Nous
avons interviewé Dagmara, enseignante polonaise en grève illimitée
depuis le 8 avril. Elle nous raconte depuis l’intérieur les raisons de
cette lutte historique des professeurs polonais mais aussi les
solidarités d’élèves et parents.
Dagmara Zawistowska-Toczek est institutrice et professeure dans
la ville polonaise de Gdansk depuis 19 ans. Elle enseigne dans deux
établissements (30 heures de cours devant les élèves et entre 10 et 15
heures de travail à la maison). Comme elle nous l’explique, elle est
enseignante-diplômée, le plus haut degré dans l’école polonaise, et elle
gagne autour de 776 euros nets par mois (en contant primes et heures
supplémentaires). Comme beaucoup de grévistes, Dagmara n’est pas
syndiquée. En plus de son travail d’enseignante, elle travaille les
soirs en tant qu’éditrice. Elle a accepté de répondre à nos questions à
propos de la grève nationale massive que les enseignants polonais mènent depuis le 8 avril contre le gouvernement ultra conservateur.
Vous êtes enseignante et vous faites grève depuis lundi 8 avril quand un grand mouvement de lutte pour les salaires et la dignité a été lancé nationalement. Pourriez-vous nous expliquer vos raisons de faire grève ?
Oui, depuis le 8 avril je fais grève - selon les syndicats, 74% des
écoles sont touchées par la grève - et je pense que les raisons
économiques sont les plus importantes de cette grève des enseignants en
Pologne. Mais il faut ajouter les raisons résultant de l’évolution du
monde moderne et le rôle de l’école.
Alors qu’il est nécessaire de moderniser les écoles, d’améliorer les
programmes, d’appliquer de nouvelles méthodes de travail avec les
élèves, le gouvernement a introduit une réforme qui a détruit les acquis
des années précédentes. Nous voulons éduquer des personnes capables de
s’adapter à l’évolution des temps modernes, nous ne voulons pas leur
laver le cerveau, dans des conditions inhumaines de surcroit (salles
surpeuplées, système de roulement jusqu’à 18 heures, manuels
idéologiques pour les enfants de six ans, programmes anachroniques
surchargés).
Ensuite nous avons des raisons politiques – contre l’idéologisation
des programmes et de la vie scolaire et pour une école laïque. La
dernière raison est la colère de ceux d’en bas et la volonté de se faire
entendre ! Le Président du Sénat polonais a récemment déclaré
cyniquement (lorsque les préparatifs de la grève étaient en cours) : les
enseignants doivent travailler pour des idées, pas pour une
rémunération (il gagne 20.000 par mois)…
Des salaires, une meilleure école, des libertés politiques et religieuses, colère… voilà les raisons de notre grève !
Certains ministres essayent de faire passer les professeurs pour des privilégiés ou de dire que vous profitez des grandes vacances d’été. Quelle est la réalité de vos conditions de travail et de vie ?
La bataille pour l’opinion publique est actuellement en cours et les
enseignants commencent à la gagner. Seuls les partisans du parti au
pouvoir croient leurs mensonges. Je constate que la majorité de la
population est de plus en plus consciente du mensonge concernant le
travail et le repos des enseignants.
Pour les vacances : un Polonais a droit à entre 20 et 26 jours de
congés annuels selon l’ancienneté et à 4 jours de congés sur demande.
Les enseignants n’ont leur congés qu’en juillet et août, environ 6
semaines, pas deux mois, parce que la première semaine de vacances nous
travaillons à la fermeture de l’année scolaire, la dernière semaine nous
prenons les examens et préparons les documents pour la nouvelle année
scolaire. Pendant notre période de vacances, les frais d’hébergement, de
billets et de visites guidées sont les plus élevés de l’année.
J’aimerais par exemple visiter Rome ou Paris en mars ou en octobre,
quand il fait plus frais et que c’est moins cher.
Nous avons aussi une pause de 2 semaines en hiver, mais nous devons
prendre soin à tour de rôle des élèves qui ne partent pas, et nous
travaillons souvent pour gagner plus d’argent pendant ces 14 jours en
tant que surveillants dans les colonies d’hiver. Par exemple, je ne vais
nulle part parce que je n’ai pas les moyens de skier en Pologne ou à
l’étranger.
L’école publique polonaise est pauvre, il n’y a pas de papier ou
d’encre dans la photocopieuse, pas de scanners, pas d’Internet, on
manque même de vieux ordinateurs et de tableaux multimédia, pas de
matériel pédagogique ; nous sommes obligés de le ramener de la maison,
nous l’achetons avec notre argent ou nous demandons aux parents de
l’acheter.
