La
démission du très populaire ministre de justice Sergio Moro accentue la
crise politique au Brésil alors que les militaires, présents dans tous
les ministères, deviennent de plus en plus les arbitres de la situation.
La démission, vendredi dernier, du « super » ministre de la Justice
de Jair Bolsonaro, Sergio Moro, est un coup dur important pour le
gouvernement brésilien d’extrême-droite. En effet, l’ex-juge Moro
représentait l’un des piliers de la coalition de forces au pouvoir
depuis janvier 2019. Moro est parti car Bolsonaro venait de limoger le
chef de la police fédérale, Mauricio Valeixo, un proche de l’ex-juge.
Mais Moro n’a pas seulement démissionné du gouvernement, il est parti
également en marquant sa défiance à l’égard du président. Il dénonce ses
tentatives d’interférence au sein de la police fédérale et d’autres
institutions comme la justice, destinées à suivre de près les
investigations contre ses fils suspectés d’implication dans plusieurs
scandales de corruption, de « fake news » et même dans l’assassinat de
Marielle Franco en 2018.
A cela il faut ajouter l’attitude négationniste du président
brésilien vis-à-vis de la pandémie de Covid-19. En privilégiant
ouvertement la continuité de la production, il a exaspéré beaucoup de
personnes, y compris parmi ses soutiens. Cela a accéléré les disputes
entre Bolsonaro et son « clan », d’une part, et les gouverneurs, la Cour
suprême et les partis d’opposition, d’autre part. Evidemment, tous ces
représentants politiques et institutionnels des classes dominantes
brésiliennes, sont également inquiets pour l’économie brésilienne et
mettent la reprise économique au-dessus de la santé de millions de
travailleurs et de pauvres dans les villes et les campagnes. Néanmoins, à
la différence du président, ils ne l’expriment pas aussi ouvertement,
ce qui leur permet de paraître plus « raisonnables ».
Dans ce contexte, le départ de Moro et ses accusations à l’égard du
clan « bolsonariste » affaiblit gravement le gouvernement. Beaucoup de
partis d’opposition exigent d’ailleurs le départ du président et la
perspective de l’ouverture d’un processus d’impeachment s’est renforcée.
Bien que Bolsonaro jouisse toujours d’une base sociale de soutien
importante (entre 25 et 30%), le départ de Moro pourrait lui coûter
l’adhésion d’une partie importante des classes moyennes. Celles-ci
suivent en effet l’ex-juge en tant que figure de « l’antipolitique »
notamment de par son rôle dans l’opération anti-corruption « Lava
Jato ».
Sergio Moro, un personnage néfaste
Ainsi, c’est Moro lui-même qui sort renforcé en tant que l’un des
principaux opposants à Bolsonaro. Mais alors que beaucoup, y compris
certains parmi les secteurs progressistes de la société, semblent
encenser l’ex-juge dans son nouveau rôle d’opposition à Bolsonaro, il
est important de rappeler qui il est et sa responsabilité dans
l’évolution anti-démocratique du régime politique brésilien depuis au
moins 2016.
En effet, si Bolsonaro est un personnage néfaste, Sergio Moro l’est
tout autant. L’ex-juge est devenu une figure nationale à travers
l’opération anti-corruption « Lava Jato ». C’est précisément dans le
cadre de cette opération que l’ancien président Luis Ignacio « Lula » Da
Silva a été emprisonné de façon complètement arbitraire. Cet
emprisonnement avait empêché que Lula se présente aux élections
présidentielles de 2018 alors qu’il en était le favori, et ainsi privé
des millions de brésiliens de voter pour qui ils voudraient.
Comme l’a révélé le scandale « Vaza Jato » (une affaire de fuites de
messages privés entre Moro, alors juge de l’opération Lava Jato, et les
procureurs), Sergio Moro a agit en accord avec les procureurs afin
d’accélérer les accusations contre l’ex-président Lula et l’empêcher de
se présenter à l’élection de 2018. D’ailleurs, Mauricio Valeixo, son
bras droit démis par Bolsonaro, a joué un rôle direct dans
l’emprisonnement de Lula. A la fin de la campagne présidentielle, Moro a
aussi fait fuiter à la presse une « délation » (très controversée) d’un
ex-collaborateur de Lula, ce qui a favorisé très clairement Bolsonaro.
