Noirs américains
constituent une minorité raciale, dont la situation et les intérêts
sont subordonnés aux rapports de classes du pays et dépendent d’eux.
Pour nous, les Noirs sont un facteur important dans la lutte des
classes, presque un facteur décisif. Ils représentent une importante
fraction du prolétariat. Il existe aussi une petite bourgeoisie noire en
Amérique, mais qui n’a ni la puissance, ni l’influence, ni le rôle de
la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie des peuples subissant
l’oppression nationale.
Le mot d’ordre stalinien d’autodétermination est pour l’essentiel
fondé sur l’estimation que les Noirs américains sont une minorité
nationale qui doit être gagnée comme alliée. Nous nous demandons :
voulons-nous gagner les Noirs comme alliés sur une telle base, et qui
voulons-nous gagner, le prolétariat noir ou la petite bourgeoisie
noire ? Il nous semble qu’avec ce mot d’ordre nous gagnerons surtout la
petite bourgeoisie, et que nous ne pouvons avoir un grand intérêt à en
faire notre alliée sur cette base. Nous reconnaissons que les fermiers
et les métayers pauvres sont les plus proches alliés du prolétariat
mais, à notre avis, ils peuvent être gagnés principalement sur le
terrain de la lutte des classes. Faire un compromis sur cette question
de principe mettrait les alliés petits-bourgeois à la tête aussi bien du
prolétariat que des fermiers pauvres.
Nous reconnaissons l’existence de phases définies de développement,
qui exigent des mots d’ordre spécifiques, mais le mot d’ordre stalinien
nous semble conduire directement à la « dictature démocratique du
prolétariat et de la paysannerie ». Nous devons préparer l’unité des
travailleurs noirs et blancs sur une base de classe mais, pour cela, il
est nécessaire de reconnaître aussi la question raciale et d’avancer, en
plus des mots d’ordre de classe, des mots d’ordre de race. Nous pensons
que, de ce point de vue, le mot d’ordre principal devrait être
« Egalité sociale, politique et économique pour les Noirs », ainsi que
les mots d’ordre qui en découlent. Ce mot d’ordre est, bien sûr, tout à
fait différent du mot d’ordre stalinien d’autodétermination pour une
minorité nationale. Les dirigeants du Parti soutiennent que les
travailleurs et les fermiers noirs ne peuvent être gagnés que par ce mot
d’ordre. Au début, il fut mis en avant pour les Noirs à travers tout le
pays mais, aujourd’hui, il ne l’est plus que dans les Etats du Sud. A
notre avis, nous ne pouvons gagner les travailleurs noirs que sur une
base de classe, en avançant aussi des mots d’ordre raciaux pour les
étapes intermédiaires nécessaires du développement. De cette manière,
nous croyons aussi pouvoir gagner plus aisément les fermiers pauvres
noirs comme alliés directs.
Pour l’essentiel, le problème des mots d’ordre concernant la question
noire est celui d’un programme pratique. Comment gagner les Noirs ?
Nous pensons que ce sera essentiellement par des mots d’ordre raciaux :
ceux de l’égalité avec les Blancs et ceux qui en découlent.
L. Trotsky : Le point de vue des camarades
américains ne me paraît pas entièrement convaincant. Le droit à
l’autodétermination est une revendication démocratique. Nos camarades
américains avancent, en opposition à cette revendication démocratique,
la revendication libérale. Cette revendication libérale est, de plus,
compliquée. Je comprends ce que l’égalité politique signifie, mais quel
est le sens de l’égalité économique et sociale dans le cadre d’une
société capitaliste ? Est-ce que cela signifie un appel à l’opinion
publique pour que tous puissent jouir de l’égale protection des lois ?
Mais cela, c’est l’égalité politique. Le mot d’ordre d’égalité
politique, économique et sociale a une résonance équivoque et, comme
selon moi il n’est pas clair, il se prête d’autant plus aisément à une
fausse interprétation.
