Visée
dans les documents de défense américains comme l'un des principaux
dangers pour la sécurité des Etats-Unis, présentée comme une
superpuissance par les médias dominants, la Russie de 2018 est-elle
devenue une puissance impérialiste de premier plan ? Ceci est loin
d'être une évidence, bien que les tensions géopolitiques actuelles
donnent à la Russie une place centrale à l'échelle internationale.
Une restauration capitaliste brutale et une Russie humiliée
La première décennie post-soviétique en Russie, sous la présidence
d’Eltsine, a été avant tout la source d’une grande précarisation des
classes populaires et ouvrières. En 1999, « le salaire réel représente 30% du niveau de 1991 »,
sans prendre en compte les salaires impayés, réglés partiellement, etc.
Les dépenses dans l’Education et la santé, pour la période 1990-95,
baissent respectivement de 40% et 30%. Autre chiffre parlant, si « 7% des Russes vivent en dessous du seuil de pauvreté »
en 1991, ce chiffre explose en 1992 (33,5%), avec une tendance à la
stagnation ou à une faible baisse durant toute la décennie 1990/2000, en
lien direct avec les privatisations accélérées. Dès 1992, 110 000
entreprises sur 205 000 sont privatisées1.
L’objectif de l’impérialisme et de la bureaucratie restaurationniste
était de rendre "irréversible" le processus de restauration capitaliste.
Il s’est agit d’une période d’humiliation pour la Russie en plein
déclin économique, dévastée par les privatisations mafieuses, les reculs
sociaux et culturels mais aussi en profonde perte d’influence
internationale par rapport à la période de la "Guerre Froide".
Le bonapartisme poutinien
La crise financière de 1998 marque un tournant décisif. Bien que la
résistance ouvrière n’ait nullement été à la hauteur de l’attaque
historique contre le prolétariat qu’a signifié la restauration
capitaliste, vers la fin des années 1990, les luttes ouvrières face à
cette vague brutale de restauration capitaliste sont nombreuses, en
dépit de la législation russe particulièrement féroce contre les grèves.
En 2000, Poutine est élu président. Avec son élection, arrive
l’avènement des cliques mafieuses à la tête de l’État, issues
directement de l’ex-bureaucratie stalinienne. C’est un secteur lié à
Poutine à travers le contrôle d’entreprises d’Etat mais qui dirige aussi
des entreprises privées. Pour tenir le pays d’une main de fer, Poutine
accentue le discours nationaliste et renforce les liens avec l’Eglise
orthodoxe d’une part, et avec les syndicats issus de l’ex-URSS d’autre
part, afin de canaliser les potentielles poussées ouvrières et empêcher
toute émergence alternative d’organisation ouvrière.
Cependant, le pouvoir de Poutine repose surtout sur un "pacte
social" : les citoyens russes échangent une grande partie de leurs
libertés politiques contre plus de dépenses sociales, une amélioration
de leurs conditions de vie et que la Russie regagne une place importante
sur l’arène internationale. Les masses font confiance à Poutine
personnellement mais sont très méfiantes des institutions d’Etat, des
dirigeants politiques et évidemment des oligarques. Cela crée la
contradiction que Poutine, tout en gouvernant pour ses capitalistes
amis, doit veiller à mettre des limites à la brutalité patronale et
parfois doit prendre position en faveur des ouvriers, pour éviter
d’affaiblir le pacte social. L’autre point faible de ce "pacte" c’est
l’économie elle-même. En cas de crise économique prolongée et
d’obligation d’imposer des mesures d’austérité, le "pacte" pourrait
également s’affaiblir, voire se rompre. Enfin, cette légitimité autour
de la figure de Poutine pose la question de la succession et les risques
sociaux et politiques qu’une éventuelle succession de Poutine
ouvrirait.
Une économie dépendante de l’exploitation des énergies fossiles
La restauration bourgeoise a eu des effets dévastateurs pour
l’économie russe. Dès 1992, la production industrielle a baissé de 18%.
Une tendance qui s’est aggravée les années suivantes (-14,1% en 93,
-20,9% en 94). En 1998, elle ne représentait plus que 49,5% de ce quelle
était en 19922. Au niveau de la production agricole, la chute est
légèrement moins forte, mais tout de même similaire. Une situation qui
fait qu’aujourd’hui, le gaz et le pétrole sont les deux fleurons de
l’économie russe, avec les conséquences que cela implique, notamment une
dépendance totale sur les fluctuations des marchés sur les énergies
fossiles.