Les conditions sociales sont pathétiques : le gouvernement a laissé
le financement des écoles aux autorités locales. Après la liquidation
des collèges et d’une école primaire, il faut prévoir non pas 6 cours,
mais 8 cours (nous avons 1200 élèves dans mon école à Gdansk) : le
bureau d’un directeur ou d’un comptable se transforme en salle de
classe, où, par exemple, 25 adolescents doivent être logés. Les écoles
doivent travailler par quatre. Les élèves sont dans une école primaire
surpeuplée de 7h10 à 13h pendant deux jours, puis de 12h ou 13h à 17h ou
18h. L’enseignant travaille souvent de 7h10 à 18h avec "des trous"
pendant lesquelles il doit remplacer un collègue absent. Nous sommes
tous épuisés.
Dans les lycées à partir de septembre ce sera encore pire car, après
la réforme destructrice, il y aura deux écoles parallèles dans chaque
bâtiment (ancien lycée de trois ans et nouveau lycée de quatre ans), non
plus 5 classes à un niveau, mais 5+5. L’école n’étant pas en
caoutchouc, nous allons travailler 6 jours par semaine.
Il y a trois ans, nous avons protesté contre cette réforme et il y a
eu une grève d’une journée. Ensuite, il y a eu des protestations
formelles et informelles contre une nouvelle base programmatique
idéologisée, anachronique et pleine d’erreurs. Le Ministère n’a pas tenu
compte de la voix des journalistes, des professeurs d’université, des
parents et des enseignants. Personne ne pensait à des salaires plus
élevés, nous voulions arrêter la destruction de l’éducation.
Aujourd’hui, nous sommes désespérés et en colère - à cause des salaires
très bas, et parce que nous travaillons dans des écoles pauvres, qui
sont censées tromper et torturer littéralement les enfants et les
jeunes.
Quelle est l’attitude des élèves et des parents d’élève face à votre grève ?
Nous avions peur de la colère des parents, à cause de la pression des
examens, et de la critique sur « les enseignants paresseux ». Je dois
changer d’avis au sujet des parents et comme tout le monde, je suis
positivement surprise. Peut-être nous n’obtiendrons aucune augmentation
de salaire, ils nous enlèveront notre salaire pour chaque jour de grève,
mais ils ne nous enlèveront pas le soutien, bienveillance et
compréhension de la part de milliers d’élèves et de parents. Ils
apportent des gâteaux, des fruits, de la nourriture et de bonnes paroles
à nos écoles tous les jours ; ils dessinent à la craie devant les
bâtiments avec les slogans « nous sommes avec vous ». Les élèves et les
parents organisent presque tous les jours, et surtout les week-ends,
dans tout le pays des manifestations et des piquets de grève. Leurs
discours sont sages et pleins d’espoir - on entend dire qu’ils veulent
une école ouverte à l’opinion et aux personnes handicapées (les décrets
ministériels les ont expulsés malgré les manifestations de février).
L’ampleur et les différentes formes de soutien nous ont surpris, nous
les enseignants, habitués aux ressentiments, aux accusations et aux
humiliations, et cela nous motive. Aujourd’hui, nous sommes sûrs de nous
battre au nom des élèves et pour leur bien à long terme, même si les
examens de fin d’études sont en danger. De telles voix et attitudes
étouffent l’hystérie d’Internet et la propagande de la télévision
gouvernementale en Pologne.
Quelles sont les réactions et l’attitude de vos collègues ?
La grève a été longuement et légalement préparée, et l’insatisfaction
sociale face à la réforme destructrice d’il y a trois ans ne cessait de
croître. Dans de nombreuses écoles, seul un ou quelques membres
syndicaux travaillent, mais ils ont réussi à organiser des référendums
de grève à l’initiative des enseignants non-syndiqués. Le besoin d’une
grève était énorme.
Encore une fois, qu’un si grand nombre d’entre nous sommes en grève
est une surprise - dans mon école de 90 enseignants, seulement 3 ne font
pas grève pour diverses raisons. Nous ne les critiquons pas, nous
respectons les décisions de chacun. Après la grève, nous devrons aussi
travailler ensemble. Enfin, nous pouvons nous parler, apprendre à nous
connaître, être ensemble. Nous nous tenons au courant de la situation
dans d’autres écoles, nous organisons la garde de nos enfants. Des
préoccupations communes (lorsque le gouvernement ne veut pas négocier)
et des joies communes (lorsque les Polonais organisent une collecte pour
les enseignants les plus pauvres en grève) rassemblent les gens.
Nous ne sommes pas des optimistes naïfs, nous savons que le manque de
salaire pourrait finir par nous vaincre. Mais le mot « solidarité » au
XXIe siècle signifie encore quelque chose pour un moment (les employés
de l’administration scolaire, les secrétaires, les nettoyeurs, les
cuisiniers sont aussi en grève !). C’est une leçon précieuse pour nous.
Malgré l’incertitude et la peur, malgré le fait que le gouvernement nous
ignore et a habilement organisé les examens, nous ne perdons pas
espoir.