Les Noirs sont une race et non une nation : les nations naissent sur
la base de données raciales, dans des conditions précises. Les Noirs
d’Afrique ne sont pas encore une nation, mais ils sont en voie de la
former. Les Noirs américains ont un niveau culturel supérieur, mais
alors qu’ils subissent l’oppression des Américains, ils sont intéressés
par le développement des Noirs d’Afrique. Les Noirs américains formeront
des dirigeants pour l’Afrique, nous pouvons le dire avec certitude, ce
qui influencera en retour le développement d’une conscience politique
aux Etats-Unis.
Bien sûr, nous n’obligeons pas les Noirs à devenir une nation ; en
être une dépend de la conscience qu’ils en ont, c’est-à-dire de ce
qu’ils désirent et de ce pour quoi ils luttent. Nous disons : si les
Noirs veulent cela, alors nous devons nous battre contre l’impérialisme
jusqu’à la dernière goutte de sang, afin qu’ils gagnent le droit de
prendre une partie du pays pour eux-mêmes, quand et comme ils le
voudront. Le fait qu’ils ne forment aujourd’hui la majorité dans aucun
Etat n’a pas d’importance. Ce n’est pas une question d’autorité des
Etats, mais des Noirs. Que des Blancs aussi aient vécu et resteront dans
le territoire principalement noir n’est pas la question, et nous
n’avons pas besoin de nous casser la tête sur la possibilité qu’un jour
les Blancs soient opprimés par les Noirs. De toute façon, les Noirs sont
poussés par l’oppression vers l’unité politique et nationale.
Dire que le mot d’ordre d’autodétermination gagnera plutôt les petits
bourgeois que les ouvriers vaut aussi pour le mot d’ordre d’égalité. Il
est clair que les Noirs que le public connaît le mieux — hommes
d’affaires, intellectuels, avocats, etc. —sont plus dynamiques et
réagissent plus activement contre l’inégalité. Nous pouvons dire que la
revendication libérale, aussi bien que la revendication démocratique,
attireront dans un premier temps les petits bourgeois, et plus tard
seulement les ouvriers.
Si la situation en Amérique était telle que des actions communes
existaient entre ouvriers blancs et ouvriers noirs, que la
fraternisation de classes soit déjà devenue un fait, alors peut-être les
arguments de nos camarades seraient fondés — je ne dis pas corrects —,
alors peut-être séparerions-nous les ouvriers noirs des blancs, si nous
commencions par lancer le mot d’ordre d’autodétermination.
Mais, aujourd’hui, les travailleurs blancs sont les oppresseurs
vis-à-vis des Noirs, les gredins qui persécutent les Noirs et les
Jaunes, les méprisent et les lynchent. Si les ouvriers noirs s’unissent
aujourd’hui avec leur propre petite bourgeoisie, c’est parce qu’ils ne
sont pas encore suffisamment avancés pour défendre leurs droits
élémentaires. Pour les travailleurs des Etats du Sud, la revendication
libérale de l’égalité des droits signifierait indubitablement un
progrès, mais la revendication de l’autodétermination un progrès bien
plus grand. Cependant, avec le mot d’ordre d’égalité des droits, ils
peuvent être beaucoup plus facilement trompés — « Selon la loi, vous
êtes égaux ».
Quand nous en serons au point où les Noirs diront « Nous voulons
l’autonomie », ils prendront alors une position hostile envers
l’impérialisme américain. A cette étape, les ouvriers seront déjà
beaucoup plus déterminés que la petite bourgeoisie. Les ouvriers verront
alors que la petite bourgeoisie est incapable de lutter et n’a aucun
avenir, mais ils reconnaîtront aussi simultanément que les ouvriers
communistes blancs se battent pour leurs revendications et cela les
poussera, eux, les prolétaires noirs, vers le communisme.
D’une certaine manière, Weisbord a raison quand il dit que
l’autodétermination des Noirs fait partie de la question de la
révolution permanente en Amérique. Par leur éveil, par la revendication
d’autonomie et par une mobilisation démocratique de leurs forces, les
Noirs seront poussés vers des positions de classe. La petite bourgeoisie
reprendra la revendication de l’égalité des droits et de
l’autodétermination, mais se montrera absolument incapable dans la
lutte ; le prolétariat noir débordera la petite bourgeoisie pour aller
vers une révolution prolétarienne. C’est peut-être pour lui la voie la
plus efficace. Je ne vois donc aucune raison pour laquelle nous
n’avancerions pas la revendication d’autodétermination.