La première conséquence notable est que, contrairement à ce
qu’espéraient l’ex-bureaucratie soviétique et les jeunes oligarques
aspirant à constituer la nouvelle bourgeoisie russe, cette dépendance
économique ne permet pas à la Russie de franchir un cap pour devenir une
puissance impérialiste à part entière. D’autre part, il est clair que
Poutine, pour maintenir un certain « prestige », s’appuie énormément sur
la puissance militaire russe héritée de l’URSS, qui garde des atouts
considérables, notamment au niveau de l’armement nucléaire.
Une puissance régionale avec influence internationale (limitée)
Contrairement à la propagande intéressée de certains médias
occidentaux, et aux affirmations de certains courants de la gauche
anticapitaliste, la Russie n’est pas une puissance impérialiste. Son
pouvoir militaire, sa politique étrangère relativement indépendante et
son droit de véto à l’ONU créent cette "illusion de super puissance".
Poutine tire profit de cette image également.
Cependant, en plus des faiblesses économiques déjà pointées, il
faudrait signaler que, à la différence de la Chine, la restauration en
Russie a signifié une énorme désindustrialisation accompagnée d’un grand
retard en termes de développement technologique. Et cela même pour
l’exploitation de sa principale ressource naturelle et économique, le
pétrole et le gaz.
En termes d’influence internationale, la Russie est obligée de se
limiter à conserver sa zone d’influence dans l’espace ex-soviétique. Sur
ce terrain, depuis 2014 la Russie a connu un recul majeur en perdant la
main sur une grande partie du territoire ukrainien, sous son influence
jusqu’alors, et s’est vue obligée d’annexer la Crimée (base militaire)
et de soutenir des "provinces rebelles" à l’Est de l’Ukraine. C’est
surtout ce revers stratégique, partiel mais très important, qui a poussé
Poutine à accentuer son intervention en Syrie : faire de la guerre
syrienne une monnaie d’échange pour négocier des concessions en Ukraine
avec les Occidentaux. Pour le moment, cette stratégie n’a pas vraiment
marché, même si Poutine a réussi à imposer un coup aux impérialistes,
notamment aux USA.
Ainsi, la Russie n’a pas de visées expansionnistes au Moyen Orient
mais cherche plutôt à regagner le terrain perdu ailleurs et aussi à
rompre l’isolement international dans lequel elle se trouve. De là, ses
tentatives de maintenir un certain équilibre des pouvoirs au Moyen
Orient, où Moscou reste incontournable, en refreinant les ambitions
iraniennes mais aussi turques.
Tensions avec Trump et situation mondiale
Dans le texte Tensions économiques et instabilité politique dans la situation mondiale, produit lors de la XI° Conférence de la Fraction Trotskyste Quatrième Internationale (FTQI), il est précisé que « la nouvelle stratégie de sécurité et de défense nationales [américaine] définit
comme axe central le conflit inter-puissances, mettant au second plan
la guerre contre le terrorisme. Selon ces documents, élaborés par l’aile
militaire du gouvernement, la principale menace pour la sécurité
nord-américaine sont la Chine et la Russie ».
Il est clair que les politiques protectionnistes et surtout les
offensives sur le terrain du maintien, voire d’accentuation, des
sanctions contre la Russie de Trump rend particulièrement vulnérable
Moscou. Chaque sanction des Etats-Unis, pouvant entraîner une chute du
cours du prix des matières premières, attise les tensions.
L’inconnu est de taille, puisque les Etats-Unis pointent eux-mêmes la
Russie comme principal danger après la Chine. Dès lors, il est clair
que tout événement géopolitique, même périphérique, allant dans le sens
d’un raidissement des rapports sur le plan économique pourrait être la
source d’un embrasement entre les USA et la Russie. En bref, si la
Russie est une puissance relativement secondaire sur le plan économique à
échelle mondiale, la perspective d’un conflit armé inter-puissances,
qui n’est plus à écarter selon les documents américains eux mêmes, lui
confère de fait un rôle central dans la situation géopolitique.
1. Jean-Jacques Marie, « La Russie sous Poutine »
2. Ideb
2. Ideb
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