La semaine dernière les élèves du collège et cette semaine ceux de la primaire ont passé leurs examens de fin d’étude, très importants pour poursuivre leur scolarité. Mais avec la grève les examens risquaient de ne pas se dérouler normalement, voire d’être annulés ou reportés. Cependant le gouvernement a affirmé que tout s’était bien passé grâce à l’aide de « volontaires ». On sait que beaucoup de ces « volontaires » étaient des prêtres et de sœurs religieuses. Comment cela est-il possible ?
Il est vrai que le ministère de l’Éducation n’aurait pas sauvé ces
examens sans l’implication des prêtres, des religieuses et des
forestiers, des pompiers et des gardes de la ville. Nous avons été
choqués par la manipulation effrontée de la réglementation. Les parents
et les élèves aussi.
En Pologne, après la signature du concordat en 1993, les cours de
religion sont revenus dans les écoles. Elle est enseignée par des
prêtres, des moniales et des catéchistes. Actuellement, nous avons deux
leçons de religion par semaine, la même quantité de cours de biologie,
d’histoire ou de chimie à l’école primaire, par exemple.
Les évêques ont envoyé une lettre interdisant aux catéchistes de
faire grève (et ce sont généralement des enseignants), menaçant
d’enlever « la mission du travail à l’école ». Cependant, plusieurs
catéchistes n’ont pas écouté et nous sommes en grève ensemble.
Quelques jours après la grève, le ministère a rapidement publié une
ordonnance selon laquelle toute personne (pas seulement un enseignant
avec une spécialisation pédagogique spécifique) pouvait travailler dans
les comités d’examen. Les bureaux de tutelle ont envoyé des annonces aux
bureaux et aux paroisses, aux institutions, au sujet de la recherche de
bénévoles.
Cette grève a commencé avec des revendications salariales mais beaucoup de grévistes parlent de « la lutte pour la dignité » également. Qu’est-ce que cela veut dire ?
La profession enseignante, et nous en tant qu’individus, avons été
privés de notre dignité ces dernières années. Qu’est-ce que cela veut
dire ? La dignité contient une attitude de respect envers l’être humain
traité comme un sujet plutôt que comme un objet. Une attitude grâce à
laquelle je sais que je suis une personne précieuse, que je pense
quelque chose, que je suis nécessaire et importante pour quelqu’un.
Chaque jour, presque tout le monde dans mon travail me prive de cette
dignité.
Le gouvernement conservateur, xénophobe et anti-intelligent actuel
traite notre dignité par décisions et propagande successives. Les
mensonges éhontés sur nos revenus sont racontés par des ministres, des
journalistes et des trolls. Ignorant notre grève et la désinformation de
la société, prolongeant les pourparlers afin de rejeter les
propositions syndicales et répétant encore une fois : nous ne vous
donnerons pas d’augmentation, arrêtez la grève puis nous vous parlerons,
ajoutez des heures de travail, nous allons licencier un enseignant sur
quatre, etc.
Nous ne sommes pas pris au sérieux, nous sommes offensés. Pendant la
grève, nous luttons pour la dignité parce que nous avons le courage de
dire la vérité sur notre situation, nous avons le culot d’être cohérents
en disant non et nous nous battons en souriant. C’est notre dignité
retrouvée, celle d’être ensemble et de ne pas avoir honte quand je me
regarde sur la glace. La dignité retrouvée signifie le respect de soi
pour les décisions qui sont prises et le respect de nombreux parents,
élèves, dont nous ne connaissions pas l’existence auparavant.
En France les enseignants sont aussi en train de s’opposer à des réformes que met en place le gouvernement et à contester une situation très grave dans l’éducation nationale depuis des années, quels messages vous aimeriez leur adresser ?
Aujourd’hui, nous manquons cruellement de voix venant de l’extérieur
de la Pologne - nos chaînes de télévision et la presse sont manipulées
ou extrêmement bipolaires, il n’y a pas d’information objective et
équilibrée. Paradoxalement, nous nous sentons isolés, seuls ici en
Pologne. Pourriez-vous nous soutenir dans les médias, sur Internet (YT,
FB), si vous savez déjà quelque chose sur notre grève - des écoles
fermées dans tout le pays, des rues remplies de manifestants ?
En Pologne récemment, nous avons vu des femmes protester contre le
durcissement de la loi anti-avortement, il y a eu des manifestations
lorsque le gouvernement s’est emparé de la Cour constitutionnelle,
lorsqu’il a saisi les tribunaux indépendants et lorsque notre pays
ressemble de moins en moins à un État démocratique. Cette grève des
enseignants est soit la fin de la lutte des personnes qui pensent au
travail décent et au futur des jeunes, soit le commencement d’une série
de changements. Je vous demande les intellectuels et artistes,
célébrités, enseignants, parents de nous écrire ! Regardez nos
rassemblements et piquets de grève, écoutez nos chansons sur YouTube.
Nous savons déjà que les tentatives de déjouer le ministère
d’éducation ne suffisent pas, que les protestations individuelles ne
suffisent pas, alors apprenez de notre exemple. Cela vaut la peine de
prendre contact avec des enseignants d’autres pays !
Propos recueillis par Philippe Alcoy.
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