Je ne suis pas sûr que les Noirs ne parlent pas leur propre langue
dans les Etats du Sud. Maintenant, comme ils sont lynchés pour le simple
fait d’être Noirs, ils craignent bien sûr de parler leur langue noire,
mais quand ils seront libres, leur langue propre revivra. Je
conseillerais aux camarades américains d’étudier très sérieusement cette
question, y compris celle de la langue dans les Etats du Sud. Sur ce
problème, et pour toutes ces raisons, je pencherais plutôt vers le point
de vue du Parti, en remarquant, bien sûr, que je n ai jamais étudié
cette question et que je pars de considérations générales. Je ne me
fonde que sur les arguments des camarades américains. Je les trouve
insuffisants et je les considère comme une certaine concession faite au
chauvinisme américain, ce qui me semble être dangereux.
Que pouvons-nous perdre sur cette question en avançant nos revendications, et que peuvent perdre les Noirs aujourd’hui ?
Nous ne les obligeons pas à se séparer des Etats-Unis, mais ils ont
plein droit à l’autodétermination, s’ils le désirent, et nous les
soutiendrons et les défendrons avec tous les moyens dont nous disposons
dans la conquête de ce droit, comme nous défendons tous les peuples
opprimés.
A. Swabeck : Je reconnais que vous avez de puissants
arguments, mais je ne suis pas encore entièrement convaincu.
L’existence d’une langue noire spécifique dans les Etats du Sud est
possible. Mais, en général, tous les Noirs américains parlent anglais.
Ils sont complètement assimilés, leur religion est la religion baptiste
américaine et la langue dans leurs églises est également l’anglais.
Egalité économique, nous ne l’entendons pas du tout dans le sens de
la loi. Au Nord — comme, bien sûr, dans les Etats du Sud — les salaires
des Noirs sont toujours inférieurs à ceux des ouvriers blancs, et leur
temps de travail le plus souvent supérieur, ce qui est pour ainsi dire
accepté comme une chose naturelle. De plus, c’est aux Noirs que revient
le travail le plus pénible. C’est à cause de ces conditions que nous
revendiquons l’égalité économique pour les ouvriers noirs.
Nous ne contestons pas le droit des Noirs à disposer d’eux-mêmes. Ce
n’est pas l’objet de notre désaccord avec les staliniens. Mais nous
contestons la justesse du mot d’ordre d’autodetermination comme moyen de
gagner les masses noires. Les aspirations de la population noire sont
avant tout des aspirations à l’égalité, au sens social, politique et
économique du terme. A présent, le Parti avance le mot d’ordre
d’autodétermination seulement dans les Etats du Sud. Bien sûr, on ne
peut guère espérer que les Noirs des industries du Nord désirent
retourner dans le Sud, et rien n’indique qu’un tel désir existe. Bien au
contraire. Leur revendication informulée est celle d’égalité sociale,
politique et économique basée sur les conditions dans lesquelles ils
vivent. C’est aussi le cas dans le Sud. C’est pourquoi nous croyons que
c’est là la revendication raciale importante. Nous ne considérons pas
que les Noirs subissent une oppression nationale du même ordre que les
peuples coloniaux opprimés. Nous pensons que le mot d’ordre des
staliniens tend à éloigner les Noirs d’une base de classe et à les
amener plus vers une base excessivement raciale. C’est la principale
raison pour laquelle nous y sommes opposés. Nous sommes convaincus que
le mot d’ordre racial, au sens où nous le présentons, conduit
directement vers des positions de classe.
P. Frankl : Y a-t-il, aux Etats-Unis, des mouvements spécifiquement noirs ?
A. Swabeck : Oui, plusieurs. Nous avons d’abord eu
le mouvement de Garvey, qui avait pour but le retour en Afrique. Il
avait un large écho, mais se révéla être une escroquerie.