Pour couronner le tout, une fois Bolsonaro élu, Moro est devenu son
ministre de la Justice.
On ignore depuis quand Moro agissait pour favoriser ouvertement
Bolsonaro, mais une chose est sûre : Moro est l’un des principaux
architectes et acteurs de l’évolution antidémocratique du régime
politique brésilien. Avec l’opération « Lava Jato » il a dirigé des
opérations anti-corruption principalement contre des politiciens liés au
Parti des Travailleurs (PT), ce qui a favorisé le climat politique qui a
débouché sur le coup d’Etat institutionnel de 2016 contre
l’ex-présidente Dilma Rousseff. Il a ensuite, comme nous le disions plus
haut, joué un rôle déterminant dans l’emprisonnement arbitraire de
Lula, ce qui a laissé libre le terrain pour que l’extrême-droite de Jair
Bolsonaro arrive au pouvoir dans le cadre de l’élection la plus
manipulée et antidémocratique de l’histoire récente du Brésil.
Sergio Moro, allié des grands médias putschistes, ami du patronat
brésilien, financé par les multinationales nord-américaines, n’a pas
changé de nature maintenant qu’il s’oppose à Bolsonaro. Il reste un
personnage sinistre au service de la bourgeoisie contre les intérêts des
travailleurs et des classes populaires brésiliennes.
Les militaires, arbitres de la situation
Bolsonaro représente un projet politique de type bonapartiste,
autoritaire, mettant la figure du pouvoir exécutif au centre, avec un
projet politique ouvertement néolibéral et pro-impérialiste. Au fil des
mois au pouvoir s’est développée une opposition bourgeoise au président
brésilien, défendant un projet que l’on peut définir comme
« bonapartisme institutionnel ». Celui-ci est représenté principalement
par les partis d’opposition bourgeoise de droite et de centre qui
dominent le parlement et le sénat et des forces non élues comme la Cour
Suprême (STF) et les grands médias (Globo, Folha de São Paulo et Estadão
en tête). Ces deux secteurs sont essentiellement d’accord
sur le programme économique, l’orientation néolibérale et les mesures
allant dans le sens d’enlever des droits sociaux aux travailleurs et
secteurs populaires. Mais alors que Bolsonaro voudrait mettre l’accent
sur le pouvoir exécutif, les seconds voudraient que le centre du pouvoir
soit entre les mains du STF et du Congrès.
Entre ces deux secteurs, ces derniers mois, un acteur a pris une
influence fondamentale de par son rôle d’intermédiaire, d’arbitre :
l’armée. En effet, avec l’arrivée de Bolsonaro au pouvoir, les généraux
en activité ou de réserve, ont peu à peu occupé une place centrale dans
les ministères, dans les bureaux, dans les différentes instances et
institutions de l’Etat. N’oublions pas que le vice-président brésilien
est ni plus ni moins que le général de réserve Hamilton Mourão. Pendant
la pandémie ce sont les militaires d’ailleurs qui ont modéré les
positions les plus négationnistes de Bolsonaro et en même temps sont
intervenus pour recadrer le ministre de la santé qui avait contredit le
président en public.
Cependant, cette position « d’arbitres » adoptée par les militaires
répond aussi aux contradictions au sein des forces armées. En effet,
alors que le haut-commandent est de plus en plus hostile au président,
il craint d’assister à une radicalisation dans la base de l’armée qui
est plus favorable au président. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui
Bolsonaro semble dépendre de plus en plus du soutien de l’armée pour sa
survie politique. C’est l’expression d’une politisation indéniable des
forces armées brésiliennes, une évolution qui va de pair avec la
dégradation des droits démocratiques dans le pays. Il va de soi que
cette situation représente un danger énorme pour les travailleurs et la
jeunesse au Brésil.
Bolsonaro est-il déjà fini ?
Malgré une pression énorme sur le gouvernement et un coup politique
important, ainsi qu’une gestion catastrophique de la pandémie, il serait
faux de dire que Bolsonaro est déjà fini. Comme nous le disions,
Bolsonaro continue à avoir une base sociale de soutien encore assez
étendue. Mais nous ne pouvons pas non plus écarter la possibilité que
d’autres secteurs des classes dominantes tentent d’utiliser le
« bolsonarisme » pour leurs fins, en le faisant évoluer vers autre chose
que ce qu’il est jusqu’à présent.