Maintenant, il n’en reste pas grand-chose. Son mot d’ordre était la
création d’une république noire en Afrique. D’autres mouvements noirs
reposent pour l’essentiel sur des revendications d’égalité sociale et
politique, comme par exemple la Ligue (Association nationale) pour le
progrès des gens de couleur. C’est un grand mouvement racial.
L. Trotsky : Je crois que la revendication de l’égalité des droits
doit aussi être conservée et je ne parle pas contre cette revendication.
Elle est progressiste, dans la mesure où elle n’est pas réalisée.
L’explication du camarade Swabeck sur la question de l’égalité
économique est très importante. Mais cela tout seul ne tranche pas
encore la question de la destinée des Noirs en tant que tels, la
question de la nation, etc. Selon les arguments des camarades
américains, l’on pourrait dire par exemple que la Belgique aussi n’a pas
de droits en tant que nation. Les Belges sont catholiques et une grande
partie d’entre eux parle français. Que se passerait-il si, à partir
d’un tel argument, la France voulait les annexer ? De même, le peuple
suisse, par ses liens historiques et en dépit des différences de langues
et de religions, se sent une seule nation. Un critère abstrait ne
tranche pas cette question, mais beaucoup plus décisifs sont la
conscience historique d’un groupe, ses sentiments et ses volontés. Cela
aussi n’est pas déterminé accidentellement, mais plutôt par des
conditions générales. La question de la religion n’a absolument rien à
voir avec la question de la nation. Le baptisme d’un Noir est quelque
chose de totalement différent du baptisme d’un Rockefeller. Ce sont deux
religions différentes.
L’attitude politique qui rejette la revendication d’autodétermination
est le dogmatisme. C’est ce que nous avons toujours constaté en Russie à
propos du problème de l’autodétermination. L’expérience russe nous a
montré que les groupes qui vivent sur une base paysanne conservent leurs
particularités, leurs coutumes, leurs langues, etc., et quand on leur
en donne la possibilité, elles se développent à nouveau.
Les Noirs ne se sont pas encore éveillés et pas encore unis avec les
ouvriers blancs ; 99,9 % des ouvriers américains sont chauvins ; ce sont
des bourreaux vis-à-vis des Noirs et des Chinois. Il est nécessaire de
leur faire comprendre que l’Etat américain n’est pas leur Etat et qu’ils
n’ont pas à être les gardiens de cet Etat. Les travailleurs américains
qui disent : « Les Noirs se sépareront quand ils le voudront et nous les
défendrons contre notre police américaine », ceux-là sont les
révolutionnaires, j’ai confiance en eux.
L’argument qui consiste à dire que le mot d’ordre d’autodétermination
éloigne de la lutte des classes est une adaptation à l’idéologie des
ouvriers blancs. Le Noir ne peut être amené au point de vue de classe
que quand l’ouvrier blanc est éduqué. D’une manière générale, le
problème du peuple colonial est tout d’abord le problème de l’éducation
des ouvriers métropolitains.
L’ouvrier américain est incroyablement réactionnaire. Cela se
manifeste aujourd’hui dans le fait qu’il n’est même pas encore gagné à
l’idée de sécurité sociale. A cause de cela, les communistes américains
sont obligés d’avancer des revendications de réformes.
Si les Noirs ne revendiquent pas encore leur autodétermination, c’est
évidemment pour la même raison qui fait que les ouvriers blancs
n’avancent pas encore le mot d’ordre de dictature du prolétariat. Les
Noirs n’ont pas encore mis dans leurs têtes l’audace de découper pour
eux-mêmes un morceau des grands et puissants Etats-Unis. Mais les
ouvriers blancs doivent aller à leur rencontre et leur dire : « Quand
vous voudrez vous séparer, vous aurez notre soutien. » Les ouvriers
tchèques eux aussi ne sont venus au communisme qu’après avoir perdu
leurs illusions sur leur propre Etat.
Je crois que l’éveil de la classe ouvrière viendra très rapidement,
du fait du retard politique et théorique inouï et de l’avance économique
incroyable de l’Amérique. La vieille couverture idéologique éclatera,
toutes les questions émergeront soudainement et, à partir du moment où
le pays sera économiquement assez mûr, l’adaptation du niveau politique
et théorique au niveau économique se réalisera très rapidement. Il est
alors possible que les Noirs deviennent la fraction la plus avancée.
Nous avons déjà un exemple semblable en Russie. Les Russes étaient les
Noirs de l’Europe. Il est fort possible que les Noirs, à travers leur
autodétermination, viennent eux aussi à la dictature du prolétariat en
quelques gigantesques enjambées, avant le grand bloc des ouvriers
blancs. Ils seront alors l’avant-garde. Je suis absolument sûr que, dans
tous les cas, ils combattront mieux que les ouvriers blancs. Cependant,
cela ne peut arriver que si le Parti communiste mène une lutte sans
merci et sans compromis, non pas contre les prétendus préjugés nationaux
des Noirs, mais contre les préjugés colossaux des travailleurs blancs,
en ne leur faisant aucune concession.
A. Swabeck : Ainsi, vous pensez que le mot d’ordre
d’autodétermination sera un moyen d’amener les Noirs à lutter contre
l’impérialisme américain ?
L. Trotsky : Naturellement, par le fait que les
Noirs puissent prélever leur propre Etat de la puissante Amérique et,
avec l’appui des travailleurs blancs, faire que la confiance dans leurs
propres forces se développe énormément.
Les réformistes et les révisionnistes ont versé beaucoup d’encre sur
l’œuvre de civilisation que le capitalisme mène en Afrique, et sur le
fait que les peuples d’Afrique laissés à eux-mêmes seraient encore plus
exploités par les hommes d’affaires, etc., qu’ils ne le sont
actuellement, qu’ils jouissent au moins dans une certaine mesure de la
protection de la loi.
Jusqu’à un certain point, cet argument peut être correct. Mais, dans ce cas, c’est avant tout une question des ouvriers européens : sans leur libération, la réelle libération des pays coloniaux est, elle aussi, impossible. Quand l’ouvrier blanc remplit le rôle d’oppresseur, il ne peut pas se libérer, et encore moins libérer les peuples coloniaux. Dans certaines périodes, le droit des peuples coloniaux à disposer d’eux-mêmes peut conduire à des résultats différents ; en dernière instance, cependant, son exercice conduira à la lutte contre l’impérialisme et à la libération des peuples coloniaux.
La social-démocratie autrichienne — en particulier Renner — posait
aussi, avant la guerre, la question des minorités nationales dans
l’abstrait. De la même manière, elle argumentait que le mot d’ordre
d’autodétermination ne ferait qu’éloigner les ouvriers du point de vue
de classe et que, du point de vue économique, les Etats de minorités ne
pourraient exister de manière indépendante. Cette façon de poser la
question était-elle juste ou fausse ? Elle était abstraite. Les
sociaux-démocrates autrichiens disaient que les minorités nationales
n’étaient pas des nations. Que, voyons-nous aujourd’hui ? Des morceaux
séparés existent, plutôt mal bien sûr, mais ils existent.
En Russie toujours, les bolcheviks se battaient pour le droit des
minorités nationales à disposer d’elles-mêmes, y compris pour le droit à
une complète séparation. Et, cependant, après s’être autodéterminés,
ces groupes restèrent avec l’Union soviétique. Si la social-démocratie
autrichienne avait auparavant mené une politique correcte sur cette
question, elle aurait dit aux groupes nationaux minoritaires : « Vous
avez le plein droit de disposer de vous-mêmes, nous n’avons aucun
intérêt à vous garder dans les mains de la monarchie des Habsbourg. » Il
aurait alors été possible de créer, après la révolution, une grande
fédération danubienne. La dialectique des développements montre que là
où existait l’étroit centralisme, l’Etat éclata en morceaux, et que là
où la totale autodétermination fut mise en avant, un véritable Etat
émergea et demeura uni.
La question noire est d’une importance énorme pour l’Amérique. La
Ligue doit entreprendre une sérieuse discussion sur ce problème,
peut-être dans un bulletin intérieur.
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