D’ailleurs, Bolsonaro a commencé des tractations avec des politiciens
du centre au Congrès. L’objectif du président c’est d’élargir sa base
de soutien parlementaire dans la perspective de l’ouverture d’un
processus d’impeachment.
En effet, il y a de plus en plus de voix qui s’élèvent pour un
impeachment contre Bolsonaro. Mais cette politique est risquée. Le pays
est l’un des plus touchés par le Coronavirus avec près de 3 000 morts. A
cela il faut ajouter une situation économique très médiocre et des
perspectives encore pires. L’économie brésilienne va se contracter
fortement dans le cadre d’une récession mondiale que presque tous les
analystes pensent qu’elle sera synchronisée. Autrement dit, elle va
toucher tous les pays et à la différence de la crise de 2008-2009, la
Chine ne jouera pas un rôle de locomotive de la croissance, ce qui avait
entraîné les pays exportateurs de matières premières dont le Brésil.
Dans ce cadre, ajouter un long processus d’impeachment n’est pas une
perspective attractive pour les classes dominantes et les milieux
d’affaires dans le pays. Celui qui a exprimé cela de la façon la plus
claire a été l’ex-président de droite Fernando Herrique Cardoso. Sur son
compte Twitter il a écrit : « Il est temps de parler. [Bolsonaro]
est en train de creuser sa fosse. Qu’il démissionne avant d’être
démissionné. Epargnez-nous, en plus du coronavirus, un long processus
d’impeachment. Que le vice-président assume vite pour que nous puissions
focaliser sur la santé et l’emploi ». Les principaux journaux vont exactement dans le même sens.
En effet, la crise politique brésilienne persiste depuis au moins
2015-2016, elle a connu une toute petite parenthèse avec la victoire de
Bolsonaro, et maintenant elle se rouvre. Les milieux d’affaires, les
investisseurs étrangers et les classes dominantes brésiliennes ont
besoin de stabilité politique pour faire face à la situation économique
compliquée et appliquer les réformes structurelles pour assurer leurs
profits. Un Bolsonaro destitué mais conservant une certaine base de
soutien, jeté dans l’opposition et organisant des manifestations
putschistes, pourrait produire tout le contraire d’une situation
politique stable. C’est en ce sens que certains préfèrent qu’il reste un
peu plus au pouvoir et qu’il s’affaiblisse et perde de plus en plus de
soutien dans la population.
Il reste encore à voir aussi quelle position vont prendre les Etats
Unis, déterminants pour la situation dans le pays. La crise du
Coronavirus a accentué la concurrence entre les puissances mondiales et
notamment les frictions entre la Chine et les Etats Unis. Il est
possible que les capitalistes nord-américains cherchent à redéployer
certaines productions dans des régions où ils aient un contrôle
politique plus ferme, comme l’Amérique latine. En ce sens, la stabilité
politique au Brésil est déterminante pour les intérêts nord-américains
dans la région. L’interventionnisme étatsunien pourrait ainsi augmenter.
Et si Bolsonaro devient un facteur déstabilisateur l’attitude des Etats
Unis pourrait devenir hostile à son égard. Cela pourrait dépendre aussi
d’un éventuel changement de gouvernement aux Etats-Unis, même si les
démocrates ont largement démontré dans l’histoire qu’ils savent
s’adapter à des politiciens réactionnaires comme Bolsonaro, s’ils leur
sont utiles.
Il faut plus que jamais, une politique indépendante pour la classe ouvrière
Face à la crise par en haut entre diverses fractions réactionnaires
des classes dominantes qui se disputent l’hégémonie politique, les
travailleurs et les classes populaires doivent, plus que jamais, avoir
une politique d’indépendance répondant à leurs propres intérêts de
classe. C’est exactement le contraire que le Parti des Travailleurs est
en train de proposer. Ainsi, Tarso Genro du PT, ex-gouverneur de l’Etat
de Rio Grande do Sul, déclarait par rapport à la situation et à
l’intention des autres partis du régime, y compris ceux qui ont
participé au coup d’Etat institutionnel qui a renversé Dilma Rousseff :
« Nous devons unir un camp large, non pas idéologiquement délimité,
mais avec ceux qui sont prêts à sauver le fonctionnement républicain du
pays. C’est maintenant le critère de l’unité. Nous devons faire un pacte
républicain et démocratique, remettre le pays sur la voie
constitutionnelle et parier sur un processus de normalisation politique
pour arriver en 2022 [prochaines élections présidentielles] ».
Cette politique non seulement cherche l’unité avec les forces
putschistes, mais elle aboutirait à mettre le vice-président, le très
réactionnaire et nostalgique de la dictature général Hamilton Mourão, à
la place de Bolsonaro. Un suicide politique pour les travailleurs.
La situation actuelle du mouvement ouvrier est celle d’une classe qui
a subi beaucoup d’attaques ces dernières années et qui a même vu ses
droits politiques et sociaux reculer. Mais cela ne veut pas dire qu’elle
n’a pas ou n’avait pas l’énergie pour résister face à ces attaques des
gouvernements de Michel Temer et de Bolsonaro, mais aussi des
gouvernements du PT. Ce qui explique son état actuel c’est précisément
la politique conciliatrice que nous venons de citer. Les différentes
bureaucraties syndicales, des mouvements sociaux, liées au PT et autres
partis réformistes, ont défendu, toutes ces dernières années, une
orientation conciliatrice, institutionnaliste, complètement impuissante,
amenant indéfectiblement à la paralysie et à la démoralisation des
travailleurs et des secteurs les plus précarisés de la jeunesse.
Comme dit Leandro Lanfredi du Mouvement Révolutionnaire des Travailleurs : « Ce
qui ressort de leur affrontement c’est encore plus d’autoritarisme,
qu’il prenne les couleurs de Lava Jato ou de Bolsonaro et de l’armée, ce
qui exige de plus en plus d’indépendance de classe. Avec ce nouveau
fait, la demande de « Bolsonaro démission » sera encore plus étendue
parmi les masses, mais il est essentiel que toute la gauche et les
secteurs progressistes du pays voient qu’il y a une vaste opération
d’importants secteurs du régime pour simplement mettre Mourão à la place
de Bolsonaro, que ce soit par une démission ou un impeachment. Nous
appelons tous les secteurs des masses qui veulent renverser Bolsonaro à
aller de l’avant et dire ‘Bolsonaro et Mourão démission’, en rassemblant
tous les secteurs de la gauche qui sont d’accord que Mourão ne peut pas
être une alternative, au contraire, c’est une ouverture pour un
gouvernement directement des militaires, ce qui pourrait avoir des
conséquences très graves. (…) Nous faisons un appel à l’unité surtout au
PSTU et le Bloc de gauche du PSOL qui, à juste titre, défendent "Hors
Bolsonaro-Mourão", luttant pour construire une force qui rompt avec la
politique de demande d’impeachment et de démission de Bolsonaro qui nous
amène à une militarisation encore plus directe du gouvernement ».
Aujourd’hui, face à une profonde crise par en haut, le mouvement
ouvrier pourrait en profiter pour se battre pour ses droits et ses
intérêts. Mais cela exige une politique clairement indépendante, sans
aucune concession aux différentes ailes bourgeoises. Que les politiciens
de droite, que Moro, la Cour Suprême ou même les militaires s’opposent à
Bolsonaro ne veut pas dire qu’ils sont avec les travailleurs. Face à un
régime qui, à travers les différentes manipulations et le renforcement
du pouvoir arbitraire d’institutions non élues, a complètement dévalué
la valeur de la participation même minimale de la population à la vie
politique, le mouvement ouvrier doit tout remettre en cause. En ce sens,
l’exigence d’une Assemblée Constituante libre et qui puisse décider sur
toutes les questions pressantes pour les classes populaires et les
travailleurs, et la seule garantie pour tordre le bras à l’avancée
autoritaire et antidémocratique des différents secteurs des classes
dominantes. Non seulement Bolsonaro doit partir mais aussi les
militaires et les politiciens réactionnaires de l’opposition